Rien ne changera si les classes populaires et les classes intermédiaires ne refont pas union, estime François Ruffin, pour qui l’instrument de cette alliance passe par l’écologie et la justice sociale.
Journaliste engagé, et le revendiquant, François Ruffin est rédacteur en chef de Fakir et réalisateur de Merci Patron. Plus enclin à parler aux employés de supermarchés ou aux joueurs de football amateur qu’aux ministres ou aux patrons, il plaide pour un protectionnisme environnemental et social.
Reporterre - Comment analyses-tu la situation politique actuelle ?
François Ruffin - C’est un temps de régression. Il y a le chômage, des conditions de vie qui se dégradent, mais au-delà, il y a un sentiment d’impuissance collective, de résignation, et du coup d’auto paralysie.
Avec le Front de Gauche, on avait un lieu, imparfait, mais où on pouvait travailler les idées, autour de l’écosocialisme ou du protectionnisme notamment. Cela constituait une force politique qui pouvait recueillir une forme de colère sociale et cela, c’était vachement intéressant.
Mais désormais, il y a une sorte de suicide du Front de Gauche. Et on en est à espérer un réveil de la société civile sans parti. Mais à un moment, il faut trouver une traduction politique au mouvement social, que la colère sociale trouve un mode d’expression politique. En Picardie, où je vis, les élections régionales ont signé la faillite des partis de gauche, avec les Verts, le PG, le PC, qui sont incapables de s’unir, alors que Marie Le Pen a près de 43 %.
Cela veut-il dire qu’aujourd’hui le FN récolte les votes de cette colère sociale ?
J’en suis convaincu depuis des années. Je n’ai jamais été dans le discours du « Le premier vote, c’est l’abstention », qui revient à négliger ou minimiser le vote Front National, en particulier dans les classes populaires. Le sondage de l’Ifop aux élections de décembre indique que 51 % des ouvriers qui ont été aux urnes ont voté le Front National.
Quand nous, au journal Fakir, on se prétend populiste, on ne peut pas passer à côté de ça.
Populiste, c’est-à-dire ?
La définition du dictionnaire Robert dit : « Mouvement littéraire s’appliquant à décrire de façon réaliste la vie des gens du peuple ». Et les journalistes, au lieu d’utiliser le mot populisme comme une injure, devraient être fiers d’être populistes, en disant qu’une de nos fonctions est de refléter avec réalisme la vie des gens du peuple. Si je ne fais pas l’effort, chaque fois que c’est possible, d’aller vers les classes populaires, qui travaillent dans les supermarchés, dans les centres logistiques, dans les zones industrielles, je vais refléter la conception de ma classe, qui est la petite bourgeoisie intellectuelle.
L’échec de la gauche tient-il à ce qu’elle n’est plus populiste ?
On observe ce que Emmanuel Todd appelle « le divorce de deux corps sociologiques de la gauche », ce que j’appelle une « disjonction de classes ». Depuis 30 ou 40 ans, les ouvriers et les professeurs, les classes populaires et la petite bourgeoisie intellectuelle ont eu des destins qui se sont séparés. D’abord sur le plan social. Le chômage des professions intermédiaires reste aux alentours de 5 %. Le chômage des ouvriers non qualifiés dépasse les 20 %. La mondialisation, qui est LE grand phénomène économique des dernières décennies, est entrée droit dans la gueule des classes populaires, alors qu’elle a plus ou moins épargné les professions intermédiaires. Il y a donc eu deux rapports différents à la mondialisation et cela se voit au niveau de revenus ou à celui des lieux de résidence. Ces destins ont fini par se séparer aussi sur le plan politique. Lors du traité constitutionnel européen, en 2005, 80 % des ouvriers, 71 % des chômeurs et 67 % des employés ont voté Non. à l’inverse, 56 % des cadres et 54 % des profs ont voté Oui. Pourquoi ? Parce que la mondialisation ne les a pas heurtés de la même manière. 1789, 1936, mai 68, mai 81, tous les temps où la gauche gagne, ce sont des temps où il y a une réunion de ces classes-là, où les classes populaires et les petits bourgeois intellectuels proposent quelque chose en commun.
Comment opérer la « re-jonction » ?
Les professions intermédiaires ne vont plus être aussi épargnés par la mondialisation. Et je pense qu’il faut travailler sur le terrain culturel, en disant aux classes intermédiaires, « Voilà ce que l’oligarchie a fait ». Lénine disait : « Une situation pré révolutionnaire éclate lorsque ceux d’en haut ne peuvent plus, ceux d’en bas ne veulent plus et que ceux du milieu basculent avec ceux d’en bas ». Ce que je souhaiterais maintenant, c’est l’émergence d’un mouvement populiste de gauche.
Qu’appelles-tu la gauche ?
Celles et ceux qui placent la notion d’égalité comme une valeur centrale. Aujourd’hui, il y a un mouvement populiste de droite, qui fonctionne très bien. Il faut ouvrir la voie à un mouvement populiste de gauche. Ce qui se passe avec la loi sur le travail va-t-il provoquer une poussée et faire émerger une nouvelle figure ? Cela bouge partout, de Podemos en Espagne à Siriza en Grèce, au parti travailliste en Angleterre ou aux Etats-Unis avec l’émergence de Bernie Sanders. On est revenu à un espèce de no man’s land. Il y a des trucs qui germent.
Comment faire ?
Je me demande juste où est le déclic. Aujourd’hui, je cherche moins l’horizon que comment on met le moteur en marche. Un moteur se met en marche quand on mélange des ingrédients différents. C’est pour cela que la jonction de classe est une nécessité. Le rapprochement rouge-vert c’est une nécessité. Et puis, une fois que le moteur est en marche, une fois qu’on a fait un pas, on a un appétit pour en faire un nouveau.
Comment insères-tu l’écologie dans le tableau ?
Je suis un gros contestataire de la croissance. Le modèle économique est à revoir de A à Z. Il faut que le mouvement ouvrier devienne décroissant. C’est une longue bataille. Mais il peut y avoir une audience de ce discours. En gros, la petite bourgeoisie est plus attachée à la question écologique et la classe populaire est plus attachée à la question sociale. Il faut trouver les moyens de lier les deux.
Une alliance s’est faite entre les écolos et une partie des paysans, contre l’industrialisation. Qu’est-ce qui pourrait faire que cela se fasse avec la classe ouvrière ?
A la fin du conflit sur les Goodyear, on a sorti un trac en disant qu’au fond les Goodyear menaient une lutte écolo. Quand les gens me disaient, « c’est bien, parce qu’on va consommer moins de pneus », c’était peut-être vrai. Sauf qu’il se produisait une délocalisation et que les pneus, on allait en produire autant, ailleurs. Le truc des Goodyear aurait pu être de dire : il y a besoin de moins d’heures pour produire des pneus, il faut moins de pneus, et plutôt que d’aller les produire ailleurs, terminons-en avec le travail de nuit. Le travail de nuit est terrible pour la santé, c’est un facteur cancérigène important. Cela peut être un discours écolo en fin de compte : décroissance du temps de travail et décroissance de la production/consommation. Le fait de tenir ce discours l’aurait rendu audible par d’autres parties de la population.
N’y a-t-il pas un problème autour du mot « écologie » ?
Quand on voit le mal que fait un gouvernement de gauche au mot « gauche », les écologistes de parti ont fait le même mal au mot « écologie ». Quand, à Amiens, Barbara Pompili se sert des électeurs comme d’un piédestal pour des ambitions mesquines…Ce comportement-là, les querelles internes, ça discrédite l’écologie.
Mais à Amiens, il y a aussi des conseillers régionaux écologiques efficaces,
Novissen et la lutte autour des Mille vaches.
A Notre Dame des Landes, il y a 1 % de mobilisés contre le projet, 1 % de mobilisés pour – c’est l’oligarchie locale – et puis une masse d’indifférents. Les Mille vaches, c’est pareil : il y a une association mobilisée contre, le préfet et Ramery pour, et au milieu, ça prend pas.
Cela n’est-il pas dû au fait que cette indifférence est entretenue et cultivée par des grands médias, qui pèsent bien plus que Fakir ou Reporterre ?
Bien sûr, mais c’est aussi le symptôme d’autre chose, du manque d’ancrage de ces mouvements. Dans les années 70, le Parti communiste faisait un travail politique dans d’autres choses que des réunions politiques « chiantes ». Il organisait le concours de pêche à Abbeville, et c’est par le concours de pêche qu’on faisait de la politique. C’est par la buvette au stade de football que se fait la politique. Je joue au foot tous les dimanches, et les vestiaires, c’est un lieu où on prend une température du pays. Il n’y en a pas tant que çà, des moments où on peut prendre une espèce de pouls du peuple. Et il y a des moments où tu peux faire passer des trucs. Il faut reprendre racine. Quant aux médias, on est condamné à les avoir contre nous, on peut les dénoncer mais il faut faire avec.
Dans le film « Merci patron », il y a ce passage drôle où l’émissaire de Bernard Arnault explique que sa plus grande crainte, ce sont les « minorités agissantes ».
Il dit : « Ce sont les minorités agissantes qui font tout ». Mais il ne faudrait pas que cela devienne un encouragement pour les minorités à être encore plus minoritaires et plus agissantes dans une sorte d’activisme avide. Il peut y avoir une tentation de ça, du snobisme, dans la gauche, les mouvements verts. On est dans un entre-soi, on est l’avant-garde. Lénine disait « Un pas en avant, mais pas deux ». Les minorités agissantes peuvent beaucoup. Mais à condition de trouver le chemin des masses, du peuple, tu appelles ça comme tu veux. Si c’est une locomotive seule qui ne tire aucun wagon, ce n’est pas intéressant ; il faut trouver le moyen de raccrocher les wagons. Des minorités agissantes, il y en a plein : des groupes sur la COP 21, sur la financiarisation, ATTAC qui vole des chaises, la brigade d’activisme des clowns, etc. Mais il ne faut pas oublier les syndicats et les partis. Il faut même commencer par là. C’est très sympa, les clowns. Mais malgré toutes les imperfections de la CGT et de Force Ouvrière, il faut s’appuyer sur ces forces.
« Classe » et « peuple », ça se recoupe ?
Non, pas forcément. Le mouvement ouvrier est ce qu’il y a pu avoir de plus structuré en termes de parti et en force syndicale, et ça, c’est encore le seul truc qui nous reste, c’est pour cela qu’il ne faut pas le négliger. Il y a quand même environ 700 000 adhérents à la CGT, ce n’est pas négligeable. Certes, la branche ouvrière n’est pas massive, il y a un paquet de fonctionnaires. Mais en même temps, c’est ce qu’il reste. 700 000, ce n’est pas si mal que ça, dans notre pays. C’est tous les partis de gauche réunis, et sans doute tous les abonnés aux médias dissidents. La CGT est une organisation compliquée, mais les conflits et les discussions qui la traversent sont très importants pour ensuite apporter du mouvement social.
Tu sembles plus croire aux syndicats qu’aux partis.
Les partis politiques se sont suicidés, ils continuent à vivre comme un soleil éteint dont on continue à percevoir la lumière, mais il faudrait que tous les partis disparaissent. Et que sur ce vide puisse renaître quelque chose.
A la nuance près que les partis conservent le contrôle de l’appareil d’Etat.
Les partis dont je parle n’en contrôlent pas grand-chose. Mais ils ont tout intérêt à continuer à exister, parce qu’ils ont des subventions, un appareil à faire tourner. Mais vu notre situation, il vaudrait mieux que tout cela disparaisse pour qu’on puisse faire renaître du nouveau. Il faut faire disparaître le Front de Gauche et le parti écologiste. On arrête et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? Je ne souhaiterais pas du tout ça pour les syndicats, en revanche.
Les migrations agitent la société française et européenne. Comment abordes-tu la question ?
Je suis pour la régulation des flux migratoires. D’abord, il faut poser la question de la politique étrangère de la France. Quand on voit le nombre de conflits dans lequel on va mettre nos pieds, qui sont sous-tendus par des intérêts. Les conflits en Afrique sont centrés sur Areva. Je suis plutôt favorable à la non-ingérence. Mais cela devient une question de politique intérieure. Je suis pour la régulation, du capital, des marchandises et aussi des travailleurs, des réfugiés. Cela ne veut pas dire la fermeture des frontières, mais une régulation.
Cela veut dire quoi, la régulation ? Pas plus de tant de personnes ?
Oui, éventuellement.
Que serait une réponse de gauche à la question du flux migratoire ?
D’être favorable à une régulation des flux de marchandises et de capitaux, de manière à ce que l’usine ne puisse pas se barrer et que tous les travailleurs ne soient pas sous la menace… Il faut commencer par la régulation des marchandises, c’est évident. Il faut des frontières, et tout le raisonnement alambiqué de la gauche sur cette question nous plonge dans l’inaction.
C’est le protectionnisme ?
Oui. Vous imaginez un grand plan de licenciement des journalistes français pour les remplacer par des journalistes roumains ? En un mois, il y aurait des lois votées à l’Assemblée nationale contre cela ! Eh bien, cela fait quarante ans que la même chose se produit pour les ouvriers et il n’y a pas eu un seul débat sur ce sujet à l’Assemblée///
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