Dans la profession, les salariés de Lagardère Active, filiale médias du groupe Lagardère, n’ont pas la réputation d’être des rouges. Dans un élan quasi unanime, ils ont pourtant entamé jeudi une grève qui devrait empêcher la parution de certains titres ce week-end - le JDD ne paraîtra pas ce dimanche. La raison de leur courroux ? L’annonce par la direction d’un plan de 220 départs volontaires au sein de la branche presse de l’entreprise. Les rédactions de Paris Match, Elle, Télé 7 Jours et du Journal du dimanche seraient particulièrement touchées. Le cas de l’hebdomadaire dominical est éloquent : il pourrait perdre près d’un tiers de ses effectifs, diminués de 16 postes.
En interne, l’ampleur du traitement de choc, qui était redouté, étonne. «Les salariés qui vont rester sont inquiets. Ils se demandent comment ils vont pouvoir continuer à faire des journaux à si peu», explique Mariana Sanchez, déléguée SNJ-CGT. L’intersyndicale exige le «gel» du plan. Du côté de la direction, on affirme vouloir «s’adapter à la nouvelle économie de la presse», dont la diffusion et le chiffre d’affaires publicitaire baissent structurellement. Il faudra faire autant avec moins de monde. «Nous ne sommes pas encore en phase avec le marché, qui va continuer à décroître», ajoute-t-on à Lagardère Active. Le patron de la branche, Denis Olivennes, a promis qu’il n’y aurait pas de licenciement. Le chiffre de 220 départs est un objectif visant à aboutir à une «organisation cible», selon la direction. Il pourrait évoluer en fonction du nombre réel de volontaires.
Ces précautions n’ont visiblement pas apaisé la colère qui gronde. «Les syndicats, qui voulaient négocier, sont totalement débordés par une base très remontée», raconte un journaliste. La pilule passe d’autant plus mal que des titres comme Paris Match, Elle ou Télé 7 Jours gagnent de l’argent. Ces magazines, parmi les plus puissants de la presse française, se vendent encore très bien. Paris Match et Elle sont diffusés respectivement à 555 000 et 330 000 exemplaires par semaine.
Ce nouveau plan de départs s’inscrit dans un programme d’économies global de 50 millions d’euros. C’est le quatrième du genre en moins de dix ans pour un groupe qui s’est habitué à vivre une réduction des coûts permanente. «On serre les boulons partout», admet une source au sein de la direction. La filiale est ainsi passée de 4 300 à 3 500 salariés depuis la fin 2012.
Officiellement, ce serrage de vis répond à une stratégie de recentrage vers l’audiovisuel, un secteur bien plus florissant à l’époque du tout-écran et de la fiction reine. Editrice de la chaîne Gulli, l’entreprise ne jure plus que par la production, dont elle est déjà une grosse actrice en France, avec Lagardère Studios (C dans l’air, Joséphine Ange gardien, Borgia…). Elle tente de développer ce métier à l’étranger. L’an dernier, elle a racheté Boomerang, une boîte de production espagnole. Une première étape, d’après ses dirigeants. Cette politique se fait au détriment de la presse, activité historique du groupe qui ne représente plus que 41 % du chiffre d’affaires de sa branche médias. Soit une paille de moins de 400 millions d’euros, contre 2 milliards d’euros quand Arnaud Lagardère a repris, en 2003, l’empire bâti par son père, Jean-Luc, et par Daniel Filipacchi, qui était à l’époque le premier éditeur mondial de magazines. A l’évidence, l’héritier ne croit pas que ce marché ait un avenir, et la tendance générale n’a pas vraiment de quoi lui donner tort. Alors, il liquide.
Ces dix dernières années, il a commencé par céder ses titres régionaux, en 2007, puis ses 102 éditions internationales, en 2011, et enfin une dizaine de magazines, en 2014. Récemment, il a cherché à se séparer de Télé 7 Jours, France Dimanche et Ici Paris - sans succès. Mais «il ne vendra pas le périmètre sacré composé de Paris Match, Elle et le Journal du dimanche», assure un proche. Ces marques seraient pleines de potentiel. Dans le groupe, personne ne croit à cette promesse. «Il se désengage de la presse», résume Mariana Sanchez, déléguée SNJ-CGT. Les suppressions de postes annoncées ne disent pas vraiment la volonté de développer les titres. Au contraire. «Bien sûr qu’il va les vendre,réagit un ancien cadre de la maison. Il avait aussi promis de ne pas céder les éditions internationales.» Arnaud Lagardère est encouragé dans cette voie par les résultats financiers. Contrairement à ce que pourrait laisser croire ce plan de départs volontaires, ils sont bons. Porté par l’audiovisuel, le chiffre d’affaires de Lagardère Active a augmenté en 2015, pour terminer à 962 millions d’euros. La rentabilité opérationnelle a, elle aussi, progressé, pour s’établir à 8,2 % des revenus (soit 79 millions d’euros). Oui, la filiale est rentable. Au fil des plans économiques et des cessions de journaux, la marge a quasiment doublé depuis qu’elle était tombée à 4,6 % en 2010.
Du haut de ses 7 milliards d’euros de chiffre d’affaires, le groupe Lagardère, également présent dans l’édition, la distribution et le sport, a largement de quoi supporter la décroissance de ses magazines. Mais «les dirigeants sont obsédés par la rentabilité», explique un ex-cadre du groupe, qui a dû composer avec cette injonction permanente de faire remonter du cash. D’où cet énième plan d’économies, pensé pour maintenir le niveau de marge, au risque d’affaiblir des titres encore puissants. «Arnaud Lagardère se fout complètement de la presse», ajoute un ancien responsable de Lagardère Active. A les écouter, la logique comptable a supplanté depuis longtemps la stratégie industrielle dans l’esprit du PDG.
Cette tentation de faire cracher la bête s’explique par la situation financière personnelle d’Arnaud Lagardère. Entre 2005 et 2007, il a beaucoup investi pour asseoir son contrôle sur le groupe, passant de 5 % à 10 % du capital. La dette de sa société personnelle, Lagardère Capital & Management, a explosé en conséquence, jusqu’à atteindre 435 millions d’euros fin 2009, dernier chiffre officiel connu. Même si elle a beaucoup diminué depuis, au gré des cessions d’actifs et d’actions, «Arnaud n’a pas vraiment le choix, il est dans une logique infernale, il doit vendre pour se rembourser», explique l’ancien responsable. Et serrer les coûts pour augmenter la profitabilité du groupe. Deux impératifs qui permettent ensuite de verser de généreux dividendes aux actionnaires, dont Arnaud Lagardère lui-même.
Plus de 3,2 milliards d’euros ont ainsi été versés en rémunération du capital ces sept dernières années. La somme est énorme au regard de la rentabilité opérationnelle du groupe (378 millions d’euros en 2015) et de son niveau de performance. Malgré les difficultés et les plans d’économie successifs de la branche médias, le dividende ordinaire, à 1,30 euro par action, n’a pas varié depuis 2008. Une constance parfaitement assumée au sommet du groupe. Dans un bel euphémisme financier, Arnaud Lagardère parle de son titre en Bourse comme d’une«valeur de rendement». «Le dividende est proposé à l’assemblée générale des actionnaires et soumis à leur vote», rappelle de son côté la hiérarchie du groupe. Façon de dire qu’il est tout à fait transparent.
Les investisseurs ont beau être choyés, ils commencent à se demander où va le groupe. Le 9 mars, jour de la publication des résultats 2015, Lagardère a fait une chute monumentale de 13 % en Bourse. Comme si les marchés s’inquiétaient d’être trop généreusement rétribués. Un comble.
Source : http://www.liberation.fr