Les manifestants encerclés Bd St-Germain ont regagné, en manif, la place de la République, escortés par la police
06/04/2016 | 11h23
Certains participants de la “Nuit debout”, de plus en plus massive à Paris, se sont rendus au commissariat du 5e arrondissement dans la nuit du 5 au 6 avril pour réclamer la libération de leurs camarades gardés à vue. Récit d’une nuit mouvementée.
“Il va y avoir de la casse, c’est sûr”. Stéphane, un badaud qui passe par la place de la République ce 5 avril vers 22h, sourit en lâchant cette phrase avant de s’engouffrer dans le métro. Surpris par le rassemblement de plusieurs milliers de personnes qui avait lieu à cette heure tardive dans une ambiance festive en plein centre de Paris, il s’est fait expliquer le concept de “Nuit debout” par un participant.
Depuis le 31 mars, après la manifestation contre la “loi travail”, des citoyens ont décidé de ne pas rentrer chez eux et d’occuper cet espace public pour faire converger les luttes, faire de la politique autrement – à la manière des “Indignés” en Espagne -, et manifester leur ras le bol du monde tel qu’il va. “C’est bien, ça montre qu’ils sont allés trop loin, et qu’il y en a qui ne sont pas prêts à accepter ça”, se fend tout de même le passager clandestin avant de disparaître sous terre. Quelques heures plus tard, au milieu de la nuit, des tensions avec la police ont confirmé sa première intuition.
A 18h30, tout avait pourtant commencé dans la même ambiance bon enfant que les soirées précédentes, à ceci près que la “Nuit debout” avait déjà changé de dimension. A peine la sono branchée, des milliers de personnes assises et debout lui font déjà face pour assister à l’Assemblée générale (AG) sous les derniers rayons de soleil. La journée a été marquée par la manifestation des lycéens et étudiants contre la loi El Khomri, au cours de laquelle 170 interpellations ont eu lieu. Le premier débat porte d’ailleurs sur ce sujet : faut-il décaler l’AG pour aller soutenir les personnes arrêtées et exiger leur libération ?
Débat sur le sujet : faut-il décaler l'AG pour aller soutenir les lycéens arrêtés cette après-midi ? #NuitDebout
“Inscrire à notre agenda prioritaire les revendications des plus faibles d’entres nous”
Pendant toute la durée des débats, les prises de parole s’enchaînent selon un rite démocratique bien huilé : les interventions ne doivent pas excéder 3 minutes, obéissent à une alternance homme-femme, le tour de parole est soigneusement annoté, tandis que l’assistance peut exprimer son assentiment ou son désaccord par des gestes de mains empruntés aux indignés.
Une salve d’interventions est d’abord consacrée à la situation des réfugiés, dont plusieurs prennent la parole. La convergence des luttes est l’un des objectifs affichés de la Nuit debout – le collectif qui en est à l’origine porte d’ailleurs ce nom. “Il faut inscrire à notre agenda prioritaire les revendications des plus faibles d’entres nous”, clame un soutien des migrants tandis qu’un autre rappelle que “la France n’a toujours pas accueilli son quota de réfugiés, contrairement à l’Allemagne”. Une commission “sérénité” a été mise en place pour organiser le soutien aux réfugiés, et assurer une présence à leurs côtés la nuit pour éviter qu’ils ne soient embarqués par la police. Finalement, l’AG vote unanimement pour condamner les violences policières et pour la régularisation de tous les sans-papiers.
Vote massif pour condamner les violences policières et pour la régularisation de tous les sans-papiers #NuitDebout
Des “points info” réguliers entrecoupent les interventions pour informer en direct l’assemblée sur la situation des lycéens interpellés. Des soutiens se sont rendus sur place, aux commissariats concernés, pour exiger leur libération.
“Nous devons devenir des multitudes”
La question de l’occupation permanente de la place de la République émerge dans le débat, alors que l’autorisation officielle pour les prochains jours n’est valable que de 17h à minuit. Faut-il voter l’occupation permanente ? Certains estiment que ce serait “se tirer une balle dans le pied”, car une majorité de personnes peut y être favorable sans pour autant se mobiliser. “On ne peut pas tous venir tout le temps mais on peut tous venir un peu, et à ce que je sache les CRS sont moins nombreux que les Parisiens!”, lance une intervenante. Le matin même, une poignée d’occupants et leurs abris de fortune avaient été évacués par la police et des engins municipaux. Dans une intervention pleine d’emphase par une personne “prenant la parole pour la première fois en AG”, un homme appelle le mouvement à “devenir des multitudes” et à “remplir les places”.
"Nous devons devenir des multitudes, remplir les places. La #NuitDebout c'est désormais tous les jours!"
L’expression n’est sûrement pas étrangère au concept de “multitude” forgé par le philosophe révolutionnaire Toni Negri dans son livre co-écrit avec Michael Hardt, Multitude, dans lequel il écrit notamment :
“Le projet de la multitude n’exprime pas seulement le désir d’un monde d’égalité et de liberté, il ne revendique pas seulement une société démocratique globale, ouverte et inclusive : il se donne les moyens de réaliser ce désir.”
François Ruffin appelle à “sortir de l’entre-soi”
Quelques minutes plus tard, François Ruffin, rédacteur en chef de Fakir et réalisateur du film Merci patron! – qui a participé au déclenchement du mouvement -, intervient avec Françoise Davisse, réalisatrice de Comme des lions, un documentaire sur la lutte des ouvriers en grève de PSA-Aulnay. François Ruffin, comme certains de ses prédécesseurs qui ont suggéré l’idée de décentraliser la Nuit debout en banlieue dans les prochains jours, insiste sur la nécessité d’ouvrir le mouvement à toutes les classes sociales et aux personnes non engagées politiquement : “L’enjeu pour moi c’est que le mouvement sorte de l’entre-soi, que ce soit comme un cœur qui innerve toute la ville”.
F. Ruffin: "L'enjeu pour moi c'est que #NuitDebout sorte de l'entre-soi. Que ce soit cô un <3 qui innerve la ville"
De fait, au cours de la soirée, des centaines de personnes se sont rendues au commissariat du Ve arrondissement de Paris, où étaient détenus 11 lycéens. Plus tôt, des lycéens ont rapporté devant l’AG avoir obtenu la libération de certains d’entre eux en bloquant la circulation devant le commissariat. Des consignes juridiques leur sont données en cas d’arrestation, comme par anticipation des débordements qui pourraient avoir lieu.
Des dizaines de personnes partent au commissariat aux cris de "On va libérer nos camarades!" #NuitDebout
Des barricades en plein Quartier latin
Des craintes justifiées. Tard dans la soirée, des barricades ont été érigées sur le Boulevard Saint-Germain devant le commissariat du Ve arrondissement, en plein Quartier latin.
La nuit des barricades? Eh bah vous l'aurez! @nuitdebout @RevPermanente @RMCinfo
Les CRS sont intervenus pour les évacuer, donnant lieu à des courses-poursuites dans les rues. Une vingtaine de manifestants a été encerclée par les policiers, donnant lieu à une scène pour le moins cocasse, comme le relate Arnaud Contreras sur Twitter :
Encerclés, ils décident de faire une AG #NuitDebout
Entre 3h et 4h du matin, les manifestants ont finalement décidé de revenir place de la République, à l’issue d’une négociation avec la police.
Le Quartier latin n’avait plus été hérissé de barricades depuis…Mai 68 ?
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