Astrid Barthélémy, rencontrée sur Twitter, a du mal à consulter ses messages. « J’ai cassé l’écran de mon smartphone, un Samsung quasi neuf, et j’ai dû emprunter un téléphone un peu bas de gamme en attendant », explique la jeune femme. Connectée en permanence aux réseaux sociaux ou à Internet, comme beaucoup d’autres jeunes de sa génération, Astrid se trouve un peu diminuée sans son appareil de prédilection. Constatant que la réparation de son écran était trop coûteuse et compliquée, elle ne s’est pourtant pas ruée sur un nouveau smartphone standard, l’attitude type de milliers d’autres consommateurs. « J’ai remis en question la façon dont on nous propose systématiquement des appareils à usage unique. Le reconditionnement ne m’attirait pas non plus. J’avais entendu parler du bloc-phone il y a quelques temps, un téléphone dont les éléments étaient facilement remplaçables. C’était malheureusement resté à l’état de projet. En cherchant davantage, j’ai découvert le FairPhone 2 ».
Astrid a ainsi précommandé son FairPhone 2 (fair signifie « juste » en anglais), à coque bleue translucide, qui doit lui être livré fin février. L’appareil est entièrement modulable, fabriqué par la start-up éponyme basée au Pays-Bas, qui ambitionne de proposer des téléphones les plus « éthiques » possible. « Je me suis intéressée au juste prix du téléphone, comprendre ce que je payais, les conditions de sa fabrication. La démarche de cette entreprise m’a séduite. » Elle a désormais rejoint la communauté des quelque 9 0000 « #WeAreFairphone ».
Fondée en 2013, la société a été lancée suite à une campagne de sensibilisation en 2010 qui s’interrogeait sur la possibilité de fabriquer un produit technologique haut de gamme en s’appuyant sur une fabrication moins nocive pour l’environnement et les conditions de travail. « En 2011, nous avons d’abord étudié les modes de production, particulièrement en Chine et au Congo, en nous appuyant sur des ONG locales pour aller à la rencontre des différents acteurs du système », se souvient Bibi Bleekemolen, responsable du développement durable chez FairPhone.
Courant 2013, après avoir identifié et choisi sur le marché des fournisseurs dont les pratiques semblent les plus respectables – d’un point de vue social –, l’entreprise lance son FairPhone 1. « L’idée n’était pas de dire : “on fabrique un téléphone aux Pays-Bas” », décrétait récemment dans un reportage diffusé sur Arte le fondateur et directeur Bas Van Abel, « mais nous essayons de concevoir un produit dans les meilleures conditions possible pour une utilisation intelligente ». La start-up, conforme aux convictions de ses créateurs, se veut entièrement transparente sur la fabrication de ses téléphones ainsi que sur son fonctionnement interne, ses dépenses, ses investissements ou ses marges. Le détail du coût du téléphone est accessible en ligne de même que les noms des partenaires et distributeurs.
Par ses matériaux, la fabrication du « Fairphone » ne diffère pas des autres smartphones : elle nécessite les mêmes terres rares et minerais indispensables, la même main-d’œuvre. Mais la marque refuse de s’approvisionner dans les mines africaines qui alimentent les conflits armés, et cherchent celles qui, si possible, n’exploitent pas les populations dans les conditions les plus terribles – comme l’a rappelé encore récemment un rapport [1] d’Amnesty International sur l’extraction de cobalt (lire aussi notre article « Le cobalt des smartphones et voitures électriques extrait par des enfants »). Elle tente aussi de travailler avec des entreprises chinoises dont les pratiques sociales sont plébiscitées par les employés.
Début 2016, FairPhone a d’ailleurs rejoint « une chaîne d’approvisionnement pilote » pour l’extraction de l’or dans des conditions sociales et environnementales acceptables, avec le soutien du label de commerce équitable Max Havelaar. L’or « certifié » Fairtrade provient d’une mine péruvienne. « Minera Sotrami est une petite entreprise minière, qui compte 164 actionnaires et emploie 260 mineurs ainsi que 5 ingénieurs qui gèrent la mine et toutes les étapes de transformation du minerai. L’or extrait sur ce site répond à la norme Fairtrade pour l’or et les métaux précieux », communique l’entreprise.
La marque développe également des programmes éducatifs au Ghana avec son partenaire néerlandais, l’organisation non gouvernementale Closing the Loop, afin de sensibiliser les populations aux dangers liés à l’extraction ainsi qu’au recyclage de matériaux électroniques. Elle essaie de mettre en œuvre des campagnes similaires en Ouganda et au Cameroun. « L’industrie du recyclage est loin d’être propre. Nos téléphones ne sont pas issus du recyclage, mais nous voulons nous impliquer dans cette filière pour l’améliorer, la rendre plus transparente et plus profitable, cela fait partie de nos valeurs clés », souligne Bibi Bleekemolen.
Ces initiatives ont valu à la start-up la remise du prix « Momentum for Change des Nations Unies » à l’occasion de la Conférence des Nations Unies sur les changements climatiques, à Paris (COP21). « Contrairement à d’autres, nous voulons avoir la main sur toute la chaîne de production, et pas uniquement sur les principaux fournisseurs. Nos partenaires, des ONG locales comme le réseau TAOS en Chine, qui effectue des audits réguliers et une veille permanente sur les conditions de travail dans les entreprises chinoises, nous assurent que les démarches sont respectées à tous les niveaux. Mais il reste encore beaucoup de chemin à parcourir », reconnaît Bibi Bleekemolen. Pour l’instant seuls quelques minerais sont issus d’un commerce réellement traçable, tant les intermédiaires sont nombreux dans ces filières. L’entreprise a ainsi « adhéré au Conflict-Free Tin Initiative, qui trace la provenance de l’étain, au programme Solutions for Hope pour le tantale, et cherche actuellement des partenaires au Rwanda pour une extraction de tungstène [2] ne provenant pas de zones de conflits », peut-on lire sur le site de Fairephone.
Quant à des ressources minières « durables », Judith Pigneur, Christophe Alliot et Sylvain Ly, n’y croient pas vraiment. Ces trois analystes du bureau d’étude et d’information Le Basic, spécialisé sur les impacts sociaux et environnementaux des différentes filières de consommation courante, demeurent sceptiques. « Il faut faire attention aux mots que l’on emploie quand on parle de commerce équitable et de filières durables. Nous ne sommes pas certains que le FairPhone puisse répondre à toutes les conditions nécessaires pour entrer dans la catégorie commerce équitable et durable, comme peut l’être aujourd’hui le café », nuance Sylvain Ly. « Annoncer de l’extraction d’or équitable contribuant au développement durable n’est pas très réaliste, par définition, tout ce qui relève de l’extraction minière n’est pas durable, car la Terre a des ressources, certes, mais limitées », assène Judith Prieur.
« La fabrication de téléphones décomposables en blocs permet de produire moins de déchets, car on n’est pas obligé de tout jeter à la fin de vie de chaque élément. Mais si l’on voulait un smartphone réellement propre, idéalement, il faudrait pouvoir recycler ces blocs et leurs composants », poursuit cette doctorante de l’école Centrale-Supélec. Ce qui est loin d’être le cas. Si les métaux sont, en théorie, facilement réutilisables, leur éparpillement à des doses microscopiques dans chaque smartphone rend leur recyclage fastidieux (lire aussi notre enquête : « Quand le monde manquera de métaux). « Moins de 1% des terres rares est recyclé, fait valoir Judith Prieur. Il existe actuellement un frein industriel – la filière de recyclage n’existe pas, et est coûteuse à mettre en place – et économique, le prix des matières premières minérales étant actuellement bas. C’est un secteur avec très peu d’alternatives [3] ».
Acquérir un Fairphone serait donc vain ? « La démarche est louable et nécessaire, car elle cherche à sensibiliser le consommateur à ces phénomènes. Elle s’inscrit à contre-courant des tendances actuelles, en assumant les enjeux sociétaux liés aux filières d’approvisionnement. Et tente d’y répondre en proposant un produit réparable alors que nous sommes dans le « tout-jetable » depuis des décennies, » souligne Sylvain Ly. « La question est de savoir si l’objet smartphone lui-même est compatible avec les impacts sociaux et environnementaux qu’il génère. Et surtout si le consommateur sera suffisamment sensible pour adhérer aux alternatives dont le FairPhone est le fer de lance. Tant que les prouesses techniques et le confort du consommateur priment, je ne pense pas que nous verrons une réelle mobilisation des acheteurs », déplore-t-il.
Ce qui s’est produit dans le secteur textile depuis trois décennies incite à ne pas se réjouir trop vite. Les beaux discours et engagements des industriels sur leurs responsabilités sociales n’a pas empêché la catastrophe du Rana Plaza, qui a tué plus d’un millier d’ouvriers il y a trois ans au Bangladesh : « Les industries disent avoir amélioré leurs modèles en travaillant leur responsabilité sociale en entreprise (RSE), mais concrètement peu de choses ont changé », estime Sylvain. L’industrie textile a une nouvelle fois frôlé la catastrophe au Bangladesh, mi-février 2016. Une illustration supplémentaire des limites de la « responsabilité sociale » façon H&M. « Le consommateur reste pris dans un modèle économique qui engendre les achats impulsifs », rappelle Sylvain, « il s’agit dans les deux cas, qu’il s’agisse du textile ou des smartphones, de marqueurs sociaux. C’est cela qu’il faudrait arriver à casser ».
En termes de consommation, la démarche du FairPhone se rapproche justement d’une logique de « décroissance » économique plutôt que de renouvellement d’un produit à tout prix, avec autant d’équipements qui deviennent obsolètes en quelques mois. On ne peut ainsi acheter l’appareil qu’en pré-vente. En France, un seul endroit le propose : l’ultrabranché Centre Commercial, magasin situé non loin de la place de la République, à Paris, qui vend principalement des produits de mode issus de circuits courts, bio et équitables à l’instar des célèbres chaussures équitables de la marque française Veja.
Si une dizaine de clients ont déjà commandé leurs Fairphone en boutique, ce téléphone demeure encore un produit confidentiel qui attire un consommateur averti. Astrid Barthélémy a connu ce téléphone grâce à son engagement au sein du Réseau français des étudiants pour le développement durable. Elle est donc particulièrement sensible à ces problématiques. Romain Porcheron, un Bordelais de 28 ans, est lui adhérent des Amis de la Terre et milite au sein d’Alternatiba. « Cela m’irrite vraiment d’acheter un produit dont les composantes risquent de ne plus fonctionner peu de temps après ! Dans la high-tech, tout est pensé pour nous inciter à consommer ! Ici, la démarche est différente », déclare celui qui a succombé au FairPhone 1 en 2014, « toujours fonctionnel et pratique ». « Le fait que le téléphone soit fabriqué sur demande nous oblige à réfléchir sur l’objet que nous achetons, en plus du prix qui est élevé et de l’attente qui s’ensuit. On se sent réellement impliqué dans le produit et son évolution », explique de son côté Stéphane Rochard, militant associatif francilien, heureux possesseur d’un FairPhone 2 depuis début février. À terme, le FairPhone pourra-t-il également séduire un plus large public ?
Côté technologie, les utilisateurs contactés soutiennent que le FairPhone 2 n’a rien à envier à ses concurrents. Il serait même plus accessible, car la réparation est conçue pour tous via des tutoriels très simples et gratuits, en ligne sur le site du fabricant. Muni d’un écran LCD Full HD Gorilla Glass de 5 pouces, sous Android 5.1 (Lollipop) disposant de 32 gigaoctets de mémoire interne, le FairPhone 2 est même plutôt bien noté par rapport à son prédécesseur. Les Numériques, site français de référence, concède ainsi 3 étoiles sur 5 à l’appareil et annonce qu’il « associe une plateforme matérielle haut de gamme de 2014 (ou milieu de gamme de 2015), un versant équitable plus solide et surtout un aspect potentiellement modulaire bardé de promesses pour l’avenir ».
Le site spécialisé s’interroge cependant sur la capacité du producteur à fournir les petites pièces détachables, tout comme Stéphane Rochard, qui espère convertir son entourage au FairPhone pour que la production se développe. « On ne trouve pas toujours toutes les pièces manquantes quand on en a besoin et l’attente en général est un peu longue », remarque-t-il. Le prix du téléphone, actuellement de 525 euros, refroidit aussi les acheteurs potentiels : il ne comprend pas les accessoires comme le chargeur ou les écouteurs – la marque estime que tout le monde dispose d’un câble usb de base. Autre inconvénient : il est actuellement impossible de bénéficier de paiement différés ou d’obtenir le FairPhone sur abonnement avec un opérateur français, comme c’est déjà le cas avec l’opérateur Phone Co-Op au Royaume-Uni, qui le propose pour 28 euros par mois, ou le néerlandais KPN. « Nous sommes actuellement en pourparlers avec plusieurs fournisseurs français. Mais ce n’est pas évident de les associer au projet car leur vision des produits est parfois conflictuelle avec la nôtre », remarque la directrice du développement durable chez FairPhone.
Quant à un système d’exploitation (operating system, OS) en propre, plus éthique et moins intrusif que Google – à qui appartient l’OS Android depuis 2005 – le fabricant s’est engagé à développer prochainement des logiciels équitables. Il a ainsi entamé une première collaboration avec Sailfish, un OS alternatif développé par la société finlandaise Jolla. Selon un responsable du développement logiciel de FairPhone, les deux sociétés présentes au Mobile World Congress ont fait des démonstrations des maquettes et des progrès réalisés. En attendant un véritable logiciel interne, Fairphone a ouvert un site en septembre 2015, afin que les utilisateurs puissent expérimenter leurs propres OS en open source. FairPhone, s’il demeure pionnier en matière d’initiative électronique éthique ne se diversifiera pas de sitôt vers les tablettes ou les ordinateurs. « Nous voulons nous concentrer sur un seul produit. L’idée est de créer un impact positif en lançant une réflexion globale sur la consommation des biens électroniques », rappelle Bibi Bleekemolen. Vivement que d’autres s’en inspirent.
Clea Chakraverty
Photo : CC Fairphone
Lire notre dossier sur l’industrie électronique sur l’Observatoire des multinationales