Le spécialiste de la sécurité informatique, Bruce Schneier (@Bruce_Schneier), vient de livrer sur son blog un texte très pertinent sur comment l'internet transforme les rapports de pouvoir. Il y explique que la technologie amplifie la puissance non seulement des internautes, mais aussi - et de plus en plus - des pouvoirs en place.
"Toutes les technologies de rupture bouleversent les équilibres de pouvoir traditionnels, et l'internet ne fait pas exception. Le scénario classique est qu'il donne du pouvoir aux moins puissants, mais ce n'est que la moitié de l'histoire. L'internet donne de la puissance à tous. Les institutions puissantes peuvent être lentes à faire usage de ce nouveau pouvoir, mais, comme elles sont puissantes, elles peuvent l'utiliser plus efficacement. Gouvernements et entreprises ont pris conscience du fait que non seulement ils peuvent utiliser l'internet, mais qu'ils peuvent aussi y contrôler leurs intérêts."
"Désormais, de puissants intérêts cherchent à orienter délibérément cette influence à leur avantage." Des entreprises ont créé des environnements internet qui maximisent leur rentabilité, des industries font pression sur la législation pour rendre leurs modèles d'entreprise plus rentables, les opérateurs veulent être en mesure de distinguer les différents types de trafic, les sociétés de divertissement veulent policer l'internet et les annonceurs un accès illimité aux données sur nos habitudes et préférences. "Du côté des gouvernements, davantage de pays censurent l'internet - et ce, de manière plus efficace que jamais. La surveillance d'internet - par les gouvernements comme par les entreprises commerciales - est à la hausse et pas seulement par les Etats totalitaires, mais aussi dans les démocraties occidentales."
Image : Bruce Schneier sur la scène de Etech 2007, l'année où il reçut l'Electronic Frontier Foundation Awards photographié par Scott Beale de laughingsquid.
Les intérêts des puissants en reprennent les rênes, et la réalité s'avère bien plus compliquée que ne le chantaient les louanges de la déclaration d'indépendance du cyberspace de John Perry Barlow. "C'était une utopie que beaucoup d'entre nous ont crue." Nous avons cru que la génération internet, celle qui embrasse le changement social apporté par ces nouvelles technologies pouvait subvertir les institutions de l'ère précédente. Il est temps de déchanter.
"La réalité s'est avérée être beaucoup plus compliquée. Nous avons oublié que la technologie amplifie la puissance dans les deux directions. Quand les moins puissants ont découvert l'internet, ils ont pris le pouvoir, mais les puissants mastodontes ont fini par se réveiller. L'internet n'a pas seulement changé de puissants, mais les puissants ont aussi changé l'internet." Et désormais, les intérêts des puissants en ont repris les rênes, constate désabusé Bruce Schneier.
"Les débats sur l'avenir de l'internet sont moralement et politiquement complexes. Comment concilier respect de la vie privée et renforcement de la loi pour prévenir les violations au droit d'auteur ? Ou la pornographie infantile ? Est-il acceptable d'être jugés par des algorithmes invisibles quand nous sommes servis par leurs résultats ? (...) Avons-nous le droit de corriger les données nous concernant ? De les effacer ? Voulons-nous de systèmes informatiques qui oublient des informations après quelques années ? Ces enjeux sont compliqués et nécessitent un débat constructif, une coopération internationale et des solutions itératives. Mais sommes-nous à la hauteur de ce débat ?"
Non. Et c'est ce qui inquiète Schneier. "Parce que si nous n'essayons pas de comprendre comment façonner l'internet de sorte que ses effets positifs l'emportent sur les effets négatifs, de puissants intérêts le façonneront. La conception d'internet n'est pas fixée pour toujours", rappelle le spécialiste de la sécurité.
"Son histoire est un accident fortuit résultant d'un désintérêt commercial initial, d'une négligence gouvernementale et militaire et de l'inclinaison des ingénieurs à construire des systèmes ouverts simples et faciles. Mais ce mélange de forces qui a permis de construire l'internet d'hier ne sera pas celui qui créera l'internet de demain. Les batailles pour l'internet de demain ont lieu maintenant : dans les parlements à travers le monde, au sein d'organisations internationales comme l'Union internationale des télécommunications ou l'Organisation mondiale du commerce et dans les organismes de normalisation. L'internet de demain risque d'être recréé par des organisations, des sociétés, des pays selon leurs intérêts et agendas spécifiques. Il va falloir nous battre pour avoir un siège aux tables de négociations, sinon son avenir ne nous appartiendra pas !"
Le nationalisme internet
Dans une tribune à la Technology Review, Schneier revient sur la montée de ce qu'il appelle le "nationalisme internet". Alors que la technologie était censée ignorer les frontières, rapprocher le monde et contourner l'influence des gouvernements nationaux, voilà qu'elle favorise un nouveau nationalisme. Les Etats-Unis s'inquiètent du matériel provenant de Chine, les entreprises européennes s'inquiètent des services d'informatique dans les nuages américains, personne n'a très confiance dans le matériel israélien et la Russie et la Chine développent leurs propres systèmes d'exploitation pour éviter d'utiliser du matériel et logiciel étranger...
"Les grandes nations du monde sont entrées dans les premières années d'une course à la cyberguerre, et nous allons tous être blessés par les dommages collatéraux."
Le cyberespionnage et les cyberattaques ne sont pas que chinois. Tout le monde cherche désormais à espionner tout le monde, via les réseaux.
"Dans le même temps, de plus en plus de pays mettent en place un contrôle de l'internet à l'intérieur de leurs propres frontières. Ils se réservent le droit d'espionner, de censurer, de limiter la capacité des autres à faire de même." C'est ce qu'on appelle - d'un euphémisme - "le mouvement pour la cybersouveraineté"... qui a connu un sommet à la dernière réunion de l'Union internationale des télécommunications qui se déroulait en décembre 2012 à Dubaï. Un analyste a appelé ce sommet le Yalta de l'internet, le moment où l'internet s'est coupé entre les pays démocratiques et les pays autoritaires. "Je ne pense pas qu'il exagérait", confie Schneier.
Les technologies de l'information sont un outil étonnamment puissant pour l'oppression, la surveillance, la censure et la propagande, rappelle l'expert. "Le problème est que plus nous croyons que nous sommes en guerre, plus nous donnons du crédit aux rhétoriques chauvines, et plus nous sommes prêts à offrir notre vie privée, nos libertés et le contrôle de l'internet à d'autres."
La course aux armements est alimentée par l'ignorance et la peur et se traduit par l'escalade du développement de cyberarmes pour l'attaque et plus de cybersurveillance pour la défense. Le danger est bien là. Il risque d'avoir pour conséquence de déplacer le contrôle gouvernemental jusqu'aux protocoles de l'internet, quand bien même cela réduirait l'innovation née de la libre concurrence sur le réseau.
"Sommes-nous sur le point d'entrer dans une Guerre froide de l'information ?", interroge Schneier. "Ce qui est sûr, c'est que ceux qui battent les tambours de la cyberguerre ne proposent pas de défendre les meilleurs intérêts de l'internet ou de la société" conclue Schneier, en appelant à ne pas laisser la dangereuse propagande de la cyberguerre prendre le dessus.
Internet est un Etat policier
Dans une tribune livrée à CNN et traduite par le Framablog, Bruce Schneier... fait un autre constat, tout aussi glaçant : Internet est un état policier.
Après être revenu sur trois affaires récentes d'arrestation et d'identification via l'internet, Schneier assène : "internet est un état de surveillance. Que nous l’admettions ou non, et que cela nous plaise ou non, nous sommes traqués en permanence."
Image : Big Brother ? par _mixer_.
"Tout ce que nous faisons aujourd’hui implique l’usage d’un ordinateur, et les ordinateurs ont comme effet secondaire de produire naturellement des données. Tout est enregistré et croisé, et de nombreuses entreprises de big data font des affaires en reconstituant les profils de notre vie privée à partir de sources variées." Nous avons beau tenter de nous en prémunir, "il y a simplement trop de façons d’être pisté", admet Schneier. L'ampleur même de l'espionnage dont nous sommes victimes nous est délibérément cachée et les alternatives n'existent pas. La libre concurrence ne peut pas réparer cet internet, car tous ceux qui nous fournissent des services internet ont intérêt à nous pister. Quoi que vous fassiez, "conserver sa vie privée sur l'internet est désormais presque impossible", confesse Schneier. Et l'expert en sécurité de dénoncer la collusion entre entreprises et gouvernements : personne n'agit réellement pour mettre en place de meilleures lois pour protéger notre vie privée.
"Bienvenue dans un monde où tout ce que vous faites sur un ordinateur est enregistré, corrélé, étudié, passé au crible de société en société sans que vous le sachiez ou ayez consenti, où le gouvernement y a accès à volonté sans mandat.
Bienvenue dans un Internet sans vie privée, et nous y sommes arrivés avec notre consentement passif sans véritablement livrer une seule bataille…"
Assurément, Schneier n'en restera pas aux constats. Nous pouvons espérer que dans les prochains mois, le spécialiste travaille - avec d'autres - à clarifier ce que devrait être un internet plus respectueux de la vie privée. Fomenter un plan de bataille ne suffira d'ailleurs pas. Il va nous falloir trouver les moyens de le développer, de le financer... et de le faire respecter.
Nous ne pouvons pas accepter que la technologie la plus stimulante du XXIe siècle se résume à la mise en place du pire Etat policier que nous n'ayons jamais imaginé.
Hubert Guillaud