Source : http://www.marianne.net
Dimanche 11 Décembre 2016 à 16:30
Il y a des décisions du conseil constitutionnel qui ne font pas trop de bruit médiatique mais qui pèsent néanmoins lourd dans le climat politique et social. Ainsi celles que les « sages » ont rendu jeudi dernier à propos de la loi Sapin II. Une bonne loi que cette Sapin II (la première l’était aussi, d’ailleurs) pour une fois, qui vise à résoudre moultes problèmes que pose le capitalisme contemporain à la société française. Une loi destinée à lutter contre l’opacité des décisions publiques et la corruption des responsables administratifs et politiques. Elle a décidé par exemple de la création d’un registre électronique public des lobbies… Ou encore rend contraignant (et non plus indicatif) le vote des actionnaires en matière de rémunération des dirigeants d’entreprises. Elle rend obligatoire un dispositif de prévention de la corruption dans les grandes entreprises. Mais le conseil constitutionnel a censuré quelques articles, qui ne sont pas des broutilles, comme semblent le penser le Monde et le Figaro.
>> Lobbies : ça sent enfin le Sapin ?
Ainsi, les hauts fonctionnaires « pantoufleurs », qui souhaitent rejoindre le privé, ne devront pas demander l’avis de la haute autorité pour la transparence de la vie politique, institution indépendante et sourcilleuse. Ils continueront à solliciter l’avis (secret) et bienveillant de la commission de déontologie. Le registre des lobbies est bien créé, mais les assemblées pourront en user (ou pas) à leur guise. Pas question de leur imposer des règles de transparence qu’elles n’auraient pas édictées elles-mêmes. Pour savoir qui a vu votre sénateur et à quel sujet, vous risquez d’attendre quelques temps. Les sanctions pénales sont d’ailleurs elles-aussi censurées. La loi ne risque pas de faire peur aux « représentants des groupes d’intérêts ».
Pour les fraudeurs fiscaux, ce sera aussi « business as usual », puisque les « Sages » ont retoqué le principe de centralisation des dossiers de fraude fiscale au parquet financier de Paris. Il parait qu’il y avait un risque d’embouteillage, au dire du ministère de la Justice. Ce qui est certain c’est qu’aujourd’hui, les tribunaux ne croulent pas sous les procédures puisque neuf fraudeurs sur dix continueront donc à échapper aux foudres de la justice (cf le livre « L’impunité fiscale » de Alexis Spire et Katia Weidenfeld en 2015). A la différence des 3,8 millions de fonctionnaires sous statut, et des élus locaux, les députés et sénateurs pourront continuer à se présenter aux élections avec un casier judiciaire chargé. Pour aligner les obligations des élus nationaux, il aurait fallu adopter une loi organique. Les députés et sénateurs ne l’ont pas fait, et on peut penser que c’était en connaissance de cause…
Mais le pire mauvais service rendu par le conseil est sans doute l’annulation de l’article qui instituait l’obligation pour les grands groupes de déclarer les chiffres d’affaires, impositions et effectifs pays par pays. L’utilité d’un tel dispositif (imposé aux banques, déjà) n’est plus à démontrer au moment où Mc Donald’s décentralise son siège du Luxembourg vers Londres dans le but de réduire encore davantage son imposition. Ou que Apple doit 13 milliards d’euros d’impôts et arriérés à l’Etat irlandais. Mais le conseil, pour n’en rien savoir, a sorti l’artillerie lourde juridique. Le communiqué explique :
« S'agissant de l'article 137 de la loi déférée qui instaure un « reporting fiscal » pays par pays, le Conseil constitutionnel a, dans le prolongement de sa jurisprudence antérieure, estimé que l'obligation faite à certaines sociétés de rendre publics des indicateurs économiques et fiscaux pays par pays est de nature à permettre à l'ensemble des opérateurs qui interviennent sur les marchés où s'exercent ces activités, et en particulier à leurs concurrents, d'identifier des éléments essentiels de leur stratégie industrielle et commerciale.
Le Conseil constitutionnel a donc jugé que les dispositions de l'article 137 portent une atteinte disproportionnée à la liberté d'entreprendre et sont ainsi contraires à la Constitution. »
D’où l’on comprend que selon « la jurisprudence constante », « la liberté d’entreprendre », qui comprend pour l’occasion celle de dissimuler ses profits aux quatre coins du Globe, est supérieure au principe d’égalité des citoyens devant l’impôt !
Les Sages auraient très bien pu choisir de valider l’article 137 en considérant que le reporting pays par pays était proportionné au trouble - l‘évasion fiscale massive des grands groupe - qu’il cherchait à combattre. Les mêmes n’ont pas tremblé pour valider un autre article de la loi Sapin 2 qui permettra de bloquer les retraits des assurances vie en cas de panique financière, qui est pourtant un sacré accroc au principe de propriété, principe qui figure à l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de de 1789, au même que la liberté, la sûreté et la résistance à l’oppression !
Ceux qui pensent que tout ceci n’est pas grave, puisque ce que le niveau national a échoué à faire, le niveau européen peut encore y parvenir, se fourrent le doigt dans l’œil. Car, évidemment, la décision du conseil constitutionnel français servira au niveau de l’Union. Imaginez la scène : le commissaire à la fiscalité et au budget Pierre Moscovici plaidant en faveur de l’adoption par le conseil des ministres du reporting public pays par pays, et un ministre, du Luxembourg, du Royaume-Uni ou d’ailleurs, lui rétorquant aussi sec : « mais Pierre, en France c’est anticonstitutionnel, et tu veux que nous les autres Européens nous infligions à ton pays une législation contraire à sa loi fondamentale ? Quelle drôle d’idée… » C’est donc un jugement d’une extrême gravité, qui engage non seulement la politique française mais aussi celle de la zone euro, que vient de prendre la cour pas très suprême française…
Reste le coup de pied de l’âne : l’Etat Harpagon. En validant un autre texte confiant au Défenseur des droits la tâche « d’orienter les lanceurs d’alerte », il lui a aussi interdit de les aider financièrement. L’argutie vaut d’être citée : la Constitution, affirme le conseil, « n’attribue pas au Défenseur des droits la compétence d'apporter lui-même une aide financière qui pourrait s'avérer nécessaire aux personnes qui peuvent le saisir ». Vous avez bien lu : le conseil reconnaît que les lanceurs d’alerte doivent être aidés, mais le Défenseur des droits ne doit pas le faire ! En français : ils ont besoin de nous mais ne faisons rien pour eux ! Marivaux et son Mariage de Figaro sont battus à plates coutures.
Lundi 12 décembre s’ouvre au Luxembourg le procès en appel d'Antoine Deltour, Raphaël Halet, et d'Edouard Perrin, trois lanceurs d’alerte célèbres pour avoir mis au jour les « Luxleaks », ces rescrits fiscaux scandaleux concédés aux grandes firmes internationales. Ces trois là savent au moins à quoi s’en tenir : quels que soient les services éminents qu’ils ont rendu à la France et à ses rentrées fiscales, la République ne dépensera pas un euro pour eux.
Reste une interrogation : que font Lionel Jospin et Laurent Fabius, récemment nommé président par François Hollande, lors des délibérations du conseil ?! Dorment-ils ou plus probablement se sont-ils coulés dans le moule de la bazoche constitutionnaliste, dont ils connaissent d’expérience la capacité de nuisance ? Jospin se souvient certainement, qu’au nom des mêmes soi-disant principes, le conseil constitutionnel avait censuré sa réforme de la CSG (il voulait en faire un impôt négatif) ? Le premier ministre de la gauche plurielle avait dû en rabattre en créant la prime pour l’emploi, une usine à gaz ? Il faudra bien un jour qu’on débatte du rôle du conseil constitutionnel, qui de gardien de la constitution se mue peu à peu en haute cour du conservatisme….
Source : http://www.marianne.net
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