Genève, de notre correspondante
Et maintenant que peut-il se passer ? Arrêté le 5 juillet, sur ordre du ministère public de la confédération helvétique (MPC), Pierre Condamin-Gerbier, l’ex-directeur de Private Office Reyl (le “family office” de la banque Reyl & Cie) est depuis treize jours en détention préventive à la prison régionale de Berne, comme Mediapart l'a révélé.
Pierre Condamin-Gerbier© dr
Visé par une instruction pénale ouverte par le ministère public de la confédération (MPC), entre autres, pour « service de renseignements économiques » (article 273 du code pénal suisse), il bénéficie des services d’un avocat commis d’office. Sa famille n’a reçu aucune information, si ce n’est la consigne très stricte de ne communiquer avec aucun média, le temps que les enquêteurs procèdent à certains actes.
Le MPC a tout fait pour garder secrète, le plus longtemps possible, la nouvelle de cette arrestation auprès des médias. Un journaliste qui avait eu l’information en primeur s’est vu répondre que cela devait rester « sous embargo ». Les enquêteurs cherchaient alors à établir si Pierre Condamin-Gerbier avait des complices et s'il avait pu remettre des documents à une tierce personne.
L’ancien banquier avait été discrètement arrêté sur les bords du Léman par deux policiers le 5 juillet, deux jours après son audition par la commission d'enquête parlementaire dite Cahuzac. Il a ensuite été conduit dans son appartement de Saint-Prex (canton de Vaud) qui a été longuement perquisitionné. Les enquêteurs auraient alors mis la main sur de la documentation et sur un ordinateur appartenant à la banque Reyl & Cie. Il a été ensuite transféré à la prison régionale de Berne.
Une protection consulaire lui a été proposée puisqu'il est ressortissant français, mais l'ancien banquier aurait décliné cette offre pour une raison encore obscure. Selon la Convention de Vienne sur les relations consulaires du 24 avril 1963, cette protection prévoit que le consul puisse se rendre en prison pour rencontrer le prévenu et s'assurer des conditions de sa détention.
Mediapart a appris de source judiciaire que le procureur fédéral chargé de l'affaire est Carlo Bulletti. Ce magistrat est aussi en charge du dossier Falciani. C'est lui qui avait rencontré dans le plus grand secret en février 2012 (avec sa collègue Laurence Boillat) l'ex-informaticien de HSBC, pour discuter d'une éventuelle «procédure simplifiée».
Sollicité le ministère public de la confédération refuse de confirmer. « S'agissant de la direction de la procédure en question, veuillez prendre note que nous avons pour principe de ne pas fournir de noms de nos collaborateurs, ni d’avocats d’ailleurs. Compte tenu du secret de l’instruction et de fonction, je ne suis pas en mesure de répondre à d’autres questions pour le moment », répond sa porte-parole Jeannette Balmer.
Elle précise par ailleurs « que, selon la loi suisse, la détention provisoire n’est pas limitée à une certaine durée. Cependant, un tribunal indépendant examine à intervalles réguliers (en général tous les trois mois) si les conditions de la détention provisoire sont toujours réunies ».
Mercredi 16 juillet, dans une interview accordée au journal Le Temps, le procureur général de la Confédération, Michael Lauber, a précisé que l’enquête menée à Berne n’avait pas été ouverte sur la seule base de la plainte pour « vol, falsification de document (faux dans les titres) et violation du secret professionnel et commercial », déposée le 17 juin dernier par Reyl & Cie. Comme c’est l’usage pour l’article 273, le Conseil fédéral (gouvernement) a préalablement donné son accord, ce qu’il ne refuse en général pas, afin de ne pas être soupçonné d’intervenir dans le cours de la justice.
Michael Lauber s’est défendu d’avoir voulu « faire un exemple », dans un contexte où les vols de données bancaires se multiplient, devenant le pire cauchemar des banques suisses. Le dernier communiqué du ministère public de la confédération, daté du 28 juin, porte justement sur l’une de ces affaires qui, elle, a été rondement menée.
Il s’agit du cas d’un informaticien allemand de la banque Julius Baer & Cie, à Zurich. Arrêté en Suisse, il a avoué avoir copié, en 2011, des données de clients de cet établissement et en avoir vendu une partie aux autorités fiscales allemandes par le biais d'un intermédiaire à Berlin. Le MPC vient de transmettre son acte d’accusation au Tribunal pénal de Bellinzone. Lui aussi était poursuivi pour « services de renseignement économiques » (art. 273). Il fait l'objet, à sa propre demande, d'une exécution anticipée de sa peine depuis le 1er mars 2013.
PGC : « Une affaire extrêmement politique »
En 2008, la justice fédérale avait été sévèrement pointée du doigt pour ne pas avoir mis en détention préventive Hervé Falciani (lire ici notre entretien avec Hervé Falciani). Le 22 décembre 2008, à l’issue du premier interrogatoire, la magistrate en charge du dossier avait laissé repartir l’informaticien de HSBC, avec de vagues engagements. « Les errements tactiques du dossier Falciani », décortiqués dans un article du Temps, avaient semé la discorde au sein des autorités de poursuites pénales de la Confédération.
Qu’en sera-t-il pour Pierre Condamin-Gerbier ? Plusieurs avocats contactés par Mediapart estiment que les scénarios sont ouverts. En Suisse, le code de procédure pénal ne prévoit aucune limite en matière de détention préventive, si ce n’est l’obligation de faire prolonger cette détention devant le tribunal des mesures de contraintes, avec des arguments pertinents.
Or dans le cas de l’ex-banquier français, le risque de fuite est évident. « La justice suisse est bien consciente du fait qu’en France, ce monsieur est une source potentielle très intéressante, entendue par des parlementaires et des juges. Le risque de fuite est donc majeur », constate un juriste qui souhaite rester anonyme.
Les défenseurs de Pierre Condamin-Gerbier pourraient déposer une demande de libération auprès du tribunal des mesures de contraintes, en proposant des « mesures de substitution » : assignation à résidence, avec obligation de se présenter régulièrement au poste de police, bracelet électronique ou encore caution.
Selon l’avocat genevois Pascal Maurer, même l’article 273, qui constitue un délit et non un crime, peut justifier le maintien en détention jusqu’à la tenue d’un procès. « La France n’extrade pas ses nationaux et le MPC est un peu échaudé par le fait que l’extradition de Falciani ait été refusée par les Espagnols », explique-t-il. Il reconnaît cependant que « l’affaire est extrêmement politique ». La justice pourrait ainsi prendre le risque de libérer Pierre Condamin-Gerbier et de le voir immédiatement traverser la frontière. « Une fois que les procédures ont été initiées. Il est tout à fait possible d’imaginer la tenue d’un procès en Suisse en l’absence du prévenu », indique-t-il.
L'avocat François Canonica insiste sur le fait que, malgré toutes les pressions exercées sur la Suisse, le secret bancaire reste « un label helvétique encore imprimé dans l’inconscient collectif, même une tradition culturelle » et « le violer est toujours considéré comme une infraction extrêmement grave », ajoute-t-il.
Le ton monte entre la Suisse et la France. Jeudi 18 juillet dans la soirée, Le Temps, faisait état d'une «lettre au ton très ferme» de l'ambassade suisse envoyée à Paris, en réponse aux critiques de Charles de Courson publiées dans ce même journal le 15 juillet.
Le quotidien fait, par ailleurs, état d'un échange de notes diplomatiques. Mercredi, l'ambassade de France à Berne avait demandé des explications sur le lieu de détention de Pierre Condamin-Gerbier qui ne lui avait pas été communiqué. Les Suisses ont répondu que ce dernier avait refusé la protection consulaire, et que ceci expliquait cela. Joint par Mediapart, l'ambassade Suisse en France a confirmé l'envoi de ces deux courriers.
Assemblée nationale, mercredi 17 juillet.
Ce même mercredi 17 juillet, des députés et sénateurs de plusieurs partis adressaient une lettre au premier ministre lui demandant d'intervenir après l'incarcération du financier. Dans une conférence de presse avec le journaliste Antoine Peillon et Mediapart, ils insistent sur l'extrême urgence de lutter contre la fraude fiscale (article à lire ici).
Dans la presse helvétique, l'ancien de Reyl& Cie continue à être présenté comme un personnage peu fiable et criblé de dettes (voir l’article de bilan ici). Son arrestation n’a provoqué aucune émotion particulière, ni réaction, au sein de la classe politique.
Carlo Sommaruga, député socialiste du Conseil national (l’une des chambres du Parlement fédéral), pourtant farouche partisan de l’abolition du secret bancaire, se montre prudent. Il fait valoir que « du point de vue du droit suisse, il ne fait aucun doute qu’une infraction a été commise ». « Mais d’un point de vue symbolique, c’est un signal lancé à tous ceux qui seraient enclins à dénoncer des situations de ce genre. La Suisse cherche à colmater toutes les brèches qui peuvent apparaître dans le dispositif du secret bancaire », ajoute le parlementaire. « Cela sera le cas jusqu’à ce qu’elle soit obligée de passer à l’échange automatique d’informations en matière fiscale », prédit-il.
Le contraste est saisissant : en France, des parlementaires se mobilisent autour de l’arrestation de Pierre Condamin-Gerbier, alors qu’en Suisse les élus des parlements cantonaux romands se battent bec et ongles pour faire capoter la nouvelle convention franco-suisse contre les doubles impositions en matière d’impôts sur les successions.
Le 11 juillet dernier, ce nouveau texte a été signé par Pierre Moscovici et son homologue Éveline Widmer-Schlumpf (voir le communiqué). Un dialogue « sur les questions bilatérales financières et fiscales encore en suspens » est par ailleurs lancé entre Paris et Berne. La nouvelle convention sur les successions prévoit que les héritiers d’une personne morte en Suisse, et qui ont résidé en France au moins 8 ans, soient désormais taxés dans l’Hexagone, jusqu’à 45 %. Alors qu’en Suisse, ces droits de successions sont au maximum de 7 %. Ce changement concerne 155 000 Français établis en Suisse et 186 000 Suisses vivant en France.
Mercredi 17 juillet, un groupe de parlementaires cantonaux de droite et du centre ont lancé un appel contre ce « diktat français », demandant aux députés des deux chambres du parlement fédéral de ne pas ratifier l’accord sur les successions « entièrement défavorable à la Suisse et qui enterre le fédéralisme et l’État de droit », a déclaré un député valaisan au pied d’un cercueil symbolique.