« Chers amis, chères amies, Nous avons besoin de votre aide… » Ce n'est pas si souvent que L214, spécialisée dans la défense des animaux d’élevage, fait ainsi appel à ses sympathisants. Mais la décision de justice est elle-même peu ordinaire : en juillet, l'association a été condamnée à payer une somme conséquente à deux élevages de poules pondeuses en batterie, au motif... d'une « atteinte à la vie privée ».
De quoi s’agit-il ? De deux reportages vidéo, reçus il y a quelques mois par L214. Ils ont été tournés de façon clandestine dans deux élevages en batterie, situés en Saône-et-Loire pour l’un, dans l'Ain pour l’autre. Deux élevages parmi des dizaines, qui ne traitent sans doute pas leurs volailles plus mal que d'autres. Mais qui détiennent, dans « des bâtiments gigantesques, des milliers de poules enfermées dans des cages non conformes à la réglementation », affirme l'association. Jouant son rôle de lanceur d'alerte, celle-ci demande aux éleveurs de corriger la situation, informe les autorités vétérinaires,et avertit dans la foulée les supermarchés qui commercialisent ces œufs, notamment Carrefour, Super U et Monoprix. La réponse ne tarde pas : les deux exploitants assignent L214 en justice, les images ayant été obtenues sans autorisation.
Quelques semaines plus tard, la justice tranche. En faveur des éleveurs. Par deux ordonnances, à consulter ici et là, L214 a interdiction d’utiliser les images (sous astreinte de 3000 et 5000 € par infraction constatée), et se voit condamnée à payer des réparations financières (1300 € dans un cas, 1500 € dans l'autre) aux deux élevages. L’association a fait appel de la décision, mais le jugement et l'appel s'élèvent à plus de 6000 €. Des frais importants pour cette petite structure, au budget annuel d'environ 100 000 €. D’où cet appel aux dons.
"Quelle justice ordonne de fermer les yeux sur la détresse d'êtres vivants ?", s’interroge Brigitte Gothière, co-fondatrice de L214, qui affirme "avéré que ces deux élevages sont en infraction avec la réglementation européenne en vigueur depuis le 1er janvier 2012 ". Celle-ci impose notamment que les cages soient équipées de "nids" artificiels avec sols en plastique, de perchoirs, d’une litière pour le picotage et le grattage et de raccourcisseurs de griffes. Or, que constate L214 en visionnant les vidéos reçues? Dans le premier élevage (111 000 poules), exploité par la société Val Produits sur la commune de Branges (Saône-et-Loire), "les nids ne sont pas conformes, les raccourcisseurs de griffes inadaptés et aucun dispositif pour le picotage et le grattage n’est installé", énumère Brigitte Gothière, en précisant que « certaines poules n’ont plus que quelques plumes sur le corps", et que "des cadavres en décomposition avancée bloquent des œufs ».
Même constat ou presque dans le cas du second élevage (200 000 poules), exploité par le GAEC (Groupement agricole d'exploitation en commun) du Perrat, sur la commune de Chaleins (Ain). Avec, en prime, "des oeufs et de nombreuses poules infestés de parasites". Des éléments difficiles à vérifier en l'absence d'images fiables (et maintenant d'images tout court), mais qui figurent de manière récurrente parmi les "effets collatéraux" de ce type d'installations.
Car rien n'est simple au royaume de l'élevage intensif, pour les poules comme pour ceux qui s'en occupent. En réponse à la demande de précisions du distributeur Carrefour, alerté par L214, la société Val Produits indique dans un courrier daté du 6 juin 2013 que « plusieurs aménagements ont été entrepris » dans son élevage dans le respect des nouvelles dispositions européennes . Le retour d’expérience de ces changements, poursuit-elle toutefois, « tend à mettre en évidence les avantages des nouvelles dispositions de confort, mais également plusieurs inconvénients ayant un effet contraire au bien-être animal recherché ». Si ses cages ne contiennent pas d’aire de grattage et de picotage par distribution de matériel friable et de grain sur une zone dédiée, c'est que celle-ci s’est révélée « extrêmement difficile à nettoyer et à désinfecter ». Un risque sanitaire qui a incité Val Produits « à attendre les évolutions techniques et règlementaires des exigences relatives à la litière permettant grattage et picotage ».
En ce qui concerne le GAEC du Perrat, l’association L214 a reçu du groupe Casino, par un courrier daté du 2 juillet, les conclusions des services vétérinaires de l’Ain, qui ont réalisé une inspection de cette exploitation le 26 juin. Selon ces derniers, l’élevage « a réalisé la mise aux normes du bien être des poules », lesquelles sont hébergées dans des cages aménagées conformément aux dispositions de la dernière directive européenne. Cette inspection a toutefois révélé certaines non-conformités pour lesquelles la DDPP (Direction départementale de la protection des populations) de l'Ain a demandé des mesures correctives : notamment pour le sol des "nids", toujours constitués de treillis métallique et non de caillebotis plastiques.
Faire tant de foin pour quelques micro-infractions, est-ce bien raisonnable? "Personne ne s'étonne d'avoir une amende parce qu'il dépasse dans sa voiture la limite de vitesse de quelques km/h", rétorque Brigitte Gothière. Soucieux « d'être en conformité avec la réglementation », le groupe Casino affirme avoir provisoirement stoppé son approvisionnement auprès du GAEC du Perrat. Une initiative dont se réjouit L214, comme elle déplore de se retrouver "criminalisée dans son rôle d'information" .
"Ce n'est pas la première fois qu'en France, des filières agricoles tentent, parfois avec succès, de faire interdire des images. Si ces jugements se généralisent, l'industrie agro-alimentaire restera seul maître à bord", s'inquiète Brigitte Gothière. S'étonnant que la justice qualifie d'atteinte à la vie privée "ce qui relève avant tout de l'intérêt général", elle précise que son association reçoit "de plus en plus de vidéos anonymes et de témoignages de gens ayant vu des maltraitances avérées sur les animaux d'élevage".
Catherine Vincent