Tracking, mémorisation
Sur Internet, tous nos faits et gestes sont mémorisés. Chaque clic, consultation, « like », « retweet », achat, évaluation, tous ces mouvements sont collectés, emmagasinés, et réutilisés ensuite pour orienter discrètement ce qui s’affichera dans nos navigateurs et sur nos applications. En sondant les stocks volumineux de nos données personnelles (data mining), historique des sites consultés, cookies, géolocalisation, recherches Google, voire — avec les objets connectés — données corporelles, la personnalisation du Web, fondée sur la somme de nos préférences, se calibre intimement sur le profil de chacun. Newsfeed, l’algorithme de Facebook, prend déjà plus de 100 000 facteurs en compte.
Opérée par l’entremise d’un traçage sans douleurs apparentes, cette collecte des données laissées par les internautes se perfectionne de plus en plus. Quitte à devenir flippante. Le 21 juillet, Google a lancé l'historique de localisation de Google Maps, intitulé « Your Time », qui retrace tous vos déplacements et indique chronologiquement tous les endroits visités, avec l’adresse, l’heure d’arrivée, de départ, le moyen de locomotion utilisé…
Lorsque le e-commerce se mâtine de lois de probabilité qui s’appuient sur le profilage de l’internaute, le réel peut dépasser l’entendement. Comme en 2013, quand Amazon a élaboré un programme lui permettant d’anticiper les achats, et d’expédier des colis dans des centres de distribution, avant même qu’ils n'aient été commandés. Ce que raconte le Figaro en extrapolant un peu. Dans ce jeu de devinettes, le géant américain (qui reconnaît une marge d’erreur) se fonde sur l’étude des habitudes des utilisateurs : tendances, achats précédents, recherches, contenu du panier, temps passé sur la page d’un produit.
A individu différent, journal différent
Couplée à l’automatisation des contenus, la personnalisation à outrance peut donner lieu à des situations complètement ubuesques. Et si, en cliquant sur un même lien, deux individus se retrouvaient face à deux pages tout à fait différentes ? Admettons que le traçage de mes cookies laisse à croire que je suis diplômé d’HEC et que je consulte avec frénésie le site du journal Les Echos. L’article que je lirai sur ma tablette sera bien plus fouillé et subtil que celui de mon voisin de bus, gros lecteur des pages sport de Direct Matin sur iPhone.
Ces exemples sont sensiblement similaires à ceux que donnent Evgeny Morozov dans Le Monde Diplomatique. « Ecrire et modifier des articles instantanément, les personnaliser afin qu’ils s’adaptent aux intérêts et aux habitudes intellectuelles du lecteur : c’est exactement le but du journalisme automatique », relève l’écrivain, spécialiste des questions technologiques. Des articles de journaux sont déjà écrits en temps réel par les robots de la société Narrative Science.
Une zone de confort radicalement déterministe
A juste titre, les partisans d'un alter-Internet estiment que cette logique de fond nous enferme dans une zone de confort. Ce déterminisme automatisé, enraciné dans nos préférences passées et compilées, est potentiellement abrutissant. Et si un internaute qui passe son adolescence à lire des articles sur Nabilla, et à regarder la série « Gossip Girls » en streaming, ne se voyait plus jamais proposer que des contenus de cet ordre ? « C’est une dystopie terrifiante, dont j’espère qu’elle n’adviendra jamais », juge Basile Simon, « hacker-journaliste » de la BBC, qui travaille sur la personnalisation des contenus sur le site Web de la chaîne. « La peur de dépendre de l’algorithme, de dépendre du pouvoir, est une peur fondée », dit-il. Est-il concevable pour un algorithme de penser que nos vies sont faites d’aspérités ? Que nos existences ne sont pas totalement linéaires ? Que nos expériences et turpitudes quotidiennes influent sur nos goûts ?
Dans The Filter Bubble (2011), le militant libertaire Eli Pariser explique que les algorithmes de personnalisation font disparaître certains commentaires, actualités, publications, de gens qui ne sont pas du même bord que nous. Recroquevillé sur notre propre univers cognitif et culturel, notre « bulle », tout accès à l’information, à la culture, les commentaires, devient alors axé sur nous-mêmes.
« Dans une société entièrement personnalisée, comment évoluera la créativité ?, interroge à son tour Philippe Vion-Dury, ancien journaliste tech à Rue89, en train d’écrire un livre sur la prise de pouvoir des algorithmes, Le choc créatif est censé germer sur la sérendipité (la découverte de façon fortuite, ndlr), les choses inattendues, le conflit, qui nous sortent de nos biais cognitifs traditionnels. » Sans ça, nous voilà plongés dans cette zone de confort à l'extrême, de mollesse totale, qui fait écho à l'état du « dernier homme » de Nietzsche, où toute rivalité, toute conflictualité a disparu. Le risque ? Se trouver plongé dans un univers narcissique sans diversité, où la pensée critique n'a pas sa place.
Surtout que le Web 2.0 est un espace bizarre. Outre sa nature communautaire, via nos échanges sur réseaux sociaux, nous avons spontanément l’impression que nous savons tout sur tout, alors que cet univers est sculpté suivant nos préférences — bouchant avec du plâtre ce qui ne suscite aucun intérêt, appliquant un « coup de polish » à ce dont on est féru. Le tout sans forcément que l’on s’en rendre compte. Paru en juillet 2014, un sondage du MIT a montré que 70 % des utilisateurs disent ne même pas avoir conscience qu’un algorithme est à l’œuvre sur Facebook.
Une sérendipité calculée ?
Bien sûr, disent leurs promoteurs, les algorithmes peuvent se plier aux chartes éthiques et, en plus de fidéliser les audiences, conserver des formes de diversités, des marges de découvertes. « Il ne faut pas voir ce procédé comme un algorithme monolithique, mais plutôt comme un ensemble de solutions, une volonté d’organiser, témoigne Basile Simon de la BBC. Enfermer quelqu’un dans un historique de choses passées, pourra amener à un désintérêt complet. D’où l’intérêt d’offrir un retour en arrière, d’utiliser une troisième voie, celle du consentement express, qui est donné par la création d’un compte et par la construction d’un profil en répondant à des questions. »
Optimiste, le hacker estime que « tout le monde fera le choix noble vis-à-vis de ses utilisateurs ». En théorie, il est bien évident que les faits techniques peuvent se plier à l’intérêt du plus grand nombre, comme à la BBC, qui est un service public. Mais en temps de crise ? « Dans un univers concurrentiel où les médias s’effondrent, en pleine crise, quand on a un Xavier Niel à la tête de journaux, il faut se demander quel sera le poids de l’éthique face à la survie », ironise Philippe Vion-Dury. Et de tacler : « Les nouveaux médias qui font de la curation (de la sélection de contenus, ndlr), comme Google, ne sont pas liées par l’éthique. Le jour où l’éthique posera une barrière importante, réduira l’opportunité de profits, des ogres de ce genre n’hésiteront pas. »
Vous aimerez:
Source : http://www.marianne.net