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1 février 2016 1 01 /02 /février /2016 18:03

 

Source : http://rue89.nouvelobs.com

 

 

 

« Les pouvoirs de surveillance sont comme du chocolat pour le renseignement »

 

 

 

 

L’Américain Christopher Soghoian, chercheur en sécurité informatique, invite les utilisateurs à protéger eux-mêmes leur vie privée, face aux entreprises et aux gouvernements.

 

Il est l’une des voix les plus audibles en matière de défense de la vie privée. Ce qui a le don de prodigieusement agacer les autorités de son pays... L’Américain Christopher Soghoian, chercheur en sécurité informatique et spécialiste des questions de surveillance, se décrit comme quelqu’un qui débusque ce que les gouvernements veulent taire. Pour, ensuite, porter ces secrets sur la place publique.

Depuis 2012, il mène ses enquêtes au sein de l’une des plus prestigieuses associations de défense des libertés au monde, l’American Civil Liberties Union (ACLU). « Mon patron est l’avocat d’Edward Snowden », glisse-t-il fièrement lors de notre rencontre au Forum international de la cybersécurité, à Lille.

 
 

Chiffrement, maman, services de renseignement et secrets en pagaille... Il nous explique ici son travail, et les grands enjeux qui se présentent aujourd’hui, à un monde toujours sous surveillance.

 

Rue89 : En quoi consiste votre boulot ?

Christopher Soghoian : Mon boulot consiste à trouver les secrets des gouvernements ; j’essaie de comprendre comment ils espionnent pour ensuite le faire savoir au grand public. Ma chance, c’est de pouvoir expliquer des choses très complexes avec des termes plus faciles à comprendre.

Après un doctorat sur la manière dont les entreprises collaborent à la surveillance d’Etat, je suis rentré à l’ACLU, où je travaille avec des avocats pour les aider à constituer des plaintes solides.

Normalement, quand tu décroches ton doctorat, tu deviens un expert mondial d’un sujet très, très précis, qui est le plus souvent ennuyeux. J’ai beaucoup de chance, parce que le sujet pénible que j’ai choisi intéresse en fait pas mal de gens !

Donc votre boulot est d’énerver le FBI ?

Pas les énerver, non ! Les énerver est un effet secondaire. Le but est de ne pas les énerver, mais de savoir ce qu’ils font.

D’accord. Comment vous faites alors pour le savoir ?

Il est très difficile de garder quelque chose caché en 2016 : il y a un petit bout ici, un petit bout là... Je commence par comprendre des rapports déjà publics. J’ai aussi recours aux requêtes FOIA [voir encadré, ndlr].

C’est quoi le FOIA ?

Le FOIA, ou Freedom of Information Act, est un texte de loi américain qui autorise n'importe qui à demander des documents à l'administration américaine. Dont font évidemment partie les agences de renseignement : FBI, NSA et toutes leurs copines.

Néanmoins, cette transparence est limitée, notamment quand les requêtes portent sur le secret défense...

Et puis, comme un journaliste, j’ai un carnet d’adresses. Je m’entends bien avec certaines personnes qui, après trois-quatre verres, commencent à dire des choses qu’elles n’auraient peut-être pas dites autrement... Et puis, beaucoup d’entre elles ont aussi mauvaise conscience.

Après les révélations de Snowden, voyez-vous un changement dans la façon dont les gens appréhendent leur vie privée ? Ils s’en soucient ou ils s’en fichent, selon vous ?

Dire qu’ils s’en fichent n’est probablement pas la meilleure manière de présenter les choses. Je pense simplement que beaucoup de personnes ignorent ce qui se passe.

Beaucoup de gens ont une vie très chargée, surtout dans cette situation économique : certains ont deux voire trois jobs et ont donc d’autres priorités. Nourrir leur famille, leurs enfants, avoir un meilleur boulot... Ils n’ont pas le temps de consacrer douze heures à la façon dont on surveille sur Internet !

Et par ailleurs, ce n’est pas si facile de saisir tout ça. Il y a eu tant de révélations Snowden ces trois dernières années, qu’elles forment une image un peu floue dans l’esprit de la plupart des gens. S’ils ont entendu parler de Snowden, ils savent qu’il a révélé quelque chose sur la surveillance, mais les détails spécifiques, ils les ignorent.

Donc je pense qu’à long terme oui, il y a eu une petite prise de conscience sur l’espionnage, mais pas sur ses modalités précises.

En revanche, la communauté qui bosse sur ces sujets technologiques s’est énormément renseignée sur la question. Or l’un de ses principaux enseignements est que l’espionnage gouvernemental a été en grande partie rendu possible parce que la sécurité n’était pas très bonne. Les entreprises ont été fainéantes. Elles n’ont pas chiffré leurs données quand elles le pouvaient. Elles ont utilisé de vieilles versions de logiciels quand elles pouvaient en avoir de nouvelles, plus sécurisées.

On s’est rendu compte de l’état de la sécurité au sein de ces sociétés un peu comme si on avait fait un tour dans la cuisine de son resto favori, pour s’apercevoir que c’était pas super propre !

Par ailleurs, il y avait aussi une forme de honte personnelle dans les équipes. Ils voulaient réparer ce qui avait foiré.

Donc pour moi, voilà le plus gros impact des affaires Snowden : les grosses boîtes dont tout le monde utilise les services ont été forcées à davantage de sécurité.

Christopher Soghoian, en 2013 à Hambourg

Christopher Soghoian, en 2013 à Hambourg - Tobias Klenze/Wikimedia Commons/CC
 

Donc quand Google, Facebook et Yahoo affirment, par exemple après l’affaire Prism, qu’ils n’ont pas aidé la NSA à surveiller tout le monde, vous les croyez ?

Techniquement, c’est vrai : ils ont aidé le FBI, qui a ensuite donné les infos à la NSA. Ils n’ont jamais nié cela.

L’affaire Prism n’était pas super : c’est l’une des premières histoires à sortir, avec des documents qui contiennent tous les noms de ces grandes entreprises... Mais la manière dont cela a été raconté dans la presse n’a pas été totalement exacte au départ. 

Du fait de ces quelques erreurs, les entreprises ont pu nier avec franchise. Le gouvernement aussi ! Et ce, même si 77 % de l’histoire était juste !

Il y a six ans, le FISA Act a autorisé le gouvernement à demander aux entreprises américaines des informations sur des citoyens non américains. Cette loi était très claire. Ce n’était pas une surprise pour les juristes.

Quand l’affaire est sortie, les deux dénis des entreprises étaient les suivants : un, nous ne partageons pas les données avec la NSA – ce qui est vrai, vu qu’ils les refilaient au FBI. La distinction est stupide mais ça leur a permis de nier. Deux, nous ne donnons pas tout.

L’idée qu’il n’y avait pas un accès direct aux données ?

Oui, l’idée qu’ils n’ont filé que des données précises, sur quelques centaines de milliers de comptes. C’est beaucoup, mais de leur point de vue, ils peuvent dire que ça reste peu par rapport aux millions de comptes enregistrés.

Donc l’histoire Prism est vraiment compliquée, parce que chaque côté pouvait dire ce qu’il voulait et que c’était trop embrouillé pour une personne moins impliquée de saisir la vérité.

Que répondez-vous aux personnes qui affirment ne rien avoir à cacher ? Et qui disent être très contentes des services offerts par Facebook, Twitter et compagnie ?

Déjà, ces services sont avant tout publics. Ensuite, tout le monde a des secrets.

Par exemple : combien d’argent gagnez-vous ? Quels médicaments prenez-vous ? Avec qui avez-vous couché ? Et puis, pourquoi portez-vous des vêtements ? Je veux dire, ce n’est pas simplement parce qu’il fait froid... Même chose avec les rideaux : si vous n’avez rien à cacher, baladez-vous à poil devant vos fenêtres ! Bon, certains le font... mais pas tout le monde ! Nous avons tous des choses à cacher.

Après, je pense que c’est faux de dire que si on utilise Facebook, alors on abandonne toute vie privée. On peut au contraire s’en soucier, par exemple en choisissant ce qu’on partage sur le site. Ou en faisant le choix de ne croire que certaines entreprises : le simple fait de faire confiance à une société ne veut pas dire que tout le monde a le droit de mettre son nez dans vos affaires !

Quand vous allez voir votre médecin, pour une démangeaison ou je ne sais quoi, vous confiez à quelqu’un d’autre quelque chose de privé. Vous comptez sur lui pour qu’il le garde secret.

Donc on devrait pouvoir attendre la même chose de Google et Facebook ?

Oui. Après, ces sociétés peuvent respecter ou non la vie privée – c’est une autre histoire – mais cette exigence ne me paraît pas déraisonnable.

Et vous pensez que les gens sont prêts à changer leurs habitudes sur Internet, à apprendre à protéger leurs communications, par exemple en chiffrant leurs e-mails ?

Non. Mais c’est surtout parce que la plupart des gens sont occupés. Combien de personnes changent leurs habitudes alimentaires pour être en meilleure santé ? Combien vont aller faire du sport alors même qu’on sait que l’exercice nous procurera certainement une vie plus saine et plus longue ?

Les recherches en sciences sociales nous ont appris que la plupart des personnes ne bousculent pas leurs habitudes. Donc si on veut avoir une meilleure sécurité, attendre que les gens changent n’est pas la solution. Les technologies que nous utilisons, en revanche, devraient être plus sécurisées.

Par exemple, aujourd’hui, des services comme WhatsApp utilisent un chiffrement résistant. Et vous n’avez pas à l’activer : la sécurité est déjà là !

Donc les utilisateurs n’ont pas à configurer, à apprendre comment se faire une clé PGP...

Oui, PGP, c’est beaucoup trop de boulot ! Si on reste réaliste, je doute qu’une majorité de personnes chiffrera ses mails dans le futur.

Le problème, c’est qu’aujourd’hui des agences de renseignement, des représentants des forces de l’ordre, des politiciens du monde entier s’en prennent à ces mêmes applications chiffrées, affirmant qu’elles les empêchent d’attraper les « méchants » !

Ces personnes sont hypocrites : elles sont les premières à utiliser le chiffrement !

Oui, mais eux se présentent comme les « gentils » !

Oui, c’est chiffrement pour nous, mais pas pour vous ! Tous les Etats utilisent le chiffrement, pour que leurs voisins n’entendent pas ce qu’ils disent.

Vous savez, quand vous demandez aux gens s’ils devraient être capables d’appeler leur médecin, leur psychiatre, ou leur prêtre en toute discrétion, ils répondent : « Oui, bien sûr ! » Un individu lambda est favorable à cela ! Bien sûr, on est tous d’accord pour dire que les méchants ne devraient pas avoir ces outils... Mais quand vous téléchargez une application, elle ne peut pas vous demander : « Hey, êtes-vous sûr de ne pas être un criminel ? »

La question est donc la suivante : voulons-nous, en tant que société, que ces outils demeurent disponibles pour tous ? Et je pense que de manière générale, la réponse positive est plus bénéfique.

Mais y a-t-il un moyen de contenter tout le monde : chiffrer les communications de chacun, tout en donnant, quand c’est nécessaire, justifié, et de façon très encadrée, un accès aux informations de criminels ?

Quel est le niveau de compétence technologique de la police française ?

En France ? Ça dépend, il y a beaucoup de services...

Donc la police française n’est pas unanimement reconnue pour sa compétence technologique. Et malgré tout, vous placeriez votre confiance dans cette police en lui donnant les clés permettant de déchiffrer vos communications ?

Donc il n’y pas de solution ?

Il n’y a aucun moyen de concevoir un outil de communication offrant un accès uniquement aux gentils.

Est-ce si difficile de casser le chiffrement aujourd’hui ? Parce que c’est l’un des arguments des forces de l’ordre : par exemple, certains disent que le chiffrement de Daech est trop puissant et ne peut être cassé.

Ça peut l’être oui. Mais bon, il n’est jamais impossible pour eux d’obtenir ce qu’ils veulent. La DGSE a des outils pour pirater des téléphones, même s’ils sont chiffrés.

Vous savez que la France a été touchée par des attentats terroristes cette année. Le gouvernement y répond en adoptant des lois qui renforcent les outils technologiques de surveillance...

En novembre, lors de la deuxième attaque, vous aviez déjà renforcé la surveillance, non ? Donc le problème vient-il de là ou du fait qu’ils ont échoué à connecter les indices à leur disposition ?

L’une des réponses apportée a été que la loi sur le renseignement n’était pas appliquée à ce moment là...

Mais les Belges savaient, non ? Le problème est peut-être dans le manque de coordination.

Oui, et vous n’êtes pas le seul à le dire. Mais pourquoi alors les gouvernements, ici, au Royaume-Uni ou aux Etats-Unis, répondent toujours au terrorisme en renforçant ces outils de surveillance technologiques ?

Chaque attaque terroriste est une opportunité pour les services de renseignement d’obtenir ce qu’ils veulent. Si vous demandez à un enfant s’il veut plus de chocolat, sa réponse sera toujours « oui » ! Les pouvoirs de surveillance sont comme du chocolat pour les agences de renseignement. Elles en veulent toujours plus, même si ce n’est pas efficace.

Vu que le terrorisme n’est pas prêt de disparaître, ça veut dire que le monde est de toute façon voué à être de plus en plus massivement surveillé ?

Ce que les Américains, les Anglais, les Français ont créé, c’est une société où les gouvernements peuvent scruter ce que vous faites, le tout alimenté par la peur du terrorisme. De quel type de société s’agit-il ?

Mais existe-t-il un moyen pour en sortir ?

Oui : le chiffrement ! Si les Etats échouent à protéger les droits de leurs citoyens, la seule chose qui demeure possible, c’est qu’eux-mêmes se protègent.

Oui, mais je ne suis pas sûre que ma mère, par exemple, voudra chiffrer toutes ses communications...

Est-ce que votre mère a un iPhone ? Est-ce que vous utilisez FaceTime de temps en temps ? Si c’est le cas, utilisez FaceTime pour des discussions un peu sensibles !

Mais Apple ne peut pas y accéder ?

Apple ne peut pas casser FaceTime. C’est du chiffrement de bout en bout.

 

 

Source : http://rue89.nouvelobs.com

 

 

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30 janvier 2016 6 30 /01 /janvier /2016 18:24

 

Source : https://www.mediapart.fr

 

 

Le travail ubérisé, par ceux qui le vivent
30 janvier 2016 | Par Mathilde Goanec
 
 
 

Il n'y a pas que les taxis dans la vie ! À des degrés divers, des centaines de milliers d'actifs participent à une forme d'économie ubérisée. Certains le vivent comme une opportunité professionnelle, d'autres comme un véritable asservissement. Cinq portraits pour illustrer les ambiguïtés de l'économie collaborative, les dessous de l'ubérisation, la secousse que subit le salariat.

Margot loue son appartement pour écrire, Jérôme se bat pour son métier de livreur à vélo, Medhi s'épuise chez Uber, William tente une nouvelle vie et Dominique joue à saute-CDI. Tous utilisent les plateformes d'intermédiation en ligne pour vivre, compléter leurs revenus ou s'assurer d'avoir un coup d'avance, pression du chômage oblige. Ils sont le plus souvent autoentrepreneur par obligation, un statut qui pourrait être encore assoupli dans la future loi El Khomri, et qui concerne environ un million d'actifs.  

 

JÉRÔME PIMOT, COMBATTANT À VÉLO

Ambition, livreur

Jérôme Pimot est un grand gaillard musclé. Normal, il roule 50 à 60 km par jour à vélo dans Paris, à 46 ans. La livraison à vélo, il y croit dur comme fer, mais « pas à n’importe quel prix ». Loin de la campagne de communication ultra positive qui entoure le secteur, sur le mode « les hipsters parlent aux hipsters », Jérôme Pimot attaque aux prud’hommes son ancien « employeur », l’une des nombreuses plateformes ayant fleuri sur le marché de la livraison à domicile. Tok Tok Tok, Take eat easy, Deliveroo, Stuart, toutes des start-up aux promesses plus suaves les unes que les autres : elles font travailler des livreurs toujours « souriants », qui forment une « communauté », devenus « leurs propres patrons », apportant aux citadins pressés un burger, un café, une aspirine ou un plateau de sushis. Ancien animateur scolaire, Jérôme Pimot monte à Paris en 2013, pour changer de vie. « Je me suis entraîné. J’ai vu que je pouvais rouler beaucoup, sans trop fatiguer. À la chambre de commerce et d'industrie, on m’a parlé de ce nouvel Uber de la restauration. Le principe est simple, ils te donnent un téléphone avec une application, et te bipent. Le client est débité en ligne. Tu vas au resto, tu payes, et tu livres. » 

 

Comme du black

Dès le début, Jérôme Pimot flaire l'arnaque. Le livreur devient micro-entrepreneur et signe un contrat commercial avec une première société en juillet 2014. « Pour moi, il s’agit d’un lien de subordination grossier. Contractuellement, on doit être équipé avec des casquettes, des sacs à dos, des vêtements de la marque. Il y a une exclusivité sous peine de poursuites. On signe le contrat en une heure, sans avoir de copie. » Il travaille 50, 60 heures par semaine, pour des courses payées arbitrairement entre 6 et 15 euros, sur lesquelles la société prend un quart de commissions. Il gagne « moins qu’un Smic » après avoir déclaré son chiffre d’affaires au RSI (régime social des indépendants) et payé ses charges sociales. Mais assure qu’on peut faire beaucoup d’argent, vite et sans aucune qualification : « La plupart des jeunes ne savent même pas qu’ils ont droit à quelque chose, ils ont le sentiment de bosser au black. Tu reçois une feuille, t’es payé à la semaine. » Prime opaque attribuée chaque mois, mise en concurrence des livreurs entre eux, interdiction de se rendre dans les locaux de l’entreprise, qui compte près de 200 livreurs micro-entrepreneurs et seulement une dizaine de salariés. « Ils disent toujours qu’on travaille avec eux, jamais pour eux. »

 

L’accident

L’achat du vélo, c’est pour le livreur, les réparations aussi. Quand le corps casse, l’argent se tarit. « Faire reposer sur une micro-entreprise un métier aussi dangereux, c’est une folie. Si tu es étudiant, que tu vis chez tes parents dans le 5e sous 4 mètres de plafond, et qu’ils payent ta mutuelle, pourquoi pas ? Mais pour les autres, les jeunes de quartier en scooter, les pères de famille, c’est une catastrophe. Je me suis cassé le poignet, j’ai été arrêté deux mois. Si tu tombes avant d’avoir un an de RSI, à supposer que tu as cotisé, tu n’as que tes yeux pour pleurer. » Selon Jérôme Pimot, la plupart de ses collègues ont eu des accidents, plus ou moins graves. Certains, en scooter, livrent sous la pluie des armoires de toilette ou des « tancarville » sur la selle arrière. Le livreur se souvient, lui, de la quinzaine de bouteilles d’eau livrées à vélo pour une prime de 10 euros. Le danger a d’ailleurs motivé plusieurs livreurs à s’engager dans la même procédure aux prud’hommes pour requalification. Sept ont finalement choisi la conciliation, obtenant entre 1 500 et 3 000 euros.

 

The place to be

« Ils vendent du rêve ces gens-là. C’est rentable que parce qu’ils flirtent avec l’illégalité. S'ils nous embauchent, c’est la mort. » Même si la livraison à vélo s’est quand même un peu normalisée ces derniers mois. Certaines sociétés payent un fixe par heure, ont établi un plafond du nombre de courses ou de kilomètres possibles par livreur, régulent les charges. Sans renoncer à faire de l’autoentrepreneuriat le point névralgique de leur business model. Et ça marche : près de 70 millions d’euros levés pour Deliveroo, 10 millions pour Take eat easy, 1,5 million pour Tok Tok Tok… Sans être forcément rentable, la livraison « légère » via une application attire les business angels comme des mouches. « C’est aussi un test pour savoir si la nouvelle génération est prête à bosser à l’américaine, être payée sans cotisations sociales, en gros, glisse Jérôme Pimot. S’ils investissent là-dedans et que les gens jouent le jeu, l’État va devoir accepter la situation. Quand il y aura des milliers de jeunes livreurs dans la rue, ça va être difficile de faire marche arrière. » Après avoir navigué de start-up en start-up, l'homme a fini par rejoindre une vraie entreprise de coursiers, où la majorité des livreurs sont salariés et formés. Encore micro-entrepreneur, il espère passer rapidement un CDI. « Il ne faut pas casser le truc. On est dans le vélo, c’est l’avenir, surtout dans une ville comme Paris. Peut-être faudrait-il subventionner ces activités en attendant d’atteindre une masse critique, pour avoir accéder au salariat ? C’est pour ça que je me bats. » Son audience aux prud’hommes est prévue pour le mois de mai.

WILLIAM DRESSE, MON VOISIN BRICOLE

À marche forcée

William Dresse est rentré dans l’ubérisation à « marche forcée ». À la suite d’un divorce, le cinquantenaire doit remonter en région parisienne, sans aucun moyen de subsistance. Il pense depuis longtemps à monter une petite entreprise de réparation en tout genre. « C’est là où les plateformes ont été importantes. Elles m’ont permis de me mettre en relation avec des particuliers, qui peuvent avoir besoin de mes services. » William Dresse est inscrit sur plusieurs plateformes, dont Sefaireaider, plateforme de « jobbing » qui propose de « trouver le pro dont vous avez besoin ». Il officie également sur Needelp, « le premier site d’entraide entre voisins », qui abrite une flopée de micro-entrepreneurs pas du tout voisins, « des milliers de jobbers fiables jusqu’à trois fois moins chers qu’une entreprise », lit-on sur le site de la plateforme, qui prend 15 % de commissions sur chaque opération. « Je paye tout moi-même, mon matériel, mes déplacements. Ensuite c’est mes bras et mon temps. Mais je préfère ça plutôt que de vivre des aides sociales. »

 

Espace à prendre

Montage de meuble, coup de peinture, pose d’un évier ou encore création de bibliothèque sur mesure, William « fait de tout », c’est même le titre de sa page Facebook. « On peut considérer ça comme une forme de travail au noir, mais le positionnement de l’État n’est pas clair. Moi, j’ai monté ma micro-entreprise. Sans ça j’aurais vécu de quoi ? Ces plateformes permettent à des gens comme moi de sortir la tête de l’eau. » William Dresse ne paye pour l’instant pas d’impôts et espère que son entreprise passera le cap de la première année, souvent douloureux. Mais il sait qu’il y a un espace à prendre. Les artisans ne se déplacent pas pour ce genre de petits travaux, et ils sont trop chers alors que le pouvoir d’achat des Français ne cesse de diminuer. « Après, faut pas se leurrer, moi j’ai pas de garantie décennale, et si ça me dépasse, je le dis aussi. Mais dans ma vie passée, j’ai rénové quatre maisons, donc je sais faire un paquet de trucs. »

 

La vie en caravane

William Dresse habite dans une caravane en banlieue parisienne, vit, « mais chichement ». Il se donne, « pour ses enfants », dont les photos squattent son réseau social. « L’assurance, la mutuelle, c’est moi qui les paye. Alors je fais super attention. » Après des années passées à travailler dans le social, William Dresse n’est pas tout à fait dupe quant au discours des plateformes. « Les gens aux manettes sont aussi là pour que leur entreprise marche, mais je les crois assez sincères alors je joue le jeu. Si les jobbers piratent eux-mêmes le système, ça ne va pas marcher. » Le bricoleur sait que le temps est compté, même si pour le moment l’État et la corporation des artisans ferment les yeux. « Moi, je ne suis pas pour tout casser, simplement m’insérer dans une économie vivante, réactive. Mon rêve, ce n’est absolument pas de capitaliser et faire fortune, mais vivre de mon travail, de mes mains. Et ce système-là me le permet. »

DOMINIQUE LACAN PENSE AU MONDE D'APRÈS

Guide conférencier, sur Internet

Dominique Lacan semble être un homme fort occupé. En CDI dans le domaine de l’informatique, ce passionné d’histoire de Paris gère un site, critique et vend des livres sur Amazon et trouve encore le temps de guider les touristes dans la capitale, sur ses week-ends, ses congés, ses RTT. « Je ne gagne pas assez en CDI. Et puis je ne crois pas, vu le rythme auquel la société bouge, qu’on puisse se permettre d’être dans une forme d’exclusivité sur le plan professionnel, il faut prévoir. »

 

Ubérisé et heureux de l'être

Le micro-entrepreneur propose donc ses services sur des sites comme Cariboo ou Guidelikeyou. Ils prennent une commission de 20 %, le mettent en relation avec un ou des touristes, charge à lui ensuite d’assurer le service. L’affaire, si l’on se déclare comme micro-entrepreneur, n’est pas très rémunératrice, et attire surtout des étudiants. « C’est un revenu d’appoint, ma motivation est dans le sujet. J’y trouve un intérêt supérieur dans mon travail, une forme d’autonomie. Dans les entreprises, on n’a ni les budgets ni la maîtrise de son activité. Alors que là, oui. » Pas d’inquiétude en termes de protection sociale, les mutuelles et assurances se bousculent pour proposer leurs services, selon Dominique Lacan. Mais « le CDI, c’est quand même ce qu’il y a de mieux ». « Autoentrepreneur, c’est un dispositif qui vient se greffer sur un état social dégradé. En d’autres temps, ça n’aurait pas marché. » 

 

Entre utopie et gros business

Dominique Lacan ne s’en cache pas, il aime penser l’ubérisation du monde, mais refuse les confusions : « C’est de la gestion de plateformes, pas un service gratuit. On assimile souvent ça à des sites web mais cela nécessite beaucoup plus de ressources, des moyens techniques, du travail informatique, de la sécurisation en ligne, et donc de faire rentrer de l’argent. Sans business plan, on court à la catastrophe. » Loin du sympathique vide-grenier collaboratif sur Internet… Et à la fin, il risque de n’en rester plus qu’un : « Pour les plateformes de guides conférenciers, le but n’est pas d’être rentable, mais de lever des fonds, d’attendre l’évolution du marché, d’attendre les lois. La plupart veulent vendre leur base de données et leur savoir-faire au plus gros. » Dans l'intervalle, l’historien glisse « plusieurs fers au feu ».

MARGOT ÉCRIT, GRÂCE À PÔLE EMPLOI ET AIRBNB

Le pactole

Margot, journaliste free-lance, « précaire quoi », décide un jour de s’arrêter de courir après les rédactions. Elle va écrire un livre. Mais au chômage, les temps sont durs, surtout quand on vit seule à Paris dans un appartement loué 900 euros par mois. La jeune femme décide alors de se trouver un revenu de complément. Cent euros la nuitée pour 23 m2, l’argent rentre vite. « Pendant presque quatre mois, j’ai utilisé Airbnb presque à temps plein. Ça a bien fonctionné. C’était plus que de l’argent de poche, j’ai gagné en moyenne 900 euros par mois, de quoi payer mon loyer entièrement. » Pour se loger, elle squatte chez son petit ami, sa sœur, part en week-end loin à l’étranger, à l’affût de solutions pas trop chères… sur Airbnb.

 

Un vrai « boulot »

Si l’affaire est rentable, Margot concède avoir beaucoup « travaillé ». « Faire le ménage, changer les draps, accueillir les gens, c’est un vrai boulot, et ça prend beaucoup de temps. Certains touristes sont restés trois semaines, d’autres deux jours, une semaine. Donc il fallait être là pour suivre les arrivées et les départs, parfois au milieu de la nuit. » Margot le confesse, elle a toujours hésité entre le journalisme et l’hôtellerie. « Ils venaient chez moi, payaient, donc je devais faire des efforts pour que tout soit nickel. Je prenais soin de mes hôtes, en accumulant les petites attentions, les conseils de restos, les coups de main… » 

 

Arrêter, pour travailler

Au bout de quatre mois, Margot décide de rentrer dans ses pénates, pour se mettre sérieusement à l’ouvrage. « J’ai décidé d’arrêter pour pouvoir retravailler correctement. Faire mon métier. Tout le temps à droite à gauche, ça devenait impossible. » Locataire, stressée que « quelque chose n’arrive », Margot sait aussi que passé un certain montant, le couperet des impôts peut tomber. « Mais si je suis en galère, c'est sûr, je le referai. »

ANCIEN TAXI, PERDU D'UBER

La désillusion

Qu’il regrette, Mehdi (prénom d’emprunt), d’avoir voulu « se libérer de sa licence » ! Ancien taxi, travaillant dans une grande ville de province, Mehdi décide de passer, avec certains de ses collègues, du côté des VTC et s’inscrit chez Uber. « Nous pensions tous que c'était une véritable opportunité, un peu comme l'arrivée de Moïse qui viendrait délivrer les esclaves d'Égypte. » À l’usage, la célèbre plateforme a vite fait de doucher les espoirs. Trop de chauffeurs sur le marché, toutes les charges d’un travailleur indépendant, sans avoir la main sur le prix des courses, Mehdi s'écroule. « Moi je fais entre 1 500 et 2 500 euros de chiffres d’affaires en moyenne par mois. La voiture en leasing auprès des banques, tu peux enlever 150 euros par mois. Les charges sociales, c’est 900 à 1 200 euros par mois. Au final, c’est intenable. »

 

Travailler beaucoup, pour trop peu

Mehdi attend que les courses arrivent, parfois dix heures durant. « Ce n’est pas du temps de travail, mais c’est quand même du temps que tu ne passes pas avec ta femme et tes enfants. Avant Uber on faisait aussi des grosses journées mais au moins c’était rentable. Aujourd'hui, je suis dans le doute chaque mois. » Le chauffeur, comme la plupart de ses collègues, sous-déclare son chiffre d’affaires auprès du RSI, pour ne pas « être dans le rouge »« Malheureusement on est obligé de sous-déclarer. Ça nous pousse à nous mettre hors la loi, c’est clair. Si on gagne le Smic, et qu’il faut retrancher la moitié, à quoi bon ? » 

 

L’animosité grandit

Délaissant peu à peu Uber, Mehdi travaille aussi comme chauffeur en sous-traitance pour des sociétés de transports de personnes, sans réussir à remonter la pente. Il n’envisage pas de redevenir taxi, l’animosité entre les deux professions est trop forte. « Je comprends leur position. On a dépouillé les taxis, un peu archaïques, pour donner la manne aux VTC. Bien sûr, ça a créé de l’emploi, mais est-ce que ces mecs-là arrivent à en vivre ? » Sa femme est en CDI, grâce à elle le couple peut se loger. Mais pour acheter, faire des projets, c’est niet. Enlisé dans ses dettes, Mehdi estime qu’il y a seulement deux gagnants dans cette histoire : l’État, « qui augmente les cotisants au RSI », et les grands groupes, qui « ont gagné des travailleurs à bas coût ».

 

 

 

Source : https://www.mediapart.fr

 

 

 

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28 janvier 2016 4 28 /01 /janvier /2016 14:12

 

Source : http://www.bastamag.net

 

 

 

Biodiversité

Comment les multinationales font main basse sur la reproduction animale

par

 

 

 

Un taureau capable de produire plus d’un million de descendants, cinq races d’animaux qui dominent l’élevage mondial de vaches, cochons, poules, chèvres et moutons… Les industriels ont pris le contrôle de la sélection génétique des animaux de ferme. Basta ! s’est plongé dans ce secteur, où se joue une guerre industrielle similaire à celle que connaît le marché de la semence végétale. La recherche de rentabilité immédiate aboutit aujourd’hui à une érosion terrifiante de la biodiversité animale. Alors que les problèmes sanitaires se multiplient, des éleveurs, des associations et des chercheurs s’organisent pour préserver la diversité des animaux d’élevage et préserver des espèces qui ne soient pas standardisées.

Une race d’animal d’élevage sur cinq est menacée d’extinction. L’alerte a été lancée dès 2008 par la FAO, l’organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture [1]. Sur les 6 300 races d’animaux domestiques, 1 350 sont menacées d’extinction ou ont déjà disparu. Leur remplacement se fait au profit d’un nombre restreint de races d’élevage sélectionnées, la plupart du temps, pour leur productivité. Une douzaine d’espèces animales fourniraient à elles seules 90 % des protéines d’origine animales consommées dans le monde [2]. En creux se profile une course au contrôle de la génétique animale par une poignée d’acteurs économiques, sur fond d’agriculture industrielle.

Les critères de cette sélection génétique ? Grandir et grossir vite, produire beaucoup de lait, de viande ou d’œufs. « Les entreprises d’élevage se sont concentrées sur la maximisation de la production et les aspects commerciaux utiles, comme la croissance rapide, l’efficacité de la conversion alimentaire et des rendements élevés, souligne l’Atlas de la viande publié en 2014 par la fondation Heinrich-Böll-Stiftung Berlin, les Amis de la Terre Europe et Arc 2020. Il en résulte des races génétiquement uniformes à haut rendement qui, pour survivre, nécessitent des aliments riches en protéines, des produits pharmaceutiques coûteux et des bâtiments à température contrôlée. » Bien loin du profil des races d’animaux autochtones, présentes depuis des siècles en Afrique, en Asie, en Amérique latine ou en Europe et plus aptes à résister aux conditions et à la géographie locales.

 

Cinq races dominantes, une poignée de sélectionneurs

L’élevage mondial se trouve aujourd’hui dominé par cinq races, toutes venues d’Europe et d’Amérique du Nord [3]. La vache laitière Prim’Holstein d’abord : d’origine néerlando-germano-américaine, elle est présente dans 128 pays et fournit les deux tiers de la production de lait dans le monde. « Ce sont des vaches qui ont été soigneusement sélectionnées d’après quelques critères très clairs : maximiser la quantité de lait qu’elles produisent et sa teneur en matières grasses, et faire en sorte que l’assimilation de leur alimentation soit le plus efficace possible », explique Susanne Gura, spécialiste de la biodiversité agricole [4]. Le porc Large White ensuite : présent dans 117 pays et d’origine anglaise, il pèse un tiers de l’approvisionnement mondial en porcs dans le monde. Dans ce top cinq figurent également les chèvres suisses Saanen (81 pays), les moutons espagnols Mérinos (60 pays) et les poules pondeuses Leghorn blanche, d’origine italienne, élevées partout dans le monde.

Parallèlement à cette réduction drastique de la diversité animale, une poignée de géants industriels influencent la génétique, comme le rappelle l’organisation indépendante britannique Econexus, qui regroupe des scientifiques et des citoyens [5]. Le leader du secteur, le britannique Genus, s’est constitué en 2005 à partir des deux plus importantes entreprises de sélection porcine et bovine du monde. Le groupe allemand Eric Wesjohann (EW Gruppe) est le leader mondial de la génétique dans le domaine des poules pondeuses, des poulets et des dindes avec le néerlandais Hendrix Genetics (dont la société Sofipotréol, dirigée par Xavier Beulin, également président de la FNSEA, est actionnaire). Un groupe français, Grimaud, s’est engouffré dans le secteur : il est aujourd’hui le deuxième sélectionneur de volailles et détient des filiales dans la sélection de lapins et de crevettes. L’autre grand décideur de ce que nous mangeons est la société américaine Tyson Foods Inc., le plus grand transformateur de viande qui, via sa filiale Cobb-Vantress, contrôle la génétique des poulets de chair.

 

L’obsolescence programmée des hybrides de poulets

Après vingt ans de rachats et de fusions des entreprises du secteur, la concentration est sans précédent, en particulier dans la volaille. « Deux firmes contrôlent la production d’œufs, les deux autres, le marché de chair », alertent l’eurodéputé José Bové et le journaliste Gilles Luneau dans leur livre L’alimentation en otage [6]. Cette mainmise des multinationales tient à une innovation clé : l’introduction du poulet hybride, dans les années 40 par Henry Wallace, alors vice-président des États-Unis [7]. Le croisement de deux lignées sélectionnées de poules augmentent leur productivité. Problème : cette amélioration génétique ne survit que pendant une seule génération. « L’éleveur est obligé de racheter des poussins à chaque fin de cycle de production, expliquent Gilles Luneau et José Bové. Ce cycle s’accélère parce que les poulets “de chair” arrivent à maturité plus vite, et parce que les pondeuses, usées par la cadence, ne vivent pas aussi longtemps que leurs ancêtres rustiques. » Une innovation qui s’est étendue aux dindes, canards, porcs, saumons, crevettes, etc.

Mais cette course au rendement a un prix. Dans un système qui cloisonne la production d’œufs et de poulets de chair, les poussins mâles des pondeuses sont de trop. Environ 50 millions de poussins mâles sont tués chaque année en France, à leur naissance. Cette sélection intensive affecte le bien-être animal sur d’autres plans. C’est ce qu’a pu constater Christian Drouin, éleveur en Vendée. Sous pression financière, il s’est lancé, à la fin des années 90, dans l’élevage de volailles industrielles. « Je n’imaginais pas les problèmes sanitaires que cela allait engendrer, avec des animaux qui ne tiennent pas sur leurs pattes du fait d’une croissance trop rapide », confie-t-il. Comme la chair se développe beaucoup plus vite que le squelette, les poulets d’engraissement ploient sous le poids de leur propre corps... Au bout de un an, la souffrance morale combinée à l’absence de résultat amèneront cet éleveur à abandonner ce système industriel et à se tourner vers les volailles certifiées.

Pauvreté génétique animale, richesse des labos pharmaceutiques

En mars dernier, la société ABS® Global Inc., filiale de Genus et leader de la génétique bovine, a carrément publié une nécrologie de son taureau vedette, baptisé « 29HO12209 Picston SHOTTLE » [8]... Derrière ce nom, un taureau reproducteur dont la semence a engendré plus de 1,17 million de descendants ! ABS® salue ce géniteur dont « les 100 000 filles ont produit plus de 2 milliards de litres de lait »... et qui a surtout largement contribué à la bonne santé financière de la firme. Mais l’insémination artificielle a son revers : l’homogénéité génétique. « Les gènes de millions de bovins et de porcins correspondent désormais à moins de cent animaux. Pour les volailles, ce ne sont plus qu’une vingtaine. Génétiquement, les animaux se ressemblent de plus en plus », pointe le rapport Agropoly. Ingénieure agronome, Julie Bessin s’est aussi penchée sur la diminution de la variabilité génétique au sein d’une même race. Chez la vache montbéliarde, il est très rare qu’une génisse n’ait pas le même grand-père, illustre-t-elle [9].

Cette industrialisation et cette homogénéisation a considérablement augmenté le risque de maladies animales infectieuses. Ce qui bénéficie directement au secteur pharmaceutique. La lutte contre les épizooties représente environ 17 % du chiffre d’affaires de l’industrie de l’élevage, selon le rapport Agropoly. En Allemagne, deux tiers des antibiotiques vendus sont utilisés pour l’élevage. Aux États-Unis, les antibiotiques sont autorisés pour stimuler la croissance : les animaux en consomment huit fois plus que les hôpitaux ! En retour, on assiste à une recrudescence de bactéries résistantes, avec leur lot d’infections indifférentes aux médicaments. C’est d’ailleurs la France qui détient le record de résistance aux antibiotiques en Europe [10].

Mobilisations contre le brevetage des gènes

« Cette “révolution génétique” carbure au rêve de modification génétique animale sur toutes les espèces prometteuses du marché », alertent Gilles Luneau et José Bové. Qui citent, dans la galerie des animaux à l’ADN bricolé, un poulet israélien sans plumes pour résister à la chaleur ou un cochon japonais avec un gène d’épinard pour faire moins de lard... En novembre 2015, en dépit des contestations de deux millions d’Américains, un premier animal génétiquement modifié a été autorisé à la consommation humaine : le saumon AquAdvantage, modifié avec un gène d’un autre saumon pour grandir deux fois plus vite.

Ces droits de propriété intellectuelle déposés sur les animaux ou leurs gènes renforcent le contrôle de la reproduction du cheptel. Et menacent la survie de millions de petits exploitants agricoles, de pêcheurs et d’éleveurs. La vache Prim’Holstein est par exemple sur le point de détrôner le Watusi en Ouganda, un bovin à longues cornes, beaucoup plus résistant aux sécheresses. « Dans un monde qui fait face au changement climatique, des races résistantes à la sécheresse, à l’extrême chaleur ou aux maladies tropicales sont, en tant que ressources de matériel génétique unique pour les programmes de reproduction, d’une importance potentielle majeure », rappellent les auteurs de l’Atlas de la viande. En 2007, 109 pays ont signé la Déclaration d’Interlaken sur les ressources zoogénétiques. Cette déclaration confirme leur engagement à utiliser la biodiversité du monde animal pour promouvoir la sécurité alimentaire mondiale, et la rendre disponible aux générations futures.

 

Paysans, associations et chercheurs s’organisent pour préserver des races

« La diversité des races, issue du travail de générations de paysans, est une condition essentielle à l’adaptabilité de nos systèmes d’élevage face aux enjeux des générations futures », rappelle la chercheuse Julie Bessin. En France, des chercheurs ont pris conscience assez tôt de l’enjeu que constituait cette diversité. Des actions de conservation des races animales ont très vite été mises en place. Dans le même temps, des éleveurs, installés en zone de montagne ou dans des climats rudes, se sont rendu compte que le schéma de sélection dominant proposé par les multinationales du secteur n’était pas compatible avec leurs pratiques [11].

C’est le cas de Florent Mercier, un éleveur du Maine-et-Loire, qui a opté pour la Brune Originale, une race de vache issue d’une sélection menée par des paysans en Suisse. « Ici, régulièrement, il y a des sécheresses d’été, un long hivernage au foin, sans ensilage. Par chance, en Suisse, cinq cents éleveurs ont refusé, dès le départ, l’importation de génétique américaine et ont su garder le système d’échange de taureaux et les nombreux concours locaux », explique-t-il. Cette race de vache se révèle capable de s’adapter à différents milieux, allant des alpages à l’herbe pauvre jusqu’aux élevages de plaines très fertiles. L’enjeu pour ces éleveurs : regagner leur autonomie vis à vis du système d’élevage industriel. Près de 70 initiatives pour la conservation de la biodiversité animale domestique sont recensées en France [12]. Autant de graines de résistance à l’homogénéité promue par les géants de la sélection animale et à l’appauvrissement général.

@Sophie_Chapelle

Photo de une : CC Steve Arnold

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28 janvier 2016 4 28 /01 /janvier /2016 13:51

 

Source : http://www.bastamag.net

 

 

Données personnelles

Et si, demain, votre mode de vie était contrôlé par votre compagnie d’assurance

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Vos données personnelles ne sont pas seulement la cible d’agences d’espionnage bien ou mal intentionnées. Les compagnies d’assurance se sont lancées dans une véritable course pour tenter de collecter le plus d’informations possibles sur votre mode de vie. Les réseaux sociaux, les objets connectés ou les applications loisirs présentes sur les smartphones, sont autant de sources de renseignements sur votre état de santé ou votre régime alimentaire. Et une mine d’or pour évaluer les risques qu’assurances et mutuelles doivent couvrir ainsi que la prime que vous devrez acquitter. Votre assureur vous dictera-t-il demain la manière dont vous devez vivre pour ne pas payer plus cher ? Enquête.

 

« Bravo, vous avez marché plus de 90 kilomètres ce mois-ci, nous vous remboursons votre abonnement à la salle de sport » ; « vous avez dépassé votre quota de matières grasses cette semaine, vous ne respectez pas vos objectifs en matière d’alimentation, votre prime d’assurance santé va augmenter » ; « vous avez fait deux excès de vitesse cette semaine, restez vigilant, gare au malus » ; « Alerte météo dans votre région : un orage violent est prévu. Pensez à ranger vos meubles de jardin »...

 

Ce type de SMS pourrait bientôt vous être envoyé par votre assureur afin de prévenir un risque concernant votre maison, votre voiture ou votre propre corps. Science-fiction ? Pour organiser cette prévention personnalisée, les assureurs pourront se baser sur les précieuses – et nombreuses –informations que nous essaimons déjà dès que nous utilisons un navigateur de recherche sur Internet, un réseau social, une application mobile et même, désormais, des objets connectés. Pour ne pas avoir systématiquement à acheter ces informations à des tiers, les assureurs réfléchissent aussi à créer leur propres bases de données. Dans les deux cas, la matière collectée est traitée par des algorithmes puissants. « Pour tous les assureurs, la collecte massive et le traitement de données – le Big Data – est déjà un relais de croissance incontestable », assure Louis de Broglie, fondateur de la start-up d’assurance Inspeer.

 

Une course à la collecte de nos données

Le « Big Data » est une arme redoutable pour les assureurs. Il vient renforcer leur cœur de métier qui consiste à collecter des informations afin de mettre un prix sur un risque (accident de la route, longue maladie, cambriolage...), la prime que l’assuré verse pour être couvert. Dans le métier, cela s’appelle le « couple rendement- risque ». Derrière ce terme technique, l’objectif est simple : gagner de l’argent. Pour cela, il faut que le total de primes que chacun paie pour s’assurer soit supérieur au coût des sommes versées au client dans le cadre de sinistres.

Les assureurs cherchent à mieux huiler cette mécanique en récoltant toujours plus d’informations sur la nature du risque et la probabilité qu’il se réalise. « Le premier qui gérera la collecte et l’analyse de données pourra s’assurer de n’avoir que des bons risques », confie Eric Froidefond, manager dans le domaine de l’assurance et auteur d’un mémoire sur le Big data dans l’assurance (2014). En clair, il pourra sélectionner, avant ses concurrents, les clients qui sont moins exposés à une probabilité de sinistre. Les assureurs se livrent donc à une véritable course à la collecte de nos données.

 

« Désormais, nous pouvons avoir des informations en temps réel »

La technologie change la donne. « Les assureurs auront accès à des données dynamiques : jusqu’à présent, nous ne pouvions collecter des données qu’au moment de la souscription. Désormais, nous pouvons avoir des informations en temps réel », reconnaît Stéphane Chappellier, CEO de SolvINS, une société de conseils et de services aux entreprises pour l’exploitation des objets connectés et de leurs données. Cela réduit l’incertitude dans laquelle les assureurs demeurent, une fois un contrat signé. « Les objets connectés, les applications mobiles, le Big Data supprimeront l’asymétrie d’information qui était historiquement en faveur de l’assuré », résume Antoinette Rouvroy, chercheuse au centre de recherche en information, droit et société (CRIDS) à l’université de Namur (Belgique). Le risque ? Celui d’augmenter le contrôle des assureurs sur nos vies et, grâce à cet encadrement, d’individualiser l’assurance, tant sur le plan de la prévention que sur celui de la prime.

Concrètement, pour les assurés, les primes pourraient non seulement évoluer au niveau de chaque client, mais aussi, dans le temps, en fonction de l’évolution du comportement de chacun. Aujourd’hui, c’est déjà un peu le cas : un fumeur sait qu’il paie sa cigarette deux fois, une fois au buraliste et une fois à son assureur, avec une prime renchérie. Cette pratique sera juste affinée et élargie à tous les pans du quotidien. Par exemple, un assureur pourrait savoir que vous êtes rarement à la maison, sur la base du compteur électrique connecté. Il peut alors vous demander de sécuriser le domicile avec une alarme, faute de quoi, la prime augmentera.

Un assureur pourra même se séparer d’un client qui ne suit pas ses préconisations. Ce dernier aura pour seule option de se tourner vers des assurances plus chères, comme c’est déjà le cas après des accidents de voiture à répétition. « Ceux qui ne souhaitent pas partager leurs données pourront rapidement être suspectés de constituer un mauvais risque », souligne Louis de Broglie. La différence est que ce choix sera basé sur une anticipation statistique et non sur des faits, comme des accidents de voiture. « Les assureurs auront tellement d’informations que les prix deviendront individuels et très évolutifs, résume Eric Froidefond. Il faudra trouver d’autres moyens de mutualiser, peut-être avec de nouveaux services de co-assurance de personnes. »

 

L’enjeu de l’acceptation sociale

Au vu des enjeux de long terme, pourquoi les assurés accepteraient-ils de confier leurs données ? Parce qu’ils peuvent être gagnants sur le court terme. « Dans le marché hyperconcurrentiel de l’assurance, les consommateurs accepteront de transmettre leurs données si cela s’accompagne d’une réduction des prix », analyse Thierry Vallaud, responsable de la prospection des données (datamining) à BVA. Ce constat est partagé par les assureurs qui proposent d’ores et déjà de réduire les primes contre la preuve d’un comportement vertueux. Ces tentatives deviennent très concrètes, même si elles concernent avant tout la sphère la moins invasive de l’assurance : l’automobile.

Un nouveau concept s’est ainsi développé aux États-Unis, puis au Royaume-Uni et en Italie, avant d’arriver en France : un assuré paye en fonction de la prudence de sa conduite. Il s’agit du « pay how you drive » (payez à la manière dont vous conduisez). L’un des poids lourds de l’assurance, l’allemand Allianz, a ainsi lancé une nouvelle offre, à grand renfort de publicité diffusée au cinéma et à la télévision. Concrètement, le conducteur accepte de connecter un boîtier à sa voiture. Ce boîtier est alors capable de détecter les excès de vitesse mais aussi la fréquence et la brutalité des freinages ou la manière d’aborder les virages. Si l’assuré adopte une conduite souple, il peut obtenir une ristourne pouvant aller jusqu’à 30 % à la date anniversaire du contrat. Direct Assurance, filiale du géant français Axa, a de son côté lancé une offre similaire… où la prime peut être réduite jusqu’à 50 %.

En terme d’acceptation sociale, le climat est également favorable : 70 % des consommateurs sondés par le cabinet de conseil PwC se disent en effet prêts à faire installer un capteur dans leur voiture ou à leur domicile, si cela leur permet d’obtenir une baisse de leur prime d’assurance (Étude PwC sur les objets connectés, « The Wearable Future » « Nos axes de travail restent concentrés sur la voiture et le domicile, car nous avons des certitudes sur ce marché que nous n’avons pas sur la santé connectée, où la législation est contraignante et changeante », explique Michael de Toldi, directeur des données de BNP Paribas Cardif (la société d’assurance de la BNP).

 

Connecter le corps, ouvrir la boîte de Pandore

En termes de santé, l’enjeu est en effet complexe pour les assureurs. « Tous les assureurs n’ont alors pas la même vision, annonce Serge Abiteboul, informaticien, professeur à l’ENS Cachan et directeur de recherche à l’Institut national de recherche en informatique et en automatique (Inria). En rencontrant ces professionnels, j’ai vraiment entendu deux discours : ceux ultralibéraux qui fantasment sur l’usage du Big Data, par exemple pour « saucissonner » les risques de santé, et ceux, souvent des mutuelles, qui y voient des possibilités d’offrir de nouveaux services et préfèrent garder la mutualisation du risque. »

Comme souvent, c’est dans le monde anglo-saxon que les premières étapes de l’individualisation – et de la surveillance – sont franchies. Ainsi, la société d’assurance John Hankock propose à ses clients des bracelets connectés, des capteurs d’activité développés par la société états-unienne Fitbit. S’ils atteignent un niveau d’exercices physiques stipulés dans le contrat, le client bénéficie alors d’une série d’avantages, comme des bons cadeaux chez Amazon, des réductions sur des nuits d’hôtels ou des remboursement d’abonnement à des salles de sport. « L’acceptation sociale est beaucoup plus poussée aux États-Unis ou, dans une moindre mesure, au Royaume-Uni pour une raison simple : dans ces pays, un problème de santé peut signifier une faillite personnelle », note Alexis Normand, directeur du département santé au sein de la compagnie française Withings, productrice d’objets connectés.

En France, les assureurs sont plus prudents. Le premier à avoir proposé une offre grand public est le groupe Pasteur Mutualité. Il a intégré des objets de santé connectés dans son contrat, en offrant de rembourser tout achat en la matière jusqu’à 150 euros. Objectif affiché : proposer des solutions de prévention en encourageant l’activité physique avec un podomètre (pour mesurer le nombre de pas quotidien) ou le suivi physiologique avec un tensiomètre ou un glycomètre (pour mesurer le taux de glucose dans le sang), tous connectés. Le groupe précise bien qu’il n’y aura aucune collecte de données. Cela permet tout de même de tester si les assurés sont réceptifs à ce genre de pratique.

 

Applications de bien-être, objets connectés, autant de mouchards ?

Vous proposer un objet connecté sous des allures ludiques n’est pas forcément indispensable pour collecter vos données de santé. Dans les faits, les assureurs peuvent déjà en acheter à Google, aux réseaux sociaux comme Facebook et même à des entreprises développant les applications présentes sur nos téléphones, comme une application indiquant ou mesurant les parcours de jogging ou de vélos. « Les citoyens sont ambivalents : ils ont conscience des risques pour la sécurité de leurs données, mais ils cèdent en vigilance quand les services à portée de main, sur leur smartphone ou sur leur ordinateur, facilitent leur vie », reconnaît Christian Saout, secrétaire général délégué du Collectif interassociatif sur la santé (Ciss), qui utilise lui-même une application gratuite comptant ses pas.

Beaucoup d’entre nous ont déjà – consciemment ou non – accepté de confier leurs données à des tiers, comme des sociétés développant des applications de course à pied, de conseils nutritionnels, ou de gestion du sommeil. L’application My Fitness Pal par exemple, qui compte les calories et le nombre de pas quotidien, a été téléchargée plus de un million de fois sous Android . Ces données de bien-être peuvent ensuite être revendues. Elles ont de la valeur : la start-up ayant développé ce logiciel a été cédée à pas moins de 475 millions d’euros en février dernier !

 

Le droit des citoyens européens renforcé mais…

« Nous sommes dans l’ère de la responsabilité : pour se protéger, les utilisateurs doivent lire les conditions générales d’utilisation (CGU) », souligne Alexis Normand, de Withings, qui propose déjà un écosystème de 150 applications interagissant avec leurs objets connectés. Qui prend vraiment le temps de lire intégralement les CGU avant de cocher la case les validant ? « Moi-même, je ne les lis que rarement, car souvent trop longues et fastidieuses, reconnaît Sophie Nerbonne, directrice de la conformité juridique de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil). Nous devons réfléchir au niveau européen à un moyen de consentement qui soit plus lisible pour permettre un consentement éclairé et une réelle maîtrise, par les citoyens, de leurs données. »

En parallèle, une bonne nouvelle est à signaler. Les citoyens français auront bientôt plus de moyens pour défendre leurs droits à la protection des données sensibles. Un règlement européen, qui devrait être voté et adopté d’ici début 2016 et appliqué en 2018, prévoit que le droit du pays des clients – et non des entreprises – soit pris en compte. Or le droit européen est très protecteur. Par exemple, un citoyen français peut demander à un site de lui communiquer l’intégralité des données le concernant, de les rectifier si elles sont inexactes, de s’opposer à tout moment – même après la signature des CGU – à la diffusion, à la vente ou à la conservation de ces informations. Les données de santé, quant à elles, sont particulièrement protégées et accessibles uniquement par un médecin. De plus, si ces droits existent depuis des décennies, le règlement européen rend les sanctions enfin crédibles. L’amende maximale était jusqu’à maintenant de 150 000 euros. « Le projet de réglementation prévoit désormais des sanctions pouvant aller jusqu’à 4 % du chiffre d’affaires mondial du groupe concerné, ce qui deviendrait vraiment dissuasif », s’enthousiasme Sophie Nerbonne.

 

Alimentation, activité sportive, sommeil : des infos stratégiques

La vigilance reste de mise. Déjà, parce que ce règlement ne s’appliquera que d’ici deux ans. Ensuite, parce que deux failles demeurent. Tout d’abord, si les données de santé, dites « sensibles », sont ultraprotégées, les données de bien-être que nous transmettons sont encore régies par le droit contractuel et les fameuses CGU. Or ces informations – alimentation, activité sportive, sommeil – permettent toujours aux assureurs d’estimer notre risque de santé en temps réel.

Enfin, les assureurs peuvent tout à fait accéder à nos données de santé de manière indirecte : les entreprises d’assurance possèdent des filiales d’assistance employant des médecins. Si ces derniers ne peuvent pas communiquer notre dossier médical, ils peuvent très bien communiquer une évaluation, de A à F par exemple, qui évolue en fonction de notre comportement. Un médecin pourra par exemple proposer à un assuré passant dans la catégorie « senior », ou à un patient sortant de l’hôpital, de suivre un « contrat de bien-être » pour réduire son risque et améliorer sa note. Le contrat contiendra alors des objectifs dans le cadre d’un programme concernant la prise de médicament, une activité physique ou une alimentation saine. Accepter ces objectifs, fixés par le médecin, permettra alors d’améliorer sa note. Le refuser, c’est risquer un malus.

Morgane Remy

Photo : CC Matthias Weinberger

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22 janvier 2016 5 22 /01 /janvier /2016 22:43

 

Source : http://rue89.nouvelobs.com

 

 

Histoire du management : « L’efficacité devient une fin en soi »

 

 

Au XVIIIe siècle, le management concernait la maison, les enfants et les femmes enceintes. Aujourd’hui, le monde moderne vit sous l’emprise de la gestion. Histoire politique du management, avec le chercheur Thibault Le Texier.

 
 

D’où vient le management qui règne aujourd’hui dans les entreprises  ? Comment la culture des managers s’est-elle imposée dans les entreprises  ? Et que nous fait-elle  ? Qu’amène la révolution numérique dans tout ça  ?

Le jeune chercheur Thibault Le Texier répond à ces questions dans « Le maniement des hommes » qui vient de paraître aux éditions La Découverte. Nous l’avons rencontré.

 

Rue89 : Pourquoi vous êtes-vous intéressé au management, sujet a priori aride et peu sexy ?

Thibault Le Texier : Parce que le management est un art de gouverner. Il pose des questions politiques  : comment on gouverne un groupe d’individus, comment on leur fait faire ce qu’on leur demande, avec des sanctions et des récompenses... C’est de la science politique, et je trouve ça passionnant.

 

Dans votre livre, vous expliquez que contrairement à ce qu’on pourrait penser, le management n’est pas né avec le capitalisme, l’usine, la grande entreprise… – mais dans la sphère de la maison.

C’est une partie occultée du management  : on l’associe toujours au «  business », mais j’ai découvert que les premiers manuels de management, au XVIIIe siècle, concernent la sphère domestique. Quand on parle de management, c’est au sujet des enfants, des femmes enceintes, des vieillards, des chevaux... L’idée centrale, c’est qu’on prend soin d’êtres dépendants  : des femmes enceintes, des enfants ou des malades. A ce moment-là, le management se fait dans un cadre intime, dans une économie domestique, et il est souvent lié à des relations personnelles.

 

Comment le management arrive-t-il dans l’économie et l’industrie ?

Pendant longtemps, les ingénieurs ne se sont pas du tout préoccupés d’organiser le travail. Pour eux, les gains de productivité pouvaient être atteints juste en perfectionnant les outils. Si on avait une bonne machine, on arrivait toujours à trouver des ouvriers pour les faire marcher.

Mais les gains de productivité mécanique sont progressivement devenus de moins en moins élevés. Par ailleurs, à la fin du XIXe siècle, il y a un vrai problème avec le travail  : on arrive mal à faire travailler les ouvriers, ceux-ci ne restent pas longtemps dans les entreprises... Autour de Frederick Taylor [ingénieur américain fondateur de l’organisation scientifique du travail et du management scientifique, ndlr] un groupe d’ingénieurs se dit alors  : «  Ce qui nous intéresse, ce n’est plus les machines – c’est d’étudier les êtres humains.  »

 

Mesurer l'humain

Mesurer l’humain - geralt/Pixabay/domaine public
 

Ils appellent leur nouvelle activité « management ». Bien sûr, ils n’ont pas lu ces manuels domestiques – mais ça fait partie d’un inconscient collectif.

 

Est-ce qu’on retrouve des traces de ce premier management de la maison, dans le management des entreprises ?

Le premier management insistait sur l’importance de mesurer, d’avoir des chiffres, d’établir des régularités statistiques. On faisait des graphes avec les différents stades de croissance, des plans pour bien meubler sa maison, organiser sa cuisine...

Les ingénieurs gardent cette idée, mais écartent tout ce qui concerne les relations personnelles et le soin.

Car pour les tayloriens, le problème c’est précisément tout ce qui est personnel, patriarcal, toutes les relations trop individualisées. Pour eux, les entreprises sont mal gérées parce qu’elles sont gérées à l’émotionnel. Il faut arrêter de recruter le cousin du patron, qui est complètement nul, et recruter un profil, faire des fiches de poste, tester des compétences, former les gens...

 

« Le Facteur humain », film de Thibault Le Texier
 

(Thibault Le Texier est aussi réalisateur et a fait ce film d’archives sur l’imposition de la logique managériale dans la maison)

 

Comment le management s’installe-t-il dans les entreprises ?

On commence par rationaliser les environnements de travail. L’idée est que si on paramètre l’environnement de manière contraignante, les individus travailleront comme on l’attend d’eux. Le plus frappant c’est bien sûr la chaîne d’assemblage, où l’ouvrier est obligé de suivre la cadence s’il ne veut pas couler.

Il y a ensuite le fait de capter les savoirs. Avant, les ouvriers possédaient les savoir-faire sur leurs tâches, tout comme ils possédaient leurs outils. Mais le management va étudier les tâches et les décomposer – avec des caméras, des chronomètres… Ces savoirs du travail sont alors captés par le manager, qui se trouve en position de monopole.

Il y a enfin l’idée de fixer des objectifs, de tout codifier, de tout mettre noir sur blanc – alors que l’oralité était caractéristique du premier management. Tout est noté dans des formulaires, des fiches, des cahiers, des registres, des budgets… On vit toujours sur certaines techniques développées à ce moment-là.

 

Comment réagissent les travailleurs  ? Y a-t-il des protestations  ?

Quand j’ai commencé mes recherches, j’étais sûr qu’il y avait eu des révoltes d’ouvriers, de syndicats… Mais en fait, très peu. Il n’y a pas eu de vagues de grèves gigantesques, pas d’opposition très forte, juste des petites révoltes par ci par là. Mon hypothèse, c’est que le management est arrivé à un moment où les ouvriers étaient déjà disciplinés, déjà rentrés dans une discipline d’usine. C’était une violence supplémentaire, acceptée comme l’ordre des choses.

 

Avec le management s’impose aussi l’idée que l’efficacité est une chose essentielle…

Avant, le travail était valorisé pour lui-même : le but était d’être industrieux, dur à la tâche – mais pas forcément efficace. Avec les ingénieurs, l’idée d’un rendement maximal s’impose comme fin en soi. Des ingénieurs déclarent  : il ne faut plus juger l’efficacité en termes de morale, mais la morale en termes d’efficacité. Et le management participe vraiment à cette promotion de l’efficacité.

Plus une société devient technique, plus l’efficacité devient une valeur – là où on avait pu avoir l’honnêteté, la liberté, le courage, l’honneur…

On le voit dans le domaine politique  : le critère c’est l’efficacité, qui a remplacé, par exemple, celui de justice. On ne demande plus, par exemple  : «  Est-il juste d’accueillir les réfugiés  ?  » mais  : «  Quel est le nombre de réfugiés optimal qu’on peut accueillir  ?  »

 

Comment s’explique la place importante prise par le management dans les entreprises depuis les années 1950  ?

Le management lui-même a assez peu changé, les noms changent mais les théories de base restent les mêmes. Ce qui a changé, par contre, c’est la place que l’entreprise a pris dans la société. A mesure que l’Etat s’est désacralisé, l’entreprise a pris une place centrale dans la société, symbolisant le progrès technique, la croissance, la prospérité… La classe moyenne s’est aussi développée, et la catégorie des cadres est devenue dominante. De façon générale, la société s’est repolarisée autour de l’entreprise et de la culture managériale.

 

Vous montrez bien comment l’essor du management est lié à celui des techniques. Justement, les technologies numériques font-elles le lit de cette culture managériale  ?

Ça managérialise encore plus la société et les individus. Le management repose sur le remplacement des relations personnelles directes par des médiations. Or la technologie est précisément un art des médiations. Plus on introduit de médiations, plus le management se développe facilement.

Toutes les relations médiées par la technique sont très facilement managérialisables. Parce qu’elles sont déjà un peu dépersonnalisées, déjà soumises à la logique du calcul, de la mesure, elles sont déjà contraintes par des éléments techniques… De la même façon, elles deviennent très facilement marchandisables. Quelque chose qu’on peut calculer, mesurer, organiser se manage et se vend très facilement.

 

Vous avez des exemples  ?

Par exemple, le Quantified Self. A partir du moment où on peut se mesurer, mesurer ses cycles de sommeil, son cholestérol, on peut commencer à agir dessus et manager ces réalités là. Quand on a un outil, on l’utilise. La première étape c’est mesurer, ensuite c’est prescrire.

 

Le Quantified Self c’est l’aboutissement rêvé d’un management où les gens s’auto-managent, sans besoin de personne…

Exactement. C’est aussi un signe d’à quel point on est imbibé par le management, à quel point ça nous semble naturel, à quel point les gens peuvent appliquer une logique technique à leur existence ! Avant le développement de soi, c’était être vertueux, développer des vertus, être charitable, être un citoyen responsable… Aujourd’hui on est dans un truc purement instrumental  : c’est optimiser des performances, atteindre des objectifs, améliorer des scores, avoir une bonne moyenne… L’efficacité devient une fin en soi.

Plus la technique et le marché vont être liés, plus on va aller vers des formes de relation assez simples. On évacuera tout ce qui ne rentre pas dans l’équation, tout ce qu’on ne sait pas mesurer, ce qui est insensible, subtil, tout ce qui est très contingent et très personnel.

La logique même de la technologie, c’est la standardisation et c’est réduire la complexité humaine à des paramètres, à des standards. Et le management correspond parfaitement à ça. Il ne cherche pas à éliminer les hommes – mais à rationaliser ce qu’on ne peut pas automatiser, donc l’homme. Le management c’est la philosophie d’un monde technique.

 

L’histoire que vous racontez, c’est aussi celle d’une extension des territoires managés  : l’espace, les gestes, l’intime… Comme si, justement parce que ça ne marchait jamais, il fallait toujours aller chercher plus de territoires à manager.

Oui. On inclut chaque fois de nouveaux éléments dans l’équation. Il y a une sorte de boulimie  : les managers absorbent toutes les disciplines des sciences humaines dans l’idée de codifier tous les aspects de l’existence. Le management se pense comme une science totale de l’être humain, avec l’idée d’intégrer tout ce qui se fait : sociologie, psychologie, la science politique, l’ingénierie, la biophysique…

Mais c’est une pseudo-science. L’histoire paradoxale du management, c’est que ça ne marche jamais  ! De nouvelles écoles surgissent mais on ne trouve jamais la formule magique pour que les gens travaillent, restent dans la boîte et donnent toute leur énergie… 

Parce que l’être humain est complètement irrationnel  ! Ce sont des émotions, des comportements. Le management moderne s’est construit en évacuant tout ce qui est individuel, interpersonnel… et c’est ce qui revient par la fenêtre en permanence.

 

Face, justement, à l’extension des territoires gérés – les relations amoureuses, amicales, la famille, le travail, le corps etc etc. – qu’est-ce qu’il reste comme territoires échappant à ces logiques  ?

Assez peu  ! On est tellement imbibés de cette logique qu’on l’applique un peu à tout. C’est ça pour moi la grande force du management  : ce n’est pas du tout un complot, où l’on pourrait pointer du doigt des responsables et les renverser en les démasquant.

Dépasser cette rationalité managériale c’est prendre conscience de ça. L’ennemi c’est nous. C’est nous qu’il faut transformer.

Qui est contre l’efficacité aujourd’hui  ? L’objet de mon livre, c’est de dénaturaliser ça. Ce qui est naturel, pour un être humain, c’est plutôt de s’occuper de ses proches, d’être familier et personnel. Ce mode froid et instrumental de traiter le monde et les gens, c’est quelque chose d’assez fou. C’est complètement anti-naturel.

 

 

 

Source : http://rue89.nouvelobs.com

 

 

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19 janvier 2016 2 19 /01 /janvier /2016 21:09

 

Source : http://www.reporterre.net

 

 

Le tribunal administratif absout les illégalités de la ferme-usine des Mille vaches

19 janvier 2016 / par Lorène Lavocat (Reporterre)
 


 

 

Le tribunal administratif absout les illégalités de la ferme-usine des Mille vaches
 

Lundi 18 janvier, le tribunal administratif d’Amiens a autorisé la ferme-usine des Mille vaches, située à Drucat (Somme), à passer de 500 à 800 vaches. Il donne ainsi raison à l’exploitant, M. Walter, et au propriétaire, M. Ramery, contre l’État. Ecoeuré, Maître Grégoire Frison, l’avocat de l’association d’opposants Novissen, laisse exploser sa colère : « Il s’agit d’une décision inique, prise par un magistrat partial, au profit d’un industriel et aux dépens des petits éleveurs, qui se font rouler dans la farine ! »

L’exploitant contestait les arrêtés pris par la préfecture de la Somme à son encontre. En juillet 2015, les services vétérinaires constataient que la ferme-usine comptait près de 800 vaches, alors que l’autorisation préfectorale est limitée à 500. M. Ramery a donc été sommé de se mettre en conformité, au risque de devoir s’acquitter de lourdes sanctions financières. Mais M. Ramery a refusé de payer et demandé la suspension des arrêtés.

Le 22 décembre dernier, il plaidait en ce sens devant le tribunal administratif d’Amiens... qui vient donc de déclarer « non conformes » les arrêtés. D’après la Cour, le requérant a bien déposé une demande auprès de la préfecture afin d’agrandir son cheptel via un regroupement de troupeaux en mars 2015, mais n’a pas reçu de réponse. Selon la règle administrative du « silence vaut accord », l’autorisation serait donc tacite.... Et l’arrivée de 270 vaches supplémentaires sur la ferme à l’été 2015 serait tout à fait légale.

 

DEUX LECTURES DES FAITS...

 

*Suite de l'article sur reporterre

 

 

Source : http://www.reporterre.net

 

 

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19 janvier 2016 2 19 /01 /janvier /2016 17:19

 

Source : https://www.mediapart.fr
 

 

A Bruxelles, le régime minceur voulu par Juncker se fait dans la douleur
19 janvier 2016 | Par Ludovic Lamant
 
 
 

Un parlement européen fantôme, une dérégulation accélérée, un rôle toujours plus fort des experts de l’industrie… Les inquiétudes se renforcent un an après le lancement de la « better regulation ». Sous couvert de simplification bureaucratique bienvenue, l’opération va changer en profondeur les rouages de la machine bruxelloise.

De notre envoyé spécial à Bruxelles. - Comme l’immense majorité des 27 commissaires européens réunis autour de Jean-Claude Juncker, Vytenis Andriukaitis est inconnu du grand public. Mais à la différence de ses collègues, il arrive parfois que ce Lituanien, commissaire à la santé, parle sans détour. Prié, en novembre 2015, de faire le bilan de sa première année en fonction, l’intéressé a lâché : « Le plus surprenant, c’est que je ne suis pas si efficace. Je m’attendais à être plus efficace, à appliquer davantage une culture du résultat. »

Si le commissaire est frustré, il le doit, d’abord, à son portefeuille : le secteur de la santé reste l’une des chasses gardées des États membres, et les marges de manœuvre, à Bruxelles, sont limitées. Dans le microcosme bruxellois cependant, tout le monde sait que la sortie d’Andriukaitis signifie tout autre chose. Il s’en prend ici à l’une des obsessions de son patron, le Luxembourgeois Juncker, depuis sa prise de fonctions à la tête de l’exécutif européen : le « mieux légiférer », ou « better regulation » dans le jargon de l’UE. Cette priorité de la Commission, très technique, pourrait changer de fond en comble les rouages de la machine bruxelloise. À court terme, elle a asséché l’activité de nombre de fonctionnaires bruxellois.

Pendant la campagne des européennes, en 2014, Juncker, candidat à la succession de José Manuel Barroso, avait résumé son ambition : se montrer « big on big things and small on small things » (en résumé, décisif sur les sujets importants et en retrait sur les dossiers secondaires). « Les citoyens attendent de l'UE qu'elle apporte une valeur ajoutée sur les grands défis économiques et sociaux. Ils veulent aussi que l'UE interfère moins avec les États membres lorsque ceux-ci sont mieux à même de fournir les bonnes réponses », avait-il expliqué quelques mois plus tard, en décembre 2014.

 

Jean-Claude Juncker le 15 janvier 2015 à Bruxelles. © EC. Jean-Claude Juncker le 15 janvier 2015 à Bruxelles. © EC.
 

Sous couvert de bon sens, le Luxembourgeois cherche ainsi à répondre aux critiques, de plus en plus vives de la part des citoyens, d’une Europe tout à la fois tentaculaire et inefficace. Le chrétien-démocrate Juncker se positionne en Européen convaincu, tout en prenant ses distances avec les fédéralistes pur jus, comme Daniel Cohn-Bendit ou le Belge Guy Verhofstadt, persuadés qu’il faut « européaniser » la plupart des dossiers pour sortir de la crise. À une époque où les Britanniques réfléchissent à quitter une Union dont ils font le symbole des routines et lenteurs administratives, l'entreprise est devenue l’un des piliers du mandat Juncker.

 

Au sein de l’exécutif, c’est un Néerlandais, Frans Timmermans, qui a récupéré le dossier du « mieux légiférer ». Parfois surnommé le « nettoyeur », ce social-démocrate, très respecté dans la bulle bruxelloise, numéro deux de la commission, a pris les commandes d’une vaste entreprise de suppression des directives et législations secondaires en chantier, qu’elles soient jugées inutiles, obsolètes, ou encore trop sensibles politiquement pour espérer pouvoir aboutir un jour. Par ricochets, certains commissaires, par exemple Andriukaitis à la santé, en sont réduits, bien malgré eux, au statut de plante verte.

Juncker s’est ainsi félicité, vendredi, du premier bilan de son commissaire Timmermans : « Nous avons retiré de l’agenda une centaine de projets qu’il restait à examiner, et dont nous pensions que cela ne valait pas l’effort de le faire. Nous avons lancé en 2015 un total de 23 nouvelles initiatives, réduisant de 80 % (le volume), par rapport au parcours de nos prédécesseurs. » Le Néerlandais avait ainsi présenté, dès fin 2014, 80 textes plus ou moins embourbés dans la tuyauterie européenne, qu’il avait décidé de jeter à la poubelle.

 

Image tirée d'un spot de campagne de la Commission: « 74% des Européens jugent que l'UE produit trop de contraintes réglementaires ». Image tirée d'un spot de campagne de la Commission: « 74% des Européens jugent que l'UE produit trop de contraintes réglementaires ».

 

Mais l’opération « better regulation » ne consiste pas seulement, loin de là, à vider les fonds de tiroirs de l’ère Barroso. La dynamique va s’étendre, en 2016, aux autres institutions bruxelloises et modifier les procédures à suivre pour adopter des normes et des lois en Europe. Elle pourrait même, six ans après l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne, changer de fond en comble les relations entre l’exécutif de Juncker, le parlement européen, présidé par l’Allemand Martin Schulz, et le conseil (qui représente les intérêts des 28 États membres), dirigé par le Polonais Donald Tusk. Les trois viennent de s’entendre sur un accord de coopération sur le sujet, qui pourrait être soumis au vote des eurodéputés dès mars.

« La question de la suppression de la législation européenne se posait déjà sous la présidence de Jacques Delors [1985-95]. Mais c’est surtout avec Romano Prodi [1999-2004] que la thématique prend de l’ampleur. Elle figure déjà dans le Livre blanc pour une nouvelle gouvernance européenne en 2001 », rappelle Didier Georgakakis, professeur à Paris-1 et spécialiste de l’“eurocratie”. « Aujourd’hui, cela revient à l’ordre du jour, sous la pression notamment de la Finlande et des Pays-Bas, toujours très entreprenants pour critiquer l’administration européenne, et qui, eux, ont déjà effectué leur tournant “managérial” depuis vingt ans. De ce point de vue, le coup est parti bien avant les débats sur le “Brexit” [la sortie de la Grande-Bretagne de l’UE – ndlr]. »

 

« Dépolitiser le parlement » ?

 

Jean-Claude Juncker (à gauche) et son numéro deux, Frans Timmermans (au premier plan), à Strasbourg, en 2014. © Reuters. Jean-Claude Juncker (à gauche) et son numéro deux, Frans Timmermans (au premier plan), à Strasbourg, en 2014. © Reuters.

 

« Tout ce qui peut amener à concentrer l’action des institutions européennes sur l’essentiel, à travers un régime de minceur, me semble de bon aloi », assure l’eurodéputée Constance Le Grip (Les Républicains). « La machine européenne a été pensée pour gérer la tranquillité, dans un paysage pacifique. Or, avec la crise des migrants et la guerre ouverte contre l’État islamique, tout devient beaucoup plus compliqué. L’Europe doit changer de braquet, juge de son côté Jean-Marie Cavada, élu UDI-MoDem à Strasbourg. Parler de la taille des salades et des betteraves, quand des migrants meurent sur les routes, c’est dérisoire. »

Se concentrer sur l’essentiel ? L’opération hérisse d’autres élus, qui soupçonnent, eux, un agenda caché. « La "better régulation" contient une idéologie, qui est celle de la dérégulation. Nous sommes en pleine logique orwellienne. Chez Orwell, “la guerre, c’est la paix”. Ici, “mieux réguler”, c’est une façon de dire que l’on renonce à réguler. Qui est derrière cela ? Les grosses entreprises et BusinessEurope [la fédération des Medef européens – ndlr], qui veulent détricoter au maximum les normes », s’indigne l’eurodéputé écologiste Pascal Durand. Très remonté, Durand parle même d’une « négation de la politique », lorsque l’exécutif européen décide d’abandonner des textes de loi en raison de désaccords politiques jugés insurmontables avec les capitales. « Le rôle de la commission est de défendre l’intérêt général européen. Elle doit donc fixer des objectifs comme la régulation des marchés. Bien sûr qu’il doit y avoir des conflits avec les États membres qui défendent leur pré carré, et ces conflits sont essentiels à la politique. »

« Mieux réguler, d’accord, mais pour qui ? On a l’impression que cela se fait seulement au profit de l’industrie et des petites et moyennes entreprises, juge de son côté Ursula Pachl, directrice générale adjointe du Bureau européen des unions de consommateurs (dont fait partie l’UFC - Que choisir ?). La commission parle d’alléger le “fardeau administratif”, mais aussi le “fardeau législatif”. La législation en soi devient un fardeau. C’est très problématique. L’agenda est dominé par l’idée qu’il faut réduire les coûts des entreprises. Il oublie les avancées permises par l’harmonisation de certaines législations européennes, pour l’ensemble des citoyens. »

« Au fond, c’est un discours que je trouve à la fois populiste, parce qu’il est repris par les “anti-européens”, et qui est aussi le faux nez d’un ultralibéralisme, juge, quant à elle, l’eurodéputée Virginie Rozière (PRG, délégation socialiste à Bruxelles). Pendant la campagne des européennes, certains s’étaient moqués du fait que l’UE légifère sur les chasses d’eau. Mais dans une logique de protection de l’environnement, ce n’est pas du tout ridicule. C’est un levier d’économies d’eau. Et pour les fabricants de chasses d’eau, c’est une facilité pour eux de leur proposer une seule réglementation à l’échelle des 28. »

 

C’est toute l’ambiguïté du « mieux légiférer » à la bruxelloise. En se concentrant sur une poignée de priorités (relance de l’économie, union de l’énergie, marché numérique, TAFTA, etc.), des pans entiers de l’action publique risquent d’être délaissés. Sans surprise, ce sont les secteurs sociaux et environnementaux qui trinquent, ceux où les législations sont toujours les plus difficiles à mettre en place. Fin 2014, Timmermans avait ainsi décidé d’abandonner la directive sur l’« économie circulaire » et la gestion des déchets, considérés comme pas assez consensuels du côté du conseil (les États membres). Fin 2015, la commission a tout de même présenté une nouvelle batterie de textes sur le sujet, mais à l'ambition atténuée, si l’on en croit l’analyse des Verts. De son côté, la Confédération européenne de syndicats (CES) est montée au créneau l’an dernier, estimant que l’exécutif européen avait retardé la publication d’études sur la santé au travail et la sécurité alimentaire, au nom de la « better regulation ».

Si nombre d’élus sont très critiques, c’est qu’ils jugent que l’offensive de la commission vise, au nom de l’efficacité, à affaiblir, voire museler, le parlement de Strasbourg (qui est pourtant loin d’être l’hémicycle le plus puissant au monde…). « Le principal levier d’action du parlement, c’est la législation. Si vous refusez de mettre sur la table des questions par le biais de la législation, vous dépossédez le parlement de ses pouvoirs », avance Virginie Rozière, qui reconnaît qu’« il ne se passe pas grand-chose ces jours-ci en IMCO », le nom de code de la commission “marché intérieur” où elle travaille au sein du parlement… Autre élu socialiste, Emmanuel Maurel est à peu près du même avis : « Cela aboutit à une situation très regrettable, d’un point de vue démocratique : le parlement vote beaucoup de résolutions, de rapports d’initiative, tout ce qui, par nature, n’est pas contraignant. Et sur les textes normatifs, il est moins associé qu’auparavant. »

« Il y a une volonté de dépolitiser le parlement comme organe représentant les citoyens en Europe. On veut le transformer en une agence de résolutions sur les atteintes aux droits de l’homme dans le monde », s’inquiète Pascal Durand. Pour le centriste Jean-Marie Cavada, ce n’est pas tant la baisse des textes soumis à consultations qui pose problème, mais plutôt le manque de moyens dont dispose le parlement pour mener ses travaux. « Je pense par exemple aux auditions de commissaires que l’on réalise en début de mandat. Nous n’avons pas les moyens d’enquête suffisants, en amont, pour mettre au jour les éventuels problèmes et conflits d’intérêts. Ce n’est pas sérieux », juge-t-il.

Malgré les crises, la machine bruxelloise continue de tourner

 

Guy Verhofstadt, ex-premier ministre belge, président du groupe des libéraux (ALDE), a présidé les négociations sur le « mieux légiférer » pour le compte du parlement européen. ©PE. Guy Verhofstadt, ex-premier ministre belge, président du groupe des libéraux (ALDE), a présidé les négociations sur le « mieux légiférer » pour le compte du parlement européen. ©PE.

 

Ces inquiétudes sur l’affaiblissement du parlement, que l’agenda succinct de la session de Strasbourg, à partir de ce lundi 18 janvier, ne pourra que raviver, sont arrivées jusqu’aux oreilles de Jean-Claude Juncker. Lequel, vendredi, n’a pas manqué, comme souvent lorsqu’il est attaqué, d’ironiser : « Je lis ici ou là qu’un certain nombre de parlementaires se sentent frustrés parce que la commission européenne n’alimente pas l’activité du parlement. Mais il reste 400 initiatives environ sur lesquelles il faudra prendre position… », a assuré le président de la commission. Au sein du PPE (premier groupe au parlement, dont Les Républicains), on serre les rangs, derrière Juncker. Constance Le Grip estime ainsi que « la puissance du parlement européen ne se mesure pas au nombre de textes législatifs qu’on aligne à la fin de l’année ». « L’important, c’est la manière dont il se saisit de ses pouvoirs, il ne faut pas d’un parlement qui se complaît de facto dans la posture d’un affaiblissement relatif », insiste-t-elle.

Très fervent partisan de la « better regulation » à la sauce Juncker, l’eurodéputé allemand Markus Pieper, de la CDU, le parti d’Angela Merkel, s’agace quand on lui parle de réserves françaises. « Mais vous savez, les gens, chez eux, n’ont pas envie d’entendre l’Europe leur dire quel doit être le niveau de salaire minimum dans leur pays. Ce n’est absolument pas là-dessus qu’on attend l’Europe. Cela ne veut pas dire que je suis contre le projet européen. Mais je pense que ce sont là des compétences qui reviennent aux États, et qu’il faut les clarifier. »

Dans l’éventail de procédures prévues par la « better régulation », le recours plus fréquent aux études d’impact, du côté du parlement, cristallise les tensions. Dans la version présentée en mai 2015 par Timmermans, le texte prévoyait même un recours obligatoire aux études d’impact, pour n’importe quel amendement déposé par un député sur un texte venu de la commission… Ce point a été, depuis, mis de côté. Mais il en dit long sur l’état d’esprit, côté commission. « Autant dissoudre le parlement ! C’est le pire de la technocratie ! » réagit Pascal Durand. « Recourir à des études d’impact au parlement européen ne me pose pas de problème en soi. Mais cela ralentit le processus de décision. Cela fragilise les débats démocratiques, avec le risque de les transformer en un pur processus technocratique », met en garde, de son côté, Ursula Pachl, du BEUC. Elle pense par exemple aux reports incessants de la commission, depuis des années, pour établir les critères exacts de définition des perturbateurs endocriniens. Ce manque d’entrain, sous couvert de détours bureaucratiques, lui a même valu de se faire épingler fin 2015 par la Cour de justice européenne. Il fait le bonheur de l’industrie.

La mainmise des « experts » venus de l’industrie sur le processus de décision à Bruxelles est une vieille affaire (lire ici ou sur Mediapart). L’offensive « better regulation » n’a pas manqué de relancer le débat. La commission a ainsi décidé de créer un nouveau panel d’experts (dont la liste n’est pas encore connue, mais qui intégrera des personnes extérieures à la commission) chargés de superviser ces fameuses études d’impact. Dans le même genre, elle a mis en place un autre collectif (« REFIT »), cette fois pour mesurer l’efficacité de l’application des textes déjà adoptés. À chaque fois, côté ONG, on s’inquiète de créer de nouveaux espaces où pourront s’engouffrer les lobbies les plus puissants, et de renforcer le poids de l’industrie à Bruxelles.

L’affaire n’est pas sans rappeler certains aspects d’un autre grand chantier bruxellois, les négociations pour un accord de libre-échange avec les États-Unis (TTIP, ou TAFTA pour ses adversaires). Ce traité prévoit aussi de créer un « forum » pour la « convergence réglementaire », où des experts des deux côtés de l’Atlantique se réuniraient pour actualiser le futur traité, par-delà l’activité des parlements. C’est la thèse défendue, notamment, par l’ONG CEO dans une étude publiée en novembre dernier. « Loin de réduire ce fardeau administratif qui déplaît tant aux entreprises, [le traité transatlantique et l’opération “mieux légiférer”] constituent des filtres additionnels, qui vont permettre d’emprisonner les textes de régulation contraires aux intérêts de l’industrie, dans un dédale d’études d’impact et de tout une bureaucratie liée aux affaires commerciales », écrit l’auteur de l'étude.
 

Image d'une campagne de l'ONG CEO, sur la « convergence réglementaire » intégrée dans le TAFTA. Image d'une campagne de l'ONG CEO, sur la « convergence réglementaire » intégrée dans le TAFTA.

 

Voici, en résumé, le paradoxe du moment, dans la capitale belge : alors que le projet européen est attaqué de toutes parts, et la liste des crises (grecque, migratoire, polonaise, sécuritaire, britannique, etc.) ne cesse de s’allonger, la machine bruxelloise, elle, continue de tourner à plein. « L’Union est un champ bureaucratique, avant d’être un champ politique », souligne l’universitaire Didier Georgakakis. Après tout, l’UE, n'en déplaise à ses adversaires, est peut-être plus solide que prévu… D’autant que les projets sur la table semblent très cohérents. « Les initiatives “better régulation”, TTIP et Union des marchés de capitaux, vont dans la même direction politique, à savoir déréglementer pour promouvoir une croissance à court terme, et la compétitivité à tout prix », estime, de son côté, Frédéric Hache, responsable de l’analyse politique au sein de Finance Watch, le « Greenpeace de la finance ». Il fait référence à un troisième chantier de taille pour la commission, l’Union des marchés de capitaux, qui prévoit, notamment, le retour de la titrisation sur les marchés (lire notre article).

Dans ce contexte tendu, le résultat des négociations entre les trois institutions bruxelloises, qui viennent d’aboutir, pour définir comment étendre le concept de « better regulation » à l’ensemble de la machinerie européenne, prouve que tout n’est pas bloqué. Les points les plus contestés du texte présenté en mai 2015 par la commission ont été retirés. « Ce n’est pas tant sur la quantité de textes que sur la qualité de la législation que nous avons travaillé », assure l’un des négociateurs, qui veut croire qu’une « nouvelle dynamique » va s’enclencher. L’opération n’était pas simple, vu la concurrence permanente à laquelle se livrent, dans la capitale belge, les trois institutions en question.

Si l’on s’en tient au texte de l’accord, qui doit encore être voté à Strasbourg, des clarifications dans la définition des domaines en « co-décision » (c'est-à-dire ceux où le parlement européen a aussi son mot à dire), l’encadrement des pratiques de “surtransposition” (le fait que des capitales profitent des transpositions de directives européennes pour y glisser d’autres dispositions, souvent impopulaires, mais qui n’ont rien à voir avec Bruxelles) ou encore des garanties faites aux eurodéputés d'un meilleur accès aux documents portant sur les négociations commerciales, semblent constituer quelques avancées. Maigres, diront les sceptiques.

 

 

Source : https://www.mediapart.fr

 

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19 janvier 2016 2 19 /01 /janvier /2016 16:51

 

Source : http://partage-le.com

 

 

Les USA estiment détenir le droit inaliénable d’exploiter les nations en développement (par Noam Chomsky)
droit2(1)

Article initialement publié (en anglais) sur le site de TruthOut, le 30 novembre 2015.


Ce qui suit est une conférence intitulée « Containing Internal Aggression » (Contenir l’agression interne) que l’on peut trouver dans Idéologie et pouvoir : les conférences de Managua de Noam Chomsky (initialement publié en 1987 et faisant partie de la collection en 12 volumes Noam Chomsky disponible sur Truthout :

 

 

Dans la dernière conférence, j’ai passé en revue quelques-uns des documents d’archives de la stratégie US à haut niveau. Ces documents révèlent l’existence effective de divergences d’opinions mais elles sont très limitées. Les désaccords portent essentiellement sur des questions de tactiques, sur la meilleure manière d’atteindre des objectifs qui sont acceptés sans donner lieu à trop de questions ou de discussions, puisqu’ils sont largement partagés par les groupes de l’élite qui participe activement au système politique et qui constitue la branche exécutive du gouvernement ainsi que la structure extra-gouvernementale dont le rôle est de définir les conditions au sein desquelles la politique étatique est élaborée puis appliquée.

 

La préoccupation principale, concernant le Tiers-Monde, est de défendre le droit de piller et d’exploiter, pour protéger « nos » matières premières. Plus généralement, la préoccupation consiste à maintenir la « Grande Zone » subordonnée aux besoins des élites des États-Unis et de s’assurer que les autres puissances soient limitées à leurs « intérêts régionaux » à l’intérieur de la « structure de l’ordre mondial » maintenue et contrôlée par les États-Unis. Pour reprendre les termes de George Kennan, figure de proue des premiers stratèges de l’après-guerre, nous devons mettre de côté « les objectifs vagues et irréels tels que les droits de l’homme, l’élévation du niveau de vie et la démocratisation », et être prêts à user de violence si cela s’avère nécessaire à l’accomplissement de nos objectifs, sans être « gênés par des slogans idéalistes. »

 

Les principaux ennemis sont les populations indigènes qui tentent de voler nos ressources qui se trouvent par le plus grand des hasards dans leurs pays, et qui se préoccupent des objectifs vagues et idéalistes tels que les droits de l’homme, l’élévation du niveau de vie et la démocratisation, et qui, du fait de leur arriération et de leur folie, peinent à comprendre que leur « fonction » consiste à « enrichir les économies industrielles de l’occident » (y compris le Japon) et à répondre aux besoins des groupes privilégiés qui dominent ces sociétés. Le plus grand danger que ces ennemis indigènes représentent est, sauf si on les arrête à temps, qu’ils puissent propager le virus de l’indépendance, de la liberté, du souci du bien-être humain, en contaminant des régions avoisinantes ; il faut les empêcher de transformer leurs sociétés en pommes pourries qui risquent de contaminer le baril entier et donc menacer la stabilité de la « Grande Zone ». Ainsi que l’ont exprimé d’autres stratèges, les États-Unis doivent « empêcher la propagation de la pourriture ». Ils doivent prévenir ce qui est parfois appelé — sur la base d’autres hypothèses définissant ce qu’on peut considérer comme bien et juste — « la menace du bon exemple ». La menace du pourrissement et de la contamination est une menace sérieuse qui requiert des mesures sérieuses, la violence s’il le faut, qui sont toujours présentées comme la défense des valeurs les plus nobles, selon la méthode classique.

 

Les principales lignes de pensée sont clairement exprimées dans des documents top secrets et dans des études prévisionnelles, et parfois aussi dans des déclarations publiques, mais elles sont absentes des analyses politiques, des journaux, ou même de la plupart des programmes universitaires, en accord avec le deuxième principe majeur politique : le système idéologique doit lui aussi remplir sa « fonction », à savoir, d’assurer le niveau requis d’ignorance et d’apathie, de la part de la population en général ainsi que parmi les élites politiques actives, sauf, bien sûr, celles dont le rôle ne se limite pas au contrôle idéologique mais qui interviennent aussi dans la planification et la mise en application de décisions politiques importantes.

 

J’ai ensuite entamé l’analyse de la question du système mondial qui se développe depuis la deuxième guerre mondiale, en me concentrant sur le rôle des États-Unis, comme je le ferai tout au long de ces conférences. J’ai conclu la dernière conférence avec quelques remarques relatives au Tiers-Monde et à l’Europe de l’après deuxième guerre mondiale et des problèmes que cela a posés pour la planification de la « Grande Zone » : non pas la menace d’une agression de l’Union Soviétique mais la menace d’un effondrement économique et d’une politique démocratique qui pourraient mener à des formes de développements économique et social qui se situeraient en dehors du cadre de l’ordre mondial dominé par les USA.

 

Les feux des puits de pétroles font rage hors de Kuwait City, après la première Guerre du Golfe, le 21 mars 1991. Les troupes irakiennes en retraite mettent le feu aux champs de pétrole.

 

Afin de surmonter ces menaces, les États-Unis ont élaboré le plan Marshall et des programmes similaires, qui, ainsi que je l’ai fait observer précédemment, ont permis aux exportateurs US de matières premières et de produits manufacturés d’obtenir des subventions extrêmement élevées. Dans l’intervalle, on a résolu la menace de politique démocratique de manière naturelle, en entreprenant un programme, de portée mondiale, visant à détruire la résistance antifasciste et les organisations populaires qui lui étaient associées, souvent en faveur de fascistes ou de collaborateurs fascistes. Il s’agit là, en fait, de l’un des thèmes majeurs de l’histoire du début de l’après-guerre.

 

Le schéma a été établi dans la première zone libérée, l’Afrique du Nord, où le président Roosevelt a installé au pouvoir l’amiral Jean Darlan, collaborateur nazi de premier plan et auteur des lois antisémites du régime de Vichy. Au fur et à mesure de leur avancée à travers l’Italie, les forces US ont restauré la structure essentielle du régime fasciste tout en dispersant la résistance, qui avait courageusement combattu six divisions nazies. En Grèce, les troupes britanniques ont fait leur entrée après le retrait des nazis et ont imposé un régime sévère et corrompu qui a suscité le renouvellement de la résistance que la Grande-Bretagne a été dans l’incapacité de contrôler du fait de son déclin d’après-guerre. Les États-Unis succédèrent à la Grande-Bretagne, sous le couvert de la rhétorique de la doctrine Truman clamant la défense des « peuples libres qui résistent à des tentatives d’asservissement par des minorités armées ou par des pressions extérieures. » Entre temps, le conseiller présidentiel Clark Clifford déclarait joyeusement en privé que la doctrine servirait de « coup d’envoi d’une campagne qui amènerait les gens à comprendre que la guerre n’est en rien terminée. » Et en effet, elle a déclenché une nouvelle ère de militarisme intérieur et d’interventions à l’étranger dans le contexte de la confrontation de la guerre froide, la Grèce n’étant que la première cible. Les États-Unis y lancèrent une guerre meurtrière de contre-insurrection, avec la torture, l’exil politique de dizaines de milliers de personnes, les camps de rééducation, la destruction des syndicats et de toute politique indépendante, et toute la panoplie des moyens utilisés ultérieurement dans des pratiques similaires à travers le monde, plaçant fermement la société entre les mains des investisseurs US et des élites locales du monde des affaires, tandis qu’une grande partie de la population devait émigrer pour survivre. Une fois de plus, les bénéficiaires furent, entre autres, les collaborateurs nazis, alors que les principales victimes étaient des ouvriers et des paysans de la résistance antinazie menée par les communistes.

 

Le succès de l’opération de contre-insurrection en Grèce servit de modèle à l’escalade militaire contre le Vietnam du Sud au début des années 60, ainsi que le proclama Adlai Stevenson aux Nations Unis en 1964 tout en expliquant qu’au Vietnam du Sud, les États-Unis étaient engagés dans la défense contre « une agression interne ». En d’autres termes, les États-Unis prenaient la défense du Vietnam du Sud contre « l’agression interne » provenant de sa propre population. C’est l’essence même de la rhétorique de la doctrine Truman. Le modèle grec fut également invoqué par Roger Fontaine, le conseiller de Reagan en Amérique Centrale alors que l’administration Reagan se préparait à intensifier la « défense » du Salvador mise en place par Carter contre une « agression interne ».

 

Il serait intéressant de noter que la réputation de Stevenson en tant que remarquable défenseur de nobles valeurs et figure prépondérante du libéralisme moderne n’est nullement entachée par ce type de rhétorique. La doctrine selon laquelle les États-Unis furent engagés dans la défense d’un pays ou un autre contre une « agression interne » est benoîtement acceptée par les classes éduquées des États-Unis, ainsi qu’en Europe de manière assez générale, un fait qui donne une certaine idée du niveau moral et intellectuel du discours qu’on qualifie de civilisé.

 

Je reviendrai à la doctrine Truman dans un moment, mais d’abord il est nécessaire de souligner que le schéma que je viens de décrire s’étendait au monde entier. En Corée, les forces US écartèrent le gouvernement populaire local et instaurèrent une répression brutale, utilisant la police et des collaborateurs japonais. Quelques 100 000 personnes furent tuées, dont 30 à 40 000 au cours de la répression d’une insurrection paysanne sur l’île de Cheju, avant ce qu’on appelle en occident « la guerre de Corée ». De même, aux Philippines, la résistance paysanne anti-japonaise fut écrasée au cours d’une longue et rude guerre contre-insurrectionnelle, tandis que les collaborateurs des japonais étaient ramenés au pouvoir.

 

En Thaïlande, les États-Unis appuyèrent vigoureusement toute une série de coups d’état militaires qui aboutirent à l’investiture de Phibun Songkhram, « le premier dictateur partisan de l’Axe à reprendre le pouvoir après la guerre », selon les termes de l’ancien spécialiste thaï de la CIA Frank Darling dans son étude consacrée aux relations entre les États-Unis et la Thaïlande. Le chef des Forces thaïlandaises libres qui avaient coopéré avec les États-Unis pendant la guerre, la figure libérale démocratique la plus marquante de la Thaïlande, fut destitué par un coup d’état soutenu par les États-Unis et finit par se retrouver en Chine communiste. En 1954, par le biais du plan secret destiné à contourner les Accords de Genève qui avaient établi un cadre pour la paix en Indochine, le Conseil de Sécurité Nationale proposa que la Thaïlande soit désignée « comme le point focal des opérations secrètes et psychologiques en Asie du Sud-Est ». Cet objectif fut atteint. La Thaïlande devint par la suite la base des attaques US et un bastion du Monde Libre, sans compter l’esclavage infantile, l’épouvantable exploitation des femmes, la corruption massive, la famine et la misère, et de larges profits pour les investisseurs occidentaux et leurs clients thaï. Alors que s’achevait la guerre d’Indochine, l’appui que les États-Unis apportaient à la brutalité militaire thaï ne faiblit pas, s’inscrivant dans leur lutte contre les éléments de démocratisation, ainsi qu’ils l’avaient fait aux Philippines au cours de la même période.

 

Un excellent documentaire, sur le sujet de l’impérialisme US, à voir:

En Indochine, les États-Unis ont soutenu la France dans ses efforts de « défense » de son ancienne colonie contre « l’agression interne » du mouvement nationaliste vietnamien, qui avait également coopéré avec les États-Unis pendant la guerre. Concernant l’Amérique Latine, un coup d’état fasciste en Colombie inspiré par l’Espagne de Franco, n’éveilla pas plus d’intérêt qu’un coup d’état militaire au Venezuela ou que la ré-investiture d’un admirateur du fascisme au Panama. Mais le premier gouvernement démocratique dans l’histoire du Guatemala, prenant comme modèle le New Deal de Roosevelt, suscita une âpre hostilité de la part des États-Unis ainsi qu’un coup d’état instigué par la CIA qui fit du Guatemala un véritable enfer terrestre, maintenu depuis lors par des interventions et le soutien régulier des États-Unis, particulièrement sous Kennedy et Johnson. L’histoire se poursuit tout au long des années Carter où, contrairement à ce qui est communément présumé, une aide militaire officielle des États-Unis apportée à une série de Himmler Guatémaltèques ne cessa jamais, se situant à peine en dessous de la norme. Des aides militaires étaient également acheminées autrement, notamment via des régimes tributaires des États-Unis. Sous Reagan, le soutien à un quasi-génocide devint résolument triomphal.

 

Le schéma d’après-guerre consistant à marginaliser, ou à détruire si cela s’avérait nécessaire, la résistance antifasciste, souvent au profit de sympathisants fascistes et de collaborateurs, était plutôt répandu et généralisé. Mais de façon prévisible, la version édulcorée de l’histoire ne consacre pas un chapitre à cette campagne mondiale, bien qu’on puisse en découvrir les détails dans des études spécialisées traitant de l’un ou l’autre pays. Lorsque des faits se rapportant à un pays en particulier sont constatés, la politique mise en œuvre est généralement attribuée à une erreur résultant de l’ignorance ou de la naïveté des dirigeants américains bien intentionnés ou à la confusion régnant dans la période d’après-guerre.

 

L’un des aspects de ce projet d’après-guerre fut le recrutement de criminels de guerre nazis tels que Reinhard Gehlen, qui avait dirigé les services de renseignements militaires nazis sur le Front de l’Est et qui s’était vu confier les mêmes prérogatives dans le nouvel État d’Allemagne de l’Ouest sous l’étroite surveillance de la CIA, ou encore Klaus Barbie, responsable de nombreux crimes en France et dûment chargé de l’espionnage des français par les services secrets US. Les raisons en furent expliquées de façon convaincante par le supérieur de Barbie, le Colonel Eugene Kolb, qui nota que ses « compétences étaient absolument nécessaires« ; « A notre connaissance, ses activités étaient dirigées contre la Résistance et le Parti communiste français clandestin, de la même façon que nous étions dans la période de l’après-guerre préoccupés par le Parti communiste allemand et les activités hostiles à la politique US en Allemagne ». La remarque de Kolb est juste. Les États-Unis avaient pris le relais des nazis, et il était par conséquent tout à fait naturel qu’ils aient recours à des spécialistes pour lutter contre la résistance.

 

Plus tard, lorsqu’il devint impossible de les protéger des représailles revendiquées par l’Europe, un grand nombre de ces gens qui s’étaient avérés utiles furent envoyés aux États-Unis ou en Amérique Latine, avec l’aide du Vatican et de prêtres fascistes. Beaucoup d’entre eux se sont reconvertis depuis, dans le terrorisme, les coups d’état, le trafic de drogues et d’armes, la formation des dispositifs de sécurité nationale de pays soutenus par les États-Unis aux méthodes de torture conçues par la Gestapo, et ainsi de suite. Certains de leurs élèves se sont installés en Amérique Centrale, établissant un lien direct entre les camps de la mort et les escadrons de la mort, via l’alliance US-SS d’après-guerre.

Comme je l’ai déjà mentionné, le raisonnement derrière ces activités fut principalement esquissé par Dean Acheson, qui devait devenir plus tard secrétaire d’État, dans son plaidoyer devant le Congrès en faveur de la doctrine Truman. Sa contribution et les conceptions générales qu’elles impliquent méritent d’être examinées de plus près, dans la mesure où elles sont au centre de la politique de stratégie internationale des États-Unis, en tant que corollaires du principe fondamental de défense de la Cinquième Liberté. Le contexte, ainsi que le décrit Acheson dans ses mémoires, était la difficulté rencontrée par l’Administration de surmonter les réticences du Congrès, reflétant l’opinion publique, à s’engager dans de nouvelles aventures militaires en 1947. Acheson décrit comment il est parvenu à venir à bout de ces réticences en des termes qui méritent d’être cités intégralement :

 

« Au cours des derniers dix-huit mois, j’ai dit, la pression soviétique sur le Détroit, sur l’Iran et sur le Nord de la Grèce ont amené les Balkans au point où la forte probabilité d’une percée soviétique pourrait ouvrir trois continents à une pénétration soviétique. Comme des pommes dans un baril contaminé par une seule pomme pourrie, la corruption de la Grèce risque d’infecter l’Iran et de s’étendre à l’est. Cette contamination pourrait se propager à l’Afrique en passant par l’Asie Mineure et l’Egypte, puis à l’Europe à travers l’Italie et la France, déjà menacées par les partis communistes les plus puissants de l’Europe occidentale. »

 

En dehors de l’inquiétude liée à la « menace » d’une politique démocratique en Europe, deux points méritent une attention particulière en relation avec les remarques de Acheson : (1) l’évocation de la menace russe, (2) la théorie de la pomme pourrie. Examinons-les à tour de rôle.

 

Acheson cite trois exemples d’une « percée soviétique hautement probable » : le Détroit des Dardanelles, l’Iran et la Grèce. Il savait pertinemment que chacun de ces exemples était fallacieux. Il était certainement conscient que les efforts de l’Union Soviétique pour prendre part à la gestion du Détroit avaient déjà été repoussés et qu’elle avait accepté d’abandonner le contrôle de son unique accès aux mers chaudes entièrement aux mains de l’occident. Il est également peu probable qu’il ne fut pas informé du fait que longtemps auparavant, l’Union Soviétique avait renoncé à ses efforts de s’arroger une part dans l’exploitation du pétrole iranien, sur sa frontière, laissant cette richesse entièrement entre les mains de l’occident. En ce qui concerne la Grèce, il est difficile d’imaginer que les services secrets du Département d’État n’aient pas été en mesure d’apprendre que Staline exhortait les guérilleros grecs à faire preuve de retenue (reconnaissant par-là que la Grèce se trouvait dans la zone d’influence des États-Unis, considérée comme faisant essentiellement partie de la région du Moyen-Orient dominée par les États-Unis), de même que Acheson savait sûrement que Staline avait enjoint aux partis communistes de l’Occident de prendre part à la reconstruction du capitalisme.

 

Cependant, Acheson est particulièrement fier du succès de cette opération de poudre aux yeux, un fait qui mérite autant d’être souligné que son inquiétude relative aux dangers de la politique démocratique occidentale. Ainsi que je l’ai mentionné lors de ma première conférence, des inquiétudes du même acabit ont contraint les États-Unis, poussés par Kennan et d’autres, à renverser des tentatives de démocratisation au Japon et à placer le pays fermement et de manière irréversible, espéraient-ils, sous le contrôle d’un monde des affaires conservateur, affaiblissant ainsi sérieusement la classe ouvrière et fermant la porte aux possibilités d’engagements populaires sur la scène politique.

 

La réussite d’Acheson dans cette duperie servit d’exemple aux propagandistes qui l’appliquèrent à plusieurs reprises par la suite : lorsque les dirigeants politiques US veulent battre le rappel pour une intervention ou une agression, il leur suffit de crier que les russes arrivent. Quels que soient les faits, ceci conduit inévitablement à l’accomplissement des résultats escomptés. La tactique a fonctionné de manière infaillible jusqu’à ce que les mouvements populaires des années 60 relèvent quelque peu le niveau intellectuel et moral de la société américaine, mais en dépit de ce revers, la tactique demeure hautement efficace.

 

Cette réussite donna lieu à d’autres implications pour les décideurs politiques : s’il est jugé nécessaire d’attaquer un autre pays, il sera extrêmement utile de pouvoir le dépeindre comme étant un allié de l’Union Soviétique afin de renforcer l’appel mettant en garde contre les russes. Il est donc utile de mettre la cible de l’agression entre les mains de l’Union Soviétique au travers d’un embargo, de menaces, de subversion ou d’autres mesures, y compris la pression sur les alliés et les organismes internationaux afin qu’ils retirent leur aide, de manière à fournir la base doctrinaire requise pour justifier l’agression prévue. Si cet objectif peut être atteint, il fournira aussi une justification rétrospective des hostilités déclenchées pour y parvenir, en supposant bien sûr que les médias et les beaux discours de l’élite intellectuelle jouent le rôle qui leur est assigné dans la mascarade — une supposition bien fondée. Si l’objectif ne peut être atteint, la conséquence souhaitée peut être proclamée comme un état de fait malgré tout, avec la complicité des médias. Cette leçon a également été souvent appliquée : lors du renversement couronné de succès de la démocratie capitaliste au Guatemala en 1954, dans le cas de Cuba, et au Nicaragua aujourd’hui, parmi tant d’autres cas.

 

Les détracteurs libéraux de la politique US, délibérément frappés de cécité quant à ses véritables motivations et oublieux de ses multiples antécédents historiques, déplorent le fait que l’embargo US contraindra le Nicaragua à dépendre du bloc soviétique, ne semblant pas comprendre que tel est précisément son but, comme dans de nombreux cas précédents, pour les raisons qui viennent d’être indiquées. Cette surprenante incapacité à percevoir ce qui se déroule sous leurs yeux s’explique en partie par le fait que les critiques appartenant au consensus idéologique dominant prennent au sérieux l’affirmation présentant le Nicaragua comme une « menace à la sécurité » des États-Unis. Dans cette hypothèse, l’Administration Reagan devait commettre une erreur inexplicable et insensée en mettant en place des mesures hostiles et en faisant pression sur les alliés pour accroître la dépendance du Nicaragua envers l’URSS. Aucune personne dotée de raison n’aurait dû avoir la moindre difficulté à discerner les motivations qui sous-tendent ces efforts tout à fait systématiques et notoires : celles qui viennent d’être exposées.

 

Autre excellent documentaire, toujours réalisé par John Pilger, et toujours sur le sujet de impérialisme US:

On pourrait observer en passant que l’affirmation selon laquelle le Nicaragua pourrait mettre en danger la sécurité US fait paraître Hitler sain d’esprit en comparaison, avec ses élucubrations à propos de la Tchécoslovaquie qu’il voyait comme « un poignard pointé vers le cœur de l’Allemagne » et à propos de la menace que représentait pour l’Allemagne « l’agressivité » des polonais. Si l’URSS devait mettre en garde contre la menace représentée par le Danemark ou le Luxembourg envers la sécurité soviétique et avertir de la nécessité de « contenir » cette terrible menace, en allant peut-être même jusqu’à déclarer l’état d’urgence face à ce grave danger, l’opinion occidentale serait à juste titre offusquée. Mais quand la presse US dominante et un Congrès libéral, faisant écho au gouvernement, tirent la sonnette d’alarme quant à la nécessité de « contenir » le Nicaragua, les mêmes penseurs donnent leur approbation avec sagacité ou se fendent d’une critique modérée en suggérant que la menace est peut-être exagérée. Et lorsqu’au mois de mai 1985, Ronald Reagan déclara un « état d’urgence national » pour parer à « l’inhabituelle et extraordinaire menace envers la sécurité nationale et la politique étrangère des États-Unis » représentée par « la politique et les actions du gouvernement du Nicaragua », la réaction des médias et du Congrès et d’une grande partie de l’Europe ne fut pas de brocarder mais plutôt de louer cette décision fondée et habile. Tout ceci fournit une autre indication du niveau de la culture intellectuelle occidentale.

 

Voilà pour ce qui est du premier point : la réussite d’Acheson à invoquer une menace russe frauduleuse, ce qui est pratiquement devenu un réflexe, comme il fallait s’y attendre, dans la période qui a suivi. Examinons maintenant le deuxième point : la théorie de la pomme pourrie comme il l’a si élégamment exprimé. Cette théorie est aussi devenue un principe de base parmi les stratèges, qui expriment à maintes reprises leur inquiétude qu’un pays dévoyé, un mouvement politique ou un gouvernement ne constitue l’exemple contagieux qui pourrait en contaminer d’autres. Kissinger, qui craignait que l’exemple du socialisme démocratique d’Allende n’infecte pas seulement l’Amérique Latine mais aussi l’Europe du Sud, s’y est référé. Il en a été de même pour le mouvement national vietnamien dirigé par les communistes. Les stratèges US craignaient que la « pourriture ne se répande » à travers l’Asie du Sud-Est, allant peut-être jusqu’à dévorer le Japon.

 

La dénomination courante de la théorie de la pomme pourrie est « la théorie des dominos ». Cette théorie a deux variantes. L’une, régulièrement invoquée pour effrayer la population du pays, est que Ho Chi Minh (ou n’importe quel autre brigand du moment) allait monter dans un canoë, conquérir l’Indonésie, débarquer à San Francisco et violer votre grand-mère. Bien qu’il soit difficile de croire que ces histoires puissent être présentées sérieusement par des dirigeants politiques, on n’est jamais sûr de rien. Il n’est pas impossible que des dirigeants du calibre de Ronald Reagan pensent ce qu’ils disent. Cela peut se vérifier aussi avec des figures politiques plus sérieuses. Par exemple Lyndon Johnson, probablement le président le plus libéral de l’histoire des États-Unis et sous de nombreux aspects « un homme du peuple », était sans nul doute sincère lorsqu’il prévint en 1948 que si les États-Unis ne maintenaient pas une écrasante supériorité militaire, ils se retrouveraient comme « un géant ligoté et étranglé, impuissant et à la merci de n’importe quel nain jaune muni d’un canif », ou lorsqu’il déclara dans un discours en Alaska en 1966, au plus fort de l’agression US au Vietnam, que « si nous devons avoir la visite d’un agresseur ou d’un ennemi, je préférerais que cette visite ait lieu à 10 000 miles d’ici plutôt qu’elle ait lieu ici à Anchorage », en référence à « l’agression interne » des vietnamiens contre les forces militaires US au Vietnam:

 

Le monde compte 3 milliards de personnes (poursuit Johnson) et nous ne sommes que 200 millions. Ils sont 15 fois plus nombreux que nous. Si le nombre faisait vraiment la force, ils déferleraient sur les États-Unis et s’empareraient de tout ce que nous possédons. Nous possédons ce qu’ils convoitent.

 

Aussi difficile à croire que cela puisse paraître, de tels sentiments sont largement partagés par les personnes les plus riches et les plus privilégiées du monde. Il n’est pas nécessaire de s’attarder sur les mécanismes psychologiques ; ce qui importe c’est que ceci est un fait qui permet de trouver facilement une audience auprès de la population à l’aide d’un discours patriotique faisant appel à des peurs profondément ancrées.

 

Mais des esprits plus sains rejettent cette version de la théorie des dominos, et en effet elle est régulièrement tournée en dérision lorsqu’un programme quelconque d’intervention et d’agression dérape. Cependant, les documents internes révèlent que la théorie des dominos elle-même n’est jamais remise en question par les stratèges ; aucune question sérieuse n’est soulevée au sujet de la théorie de la pomme pourrie, de l’inquiétude liée au fait que le « virus » puisse être contagieux. Mais Kissinger ne pensait sûrement pas qu’Allende allait conquérir l’Italie. Les stratèges US ne pensaient pas non plus que Ho Chi Minh allait conquérir le Japon, ce « superdomino ». Mais quels sont alors les mécanismes qui entraîneront la « propagation de la pourriture » ?

 

Il n’existe qu’une seule réponse sensée à cette question. La pourriture qui inquiète les stratèges est la menace d’un développement économique et social réussi et qui se situerait en dehors du cadre du contrôle US ; un type de développement qui peut s’avérer significatif pour les peuples pauvres et opprimés ailleurs dans le monde. Le virus qui risque d’étendre la contagion est « l’effet de démonstration », qui peut en effet provoquer « la propagation de la pourriture » comme d’autres cherchent à reproduire les réussites dont ils sont témoins. C’est « la menace du bon exemple ».

 

Dans les années 50, les stratèges US étaient profondément préoccupés par la possible réussite du développement économique et social du Nord-Vietnam et de la Chine, ainsi que du Vietnam du Sud sous le FNL (Front national de libération) si « l’agression interne » devait réussir. Cela pouvait conduire à un même niveau de performance ailleurs, de telle sorte que l’Asie du Sud-Est « ne remplirait plus sa fonction » de dépendance du Japon et de l’occident, en servant leurs intérêts plutôt que les siens propres. La crainte était que le Japon, une puissance industrielle dépendante des ressources et des marchés étrangers, ne finisse par « s’adapter » à un nouveau système émergent en Asie, devenant ainsi le cœur industriel d’une région à laquelle les États-Unis n’auraient pas un accès privilégié. Les États-Unis avaient mené la guerre du Pacifique pour empêcher le Japon de créer une « sphère de coprospérité » de cette sorte, et n’étaient pas enclins à perdre la deuxième guerre mondiale dans l’immédiat après-guerre. Les décideurs politiques US étaient donc attachés à s’assurer que la pourriture ne se répande pas. Dans ce contexte, le Vietnam a acquis une dimension allant bien au-delà de sa maigre importance intrinsèque dans le système mondial.

 

Dans les années 50, les stratèges US recommandèrent que des mesures soient prises pour entraver le développement économique de la Chine et du Nord-Vietnam, une proposition remarquable de cruauté. Ils livrèrent une guerre sans merci afin de faire en sorte que nul succès en Indochine ne « contamine la région » — guerre qui a atteint ses principaux objectifs, une question sur laquelle je reviendrai.

 

Deux enfants soldats cambodgiens portent une caisse de munition sur la route 5 au Nord-Ouest de Phnom Penh, en 1973. En fond, les bombardements US.

 

De la même manière, Kissinger craignait que le socialisme démocratique d’Allende ne transmette le « mauvais message » à l’électorat des démocraties européennes. Il était donc nécessaire d’empêcher que le « virus » ne « propage la contagion », selon une méthode connue. Il en était de même concernant les efforts d’Arévalo et d’Arbenz pour établir un capitalisme démocratique indépendant axé sur les besoins de la population locale au Guatemala. De même, la CIA a averti en 1964 que Cuba « est étroitement surveillée par d’autres nations de l’hémisphère et que le moindre semblant de réussite qui s’y produirait aurait un vaste impact sur la tendance étatique ailleurs dans les parages », mettant en danger la Cinquième Liberté. Il était par conséquent nécessaire de persister à livrer la guerre terroriste déclenchée par Kennedy contre Cuba après l’échec de l’invasion de la Baie des Cochons, tout en maintenant une posture hostile destinée à garantir que Cuba demeure dépendante de l’URSS et n’atteigne pas « un semblant de réussite ».

 

Cette méthode s’est vérifiée dans de nombreux autres cas, y compris celui du Nicaragua aujourd’hui. Les premiers succès des sandinistes ont à juste titre suscité une certaine peur, comme le montre le fait que le gouvernement peut déclarer « un état d’urgence national » devant cette grave menace pour l’existence des États-Unis sans se couvrir de ridicule, en fait, avec le soutien express de la respectable opinion publique. Si des paysans affamés du Honduras peuvent regarder par-delà les frontières et voir des cliniques, des réformes agraires, des programmes d’alphabétisation, l’amélioration de l’agriculture vivrière et d’autres choses de ce genre dans un pays pas mieux loti que le leur, la pourriture peut se propager ; et elle peut se propager encore plus loin, peut-être même jusqu’aux États-Unis, où le grand nombre de personnes souffrant de malnutrition et les sans-abris dans les rues du pays le plus riche du monde peuvent commencer à se poser quelques questions. Il est nécessaire de détruire la pomme pourrie avant que la pourriture ne se propage dans tout le baril. Les mêmes craintes furent évoquées devant l’expansion d’organisations populaires au Salvador dans les années 70, qui menaçaient de déboucher sur une démocratie réelle dans laquelle les ressources seraient dirigées vers les besoins nationaux, ce qui constituerait une attaque intolérable de la Cinquième Liberté. Il existe de nombreux autres cas.

 

Que les stratèges appréhendent ces questions est évident non seulement de par le recours régulier à la théorie de la pomme pourrie et à la violence ainsi qu’à d’autres mesures pour empêcher la propagation de la pourriture, mais aussi à travers la manière trompeuse dont la propagande étatique est présentée. L’effort le plus récent du département d’État destiné à prouver l’agressivité du Nicaragua, publié en 1985 en réponse évidente à la procédure de la Cour internationale de justice après le refus des États-Unis d’accepter de régler par des moyens légaux les conflits qu’ils avaient créés en Amérique Centrale, est intitulé Revolution Beyond Our Borders (Revolution au-delà de nos frontières). Ce titre est prétendument tiré d’un discours de Tomas Borge, et sur la page de couverture figure une mauvaise traduction d’un passage de ce discours de 1981. Dans la version originale, Borge dit que « cette révolution va au-delà des frontières nationales », faisant apparaître clairement qu’il parle d’une transcendance idéologique. Il rajoute : « Cela ne signifie pas que nous exportons notre révolution. Il nous suffit — et nous ne pourrions pas faire autrement — d’exporter notre exemple… nous savons que ce sont les peuples de ces pays qui doivent faire leurs propres révolutions. » C’est cette déclaration qui a été déformée puis exploitée par le système de désinformation des États-Unis — qui inclut les médias ainsi que nous le verrons — afin de prouver que le Nicaragua se vante vraiment de son « agression » planifiée.

 

Nous avons ici un exemple limpide du passage d’une variante de la théorie des dominos à l’autre : la véritable préoccupation des élites privilégiées concernant l’effet de démonstration d’un développement réussi se mue, pour l’opinion publique, en un soi-disant souci de voir les États-Unis de nouveau à la merci de nains jaunes munis de canifs, prêts à conquérir tout ce qui se trouve sur leur chemin, pour finir par nous dérober tout ce que nous possédons, tandis que le « géant ligoté et étranglé » se trouve dans l’incapacité d’empêcher cette agression. La supercherie est tellement évidente et tellement tirée par les cheveux qu’elle est certainement le résultat d’une manipulation consciente de la part de propagandistes sans scrupules — qui ne sont pas démasqués grâce à la protection des médias de masse, un état de fait dont nous pouvons tirer d’autres conséquences.

 

J’ajouterais que les supercheries de cet ordre sont courantes, et incluent ce qu’on appelle « le milieu universitaire ». Ailleurs, j’ai documenté comment pendant la guerre du Vietnam, le gouvernement ainsi que des observateurs US respectables ont grossièrement déformé le contenu de « documents saisis » exactement de la même manière, et ont persisté à le faire même après que la supercherie ait été dénoncée, ayant la certitude que cette dénonciation, en mettant à part le grand public, demeurerait peu pertinente aux yeux des classes instruites auxquelles ils s’adressent (l’historien Guenter Lewy de l’Université du Massachusetts, dans ce dernier cas, a justifié la « défense » du Sud-Vietnam dans un ouvrage universitaire hautement considéré).

 

Dans le cas du Nicaragua, les responsables US déclarent ouvertement que bien qu’ils doutent que les contras puissent destituer le gouvernement actuel, « ils sont satisfaits de voir les contras affaiblir les sandinistes en les contraignant à détourner des ressources limitées au profit de la guerre et au détriment des programmes sociaux » (Julia Preston correspondante du Boston Globe, citant des « responsables gouvernementaux »). La souffrance et le chaos économique qui résultent des attaques par les forces mercenaires US sont alors exploités, de la manière habituelle, pour justifier l’agression en termes « d’échecs de la révolution », les mass-médias reprenant régulièrement le discours gouvernemental, comme d’habitude. La dernière manifestation de lâcheté morale est l’allégation selon laquelle les sandinistes se réjouissent des attaques des contras, ce qui leur fournit une excuse pour dissimuler leurs échecs et leur répression, un refrain qui revient souvent chez les critiques libéraux de l’Administration Reagan.

 

Il est intéressant de noter que les déclarations effroyables et cyniques des responsables du gouvernement cités par Julia Preston, ainsi que d’autres du même ordre, sont rapportées platement, ne suscitent aucun commentaire et sont vite oubliées. Dans les cercles occidentaux cultivés, on considère que les États-Unis ont le droit d’user de violence pour entraver des mesures de réformes pouvant profiter aux pauvres et aux démunis, de telle sorte que l’expression d’une telle intention n’éveille aucun intérêt particulier et ne donne lieu à aucune inquiétude. Les États-Unis n’autoriseront aucun programme constructif dans leur propre zone d’influence, par conséquent ils doivent faire en sorte qu’ils soient détruits ailleurs, afin d’éliminer « la menace du bon exemple ».

 

L’expression précédente sert de titre à une brochure sur le Nicaragua éditée par l’organisation caritative Oxfam, qui note, en fournissant de nombreux exemples, que « d’après l’expérience d’Oxfam acquise en travaillant dans soixante-dix-sept pays en voie de développement, le Nicaragua devait s’avérer exceptionnel dans la force d’engagement de son gouvernement… à améliorer la condition du peuple et à encourager sa participation active dans le processus de développement ». Le titre de cette brochure est bien choisi. Ce sont précisément ces caractéristiques de la révolution sandiniste qui ont fait frémir les stratèges US ainsi que les élites privilégiées ailleurs. Nul ne peut prendre au sérieux leur prétendue inquiétude concernant la répression au Nicaragua et divers crimes sandinistes réels ou présumés ; même si les accusations les plus sévères présentant un peu de crédibilité sont acceptées, les dirigeants sandinistes sont littéralement des saints si on les compare aux gangsters que les États-Unis ont appuyé dans toute l’Amérique Centrale et au-delà, sans parler de Washington. Le véritable crime des sandinistes est celui qui a été identifié par le rapport de Oxfam et affirmé par beaucoup d’autres, y compris les institutions financières internationales. Le crime consiste à avoir posé la menace du bon exemple, qui risque de « contaminer » la région et même au-delà.

 

Les Marines avec le drapeau d’Augusto Sandino en 1932.

 

La théorie de la pomme pourrie explique une autre caractéristique étrange de la politique étrangère US : la grande inquiétude suscitée par les développements des pays les plus petits et les plus marginaux, comme le Laos ou la Grenade par exemple. Dans les années 60, le Nord du Laos a subi le bombardement le plus meurtrier de l’histoire (qui devait bientôt être surpassé par celui du Cambodge), ce qu’on nomme un « bombardement secret » ; il s’agit là d’un autre terme technique, se référant à un bombardement bien connu des médias mais passé sous silence pour servir l’Etat, et utilisé plus tard comme preuve de la fourberie du gouvernement lorsqu’il serait nécessaire d’écarter un leader politique ayant commis l’erreur inadmissible de s’en prendre à de puissants ennemis intérieurs, des gens tout à fait aptes à se défendre (la farce du Watergate, à laquelle je reviendrai dans la cinquième conférence). Ainsi que le gouvernement US l’a admis lors d’une audience du Congrès, le bombardement n’avait rien à voir avec la guerre du Vietnam. Il était plutôt dirigé contre les guérillas du Pathet Lao qui tentaient de mettre en place des réformes sociales modérées et d’introduire un sentiment d’identité nationale dans les villages éparpillés du Nord Laos, dont la plupart des habitants ne savaient même pas qu’ils étaient au Laos. Ou prenez le cas de la Grenade, une île minuscule des Caraïbes ne présentant aucun intérêt pour les États-Unis. Le gouvernement de Maurice Bishop déclencha immédiatement l’hostilité et la rage des États-Unis, des mesures économiques et des menaces de manœuvres militaires pour finir par une invasion en bonne et due forme, après la chute du régime.

 

Pourquoi des pays si petits et si marginaux devraient-ils faire l’objet d’une telle inquiétude, proche de l’hystérie, auprès des stratèges US ? Certainement pas pour l’importance de leurs ressources. Et tandis que des personnalités militaires et politiques importantes se livraient en effet à un débat solennel sur la menace représentée par Grenade, on doit supposer que ces divagations — car c’est exactement ce qu’elles sont — n’étaient que la couverture de quelque chose d’autre. Une explication de ce comportement qui semble tout à fait irrationnel est fournie par la théorie de la pomme pourrie, dans sa forme interne plutôt que publique ; dans ces conditions, l’hystérie est parfaitement cohérente. Si un pays minuscule et appauvri disposant de très peu de ressources peut commencer à faire quelque chose pour sa propre population, d’autres peuvent se dire : « Pourquoi pas nous ? » Plus un pays est faible et insignifiant, plus ses ressources et ses moyens sont limités, plus la menace d’un bon exemple est grande. La pourriture peut se propager, menaçant des régions qui intéressent vraiment les dirigeants d’une grande partie du monde.

 

La théorie de la pomme pourrie, comme je l’ai déjà mentionné, résulte d’un principe politique de base : la défense de la Cinquième Liberté. Elle présente tout naturellement deux variantes : la variante publique conçue pour effrayer l’ensemble de la population, et la variante interne qui guide les spécialistes de la stratégie de façon systématique. Cette dualité typique est la conséquence du deuxième principe politique : la nécessité de s’assurer de l’ignorance et du conformisme du public. Le public ne peut tout simplement pas être informé des véritables motivations politiques, et les classes instruites ont pour mission, qu’elles accomplissent avec diligence et succès, de protéger le grand public de toute compréhension de ces sujets graves. Il convient de noter qu’ils se protègent eux-mêmes également de toute compréhension dangereuse de la réalité, ainsi que le font aussi les dirigeants politiques dans une certaine mesure, du moins en ce qui concerne les moins intelligents d’entre eux. Dans la vie publique tout comme dans la vie personnelle, il est extrêmement aisé de se mentir à propos des mobiles de ses propres actes, en justifiant de façon avantageuse des actions ayant été accomplies à des fins totalement différentes. Hitler pourrait bien avoir cru qu’il défendait l’Allemagne de « l’agression » des polonais et qu’il extirpait le cancer juif, et George Shultz peut croire qu’il défend les États-Unis de « l’agression » de la Grenade et qu’il extirpe le « cancer » sandiniste, ainsi qu’il le clame régulièrement avec d’autres responsables du gouvernement. Nous n’avons aucune peine à détecter les véritables motifs et les plans dans le premier cas, bien que des intellectuels allemands sophistiqués aient prétendu — pour eux-mêmes et pour d’autres — en avoir été incapables à l’époque d’Hitler. Et ceux qui peuvent s’extraire du système doctrinaire occidental ne devraient pas avoir davantage de peine à détecter les véritables motifs dans le second cas, et dans de nombreux cas semblables.

 

Je pourrais rappeler qu’il n’y a pas grand-chose de nouveau dans les différentes formulations de la théorie de la pomme pourrie. Au début du XIXe siècle, des hommes d’état conservateurs européens (Metternich, le Tsar et ses diplomates) parlaient en termes semblables des « doctrines pernicieuses du républicanisme et de l’autodétermination des peuples« , des « doctrines malfaisantes et des exemples pernicieux » qui pourraient, en partant des États-Unis, se répandre dans toute l’Amérique et même jusqu’en Europe, déstabilisant ainsi l’ordre politique et moral conservateur qui fut le fondement de la civilisation. Il n’est guère surprenant que les héritiers contemporains du rôle joué par le Tsar et Metternich aient un avis concordant, allant jusqu’à user de la même rhétorique, et des prétentions moralistes similaires, qu’ils prennent très au sérieux, ainsi que le font couramment dans les médias les intellectuels conformistes, les journaux d’opinion et les universitaires respectables.

 

Jusqu’à présent, j’ai passé en revue plusieurs éléments connexes du système international qui a surgi des décombres de la deuxième guerre mondiale, en me concentrant largement sur le rôle dominant des États-Unis : certains des coûts de l’interventionnisme des grandes puissances, essentiellement occidentales, dans le Tiers-Monde ; le problème de l’incorporation de l’Europe occidentale et de l’Europe du Sud dans la Grande Zone tandis que l’Europe de l’Est était subordonnée à la puissance soviétique ; la campagne d’après-guerre destinée à détruire la résistance antifasciste ; la théorie de la pomme pourrie et ses applications. Passons maintenant à quelques remarques au sujet de ce qui est généralement considéré comme l’élément central du système mondial moderne : la rivalité des superpuissances, la Guerre Froide.

 

Dans l’immédiat après-guerre, les États-Unis espéraient incorporer l’Union Soviétique dans la Grande Zone : la « stratégie du refoulement » du NSC-68 (rapport n°68 du Conseil de sécurité nationale) était motivée par cet objectif. Il devint rapidement évident que c’était sans espoir, et les superpuissances s’installèrent dans une forme de coexistence difficile qu’on appelle la guerre froide. La véritable signification de la guerre froide apparaît lorsqu’on examine les événements qui la caractérisent : les tanks soviétiques à Berlin Est en 1953, à Budapest en 1956, à Prague en 1968, l’invasion de l’Afghanistan ; l’intervention US en Grèce, en Iran, au Guatemala, en Indochine, à Cuba, en République dominicaine, au Chili, au Salvador et au Nicaragua, et une kyrielle d’autres exemples y compris des agressions soutenues par les États-Unis et menées par des Etats-clients, comme dans le Timor oriental et au Liban, entre autres. A chaque fois, quand l’une des superpuissances a recours à la subversion ou l’agression, l’on présente ça à la population nationale et aux alliés comme un acte d’autodéfense contre la superpuissance ennemie ou ses agents. En réalité, ces actions sont entreprises dans le but de s’assurer le contrôle d’une certaine sphère d’influence ; pour les États-Unis, le contrôle d’une grande partie du monde.

 

Cratères de bombes US aux Laos.

 

Les événements de la guerre froide illustrent le fait que la guerre froide est en fait un système de cogestion mondiale, un système doté d’une certaine utilité fonctionnelle pour les superpuissances, l’une des raisons pour lesquelles il persiste. Les subversions et les agressions sont menées dans l’intérêt de groupes d’élites, ce qu’on désigne en théologie politique comme « l’intérêt national », c’est-à-dire l’intérêt particulier de groupes possédant suffisamment de pouvoir sur le plan national pour intervenir dans les affaires d’État. Mais ces déploiements de violence étatique sont souvent lourds de conséquences pour l’ensemble de la population autant sur le plan matériel que sur le plan moral. Et il ne s’agirait pas de minimiser ce plan moral, comme on le fait souvent dans une démonstration de prétendue sophistication qui n’est rien de plus que l’expression du mépris d’une élite imbue d’elle-même envers les gens ordinaires, un mépris aussi injustifié que malavisé. Les politiques nationales sont elles aussi conduites dans l’intérêt des élites dominantes, mais se font souvent au détriment de la population globale : la militarisation de la société par exemple. Pour mobiliser le soutien de la population et des alliés récalcitrants en faveur de programmes nationaux coûteux et d’aventures étrangères, il est nécessaire de faire appel à la peur d’un Grand Satan, pour reprendre cet apport propice de l’Ayatollah Khomeini à la rhétorique politique.

 

L’affrontement de la guerre froide est un instrument utile. Bien entendu, il est nécessaire d’éviter l’affrontement direct avec le Grand Satan en personne, ce qui serait beaucoup trop dangereux. Il est préférable d’affronter des puissances faibles et sans défense désignées comme intermédiaires du Grand Satan. L’Administration Reagan a régulièrement utilisé la Libye à cet effet, en organisant des affrontements réguliers qui coïncidaient avec des besoins internes, par exemple le besoin d’obtenir un soutien aux forces de déploiement rapide ou l’aide aux rebelles de la Contra. Ce système est dangereux et risque tôt ou tard de s’effondrer et de déboucher sur une guerre mondiale finale, ce qui a failli se produire plus d’une fois et risque de se produire de nouveau. Mais ce type de considération à long terme n’entre pas dans les plans stratégiques. Je reviendrai sur ce sujet de manière plus approfondie dans une quatrième conférence.

 

Ce résumé trop bref du système mondial de l’après-guerre est partiel et donc quelque peu trompeur ; ainsi, je n’ai pas abordé le sujet de la politique des États-Unis au Moyen-Orient, qui est essentiel à la compréhension du monde actuel, ni le sujet des conflits en cours dans les états capitalistes industriels, entre autres. Avant d’en venir à l’Amérique Centrale, dont je traiterai dans ma prochaine conférence, je conclurai cette analyse globale par quelques remarques portant sur l’engagement des États-Unis en Indochine, un événement majeur de l’histoire moderne qui peut nous en apprendre beaucoup sur la stratégie politique US, avec des implications importantes pour l’Amérique Centrale aujourd’hui. Pour ce cas précis, nous disposons d’une documentation extrêmement riche et fort révélatrice bien qu’elle soit (donc) généralement passée sous silence dans les grands débats publics portant sur ce sujet.

 

En 1948, les États-Unis ont reconnu que le Viet Minh dirigé par Ho Chi Minh se confondait avec le mouvement nationaliste vietnamien et qu’il serait difficile de parvenir à une solution en l’excluant. Néanmoins, les États-Unis s’engagèrent précisément à atteindre cet objectif, en apportant leur soutien aux français dans leur effort de reconquête de leur ancienne colonie. J’ai déjà fait le point sur les principales raisons de cette décision : elles résultent de la théorie de la pomme pourrie et du souci que l’Asie du Sud-Est ne « remplisse pas sa fonction » dans l’ordre mondial dominé par les États-Unis. Naturellement, les choses ne pouvaient pas être présentées sous ce jour.

 

A partir du moment où les États-Unis s’étaient engagés à soutenir l’attaque française, il n’était plus permis de douter que la France défendait l’Indochine contre « l’agression interne » du Viet Minh, et que Ho n’était rien de plus qu’une marionnette de Moscou (ou de la Chine : l’un ou l’autre ferait l’affaire). Les services de renseignement US eurent pour mission de démontrer la véracité de ce fait et s’y employèrent de façon admirable. Ils échouèrent. Les renseignements signalèrent qu’ils avaient été en mesure de trouver des preuves d’une « conspiration dirigée par le Kremlin… dans pratiquement tous les pays sauf au Vietnam ». Il s’agissait alors d’utiliser cette découverte pour en tirer les conclusions requises, ce qui était relativement simple à mettre en oeuvre : « on peut supposer, conclurent les responsables US, que Moscou a le sentiment qu’Ho et ses lieutenants ont suffisamment d’entraînement et d’expérience et font preuve d’une loyauté suffisante pour être capables de déterminer leur politique quotidienne sans surveillance ». Ainsi, le manque de contact entre Ho et ses maîtres du Kremlin démontre qu’il est un esclave loyal de Moscou comme il se doit.

 

Une des révélations les plus stupéfiantes des Papiers du Pentagone se trouve dans un rapport sur les renseignements US recouvrant une période de 25 ans. Les analystes du Pentagone n’y ont découvert qu’un seul document de travail soulevant la question de savoir si le gouvernement d’Hanoï poursuivait ses propres intérêts ou s’il agissait en tant qu’agent de la « conspiration dirigée par le Kremlin ». Même les renseignements US, qui sont payés pour découvrir les faits et non pour extravaguer sur des plans soviétiques de conquête du monde, ont été dans l’incapacité d’échapper à l’emprise du système de propagande, ce qui est très révélateur. Quoiqu’on pense d’Ho Chi Minh et de ses acolytes, le fait qu’ils recherchaient les intérêts nationaux vietnamiens comme ils les percevaient plutôt que de se borner à suivre des ordres émanant du Kremlin est totalement évident et ne fait aucun doute pour les gens sains d’esprit, mais c’était au-delà de la compréhension des renseignements US, ce qui reflète de façon intéressante le climat culturel dominant.

 

Ce rapport révèle de façon spectaculaire l’une des caractéristiques principales de la politique étrangère états-unienne. Un mouvement populaire ou un état ne devient pas un ennemi parce qu’il est contrôlé par Moscou ; plutôt, étant donné que c’est un ennemi (pour d’autres raisons) et doit donc être attaqué et détruit, il faut qu’il soit contrôlé par Moscou, quels que soient les faits, de manière à ce que l’attaque des États-Unis contre lui soit juste et nécessaire. Les « autres raisons » sont celles qui ont été déjà traitées. Les États-Unis peuvent en effet réussir à pousser l’ennemi entre les mains des russes au travers de leurs hostilités, un résultat qui serait le bienvenu, ou bien, en cas d’échec, ils prétendront que c’est quand même le cas, en comptant sur les médias pour leur faire écho, comme cela a été le cas du Guatemala en 1954, par exemple. Naturellement, rien de tout cela ne peut être exprimé dans le système doctrinaire, et en effet cela ne l’est pas.

 

Est-ce ça demain? L’Amérique sous le communisme

 

De 1950 à 1954 les États-Unis tentèrent d’imposer la domination française sur l’Indochine mais échouèrent. En 1954, la France se retira et les accords de Genève établirent une base pour la paix. Les États-Unis s’attelèrent immédiatement à les compromettre, et y parvinrent. Grâce à la subversion US et à leur domination sur le système international, la ligne de démarcation provisoire au 17e parallèle devint une « frontière internationale » — bien que le régime client imposé par les États-Unis dans le sud ne l’ait jamais accepté, se considérant comme le gouvernement de tout le Vietnam. Son nom officiel fut, tout du long, le Gouvernement du Vietnam (GVN), et cette prétention fut réitérée dans un article non-modifiable de sa Constitution, rédigé sous les auspices des États-Unis.

 

Dans le Sud, les États-Unis imposèrent un régime terroriste calqué sur le modèle fameux de l’Amérique Latine. De 1954 à 1960, cet état-client massacra environ 75 000 personnes. Ses actes terroristes et sa répression suscitèrent un renouveau de la résistance qui fut naturellement qualifié « d’agression communiste », « d’agression interne » selon les propos d’Adlai Stevenson. A ce moment-là, le régime s’effondra pratiquement et les États-Unis durent intervenir directement. En 1962, les États-Unis entamèrent le bombardement intense et la défoliation du Sud Vietnam afin de mener plusieurs millions de personnes vers des camps de concentration où ils seraient entourés de barbelés et « protégés » des guérilleros sud-vietnamiens (le FNL (Front national de libération) ou « Viet Cong » selon la terminologie US) qu’ils soutenaient volontiers, ainsi qu’ils le reconnurent eux-mêmes. Dans les années qui suivirent, les Etats-Unis tentèrent désespérément de barrer la route à une solution politique, dont la neutralisation du Sud Vietnam, du Laos et du Cambodge qui fut proposée par le FNL. N’ayant pu trouver de clients appropriés dans le Sud, les États-Unis installèrent des gouvernements successifs avant de décider finalement, en 1964, d’intensifier l’attaque contre le Sud Vietnam avec une invasion terrestre directe, accompagnée du bombardement du Nord Vietnam, un programme initié au début de l’année 1965. Tout au long de cette période, aucun nord-vietnamien de l’armée régulière ne fut détecté au Sud-Vietnam, bien qu’ils aient eu tout à fait le droit d’être là après la subversion des accords de Genève par les États-Unis et la terreur déclenchée dans le Sud. En Avril 1965, lorsque les États-Unis envahirent complètement le Sud Vietnam, on y comptait presque 200 000 morts. Bien que ce fût le bombardement du Nord Vietnam qui attira l’attention internationale, les principales attaques des USA, y compris les bombardements, furent toujours dirigées contre le Sud Vietnam. Une fois de plus, l’hégémonie des États-Unis dans le système international est illustrée par le fait que l’attaque US contre le Vietnam du Sud n’apparaît nulle part dans l’histoire. Les documents historiques plutôt expurgés ne font mention que d’une « défense » du Sud Vietnam, qui ne fut pas raisonnable, ainsi que le maintinrent plus tard certains responsables officiels. L’attaque ne fut jamais reconnue comme telle ni condamnée par les Nations Unies.

 

Ces faits méritent d’être examinés sérieusement pour ceux qui s’intéressent à la culture intellectuelle occidentale et à la domination de la puissance US sur le système mondial. L’attaque du Sud Vietnam qui débuta en 1962 puis s’intensifia et s’étendit en 1965, eut bien lieu, ainsi qu’a eu lieu l’invasion de l’Afghanistan par les soviétiques en 1979 ; de plus, le Sud Vietnam était la cible principale de l’attaque US. Dans les deux cas, les agresseurs ont prétendu qu’ils y avaient été « invités » par un gouvernement légal qu’ils défendaient contre des « bandits » et des terroristes bénéficiant d’un soutien extérieur. Les allégations des soviétiques à cet égard, concernant ce qui s’était passé sur leur frontière, ne sont pas moins crédibles que celles des États-Unis concernant l’agression perpétrée à environ 16 000 km de leur frontière ; plus précisément, la crédibilité est égale à zéro dans les deux cas. Toutefois, les États-Unis, l’occident, et en fait la plupart des pays, ne reconnaissent pas l’existence d’un événement qui s’apparenterait à une attaque US contre le Sud Vietnam. Cependant, peu d’entre eux sont dans l’incapacité de percevoir que l’URSS a envahi l’Afghanistan, cette invasion étant en effet régulièrement condamnée non seulement par les gouvernements occidentaux mais aussi par les Nations Unies. Même dans les milieux des mouvements pacifistes, ainsi que l’évoqueront certains activistes, il était pratiquement impossible de débattre honnêtement des opérations US au Sud Vietnam : à savoir, en tant qu’agression contre le Sud sous couvert d’un gouvernement guignolesque établi (et régulièrement remplacé, jusqu’à ce que des éléments consentants puisse être créés) pour servir à légitimer l’agression. Ni les médias, ni le milieu de la pensée intellectuelle dominante ne font état d’un événement de cette nature. En outre, le déni de cette réalité évidente s’étend à presque tous les pays du monde. Ces faits sont remarquables et hautement instructifs. Il convient également de souligner qu’il est devenu aujourd’hui un peu plus facile de parler honnêtement de ces événements en public, mais rarement dans les milieux instruits, signe d’un degré d’intelligence et de compréhension supérieur au sein du public au cours de ces années où l’on prétend à tort qu’un retour en grâce du conservatisme a eu lieu, sujet sur lequel je reviendrai dans la dernière conférence.

 

A partir de 1965, les États-Unis étendirent leur guerre contre le Sud Vietnam en envoyant une armée d’invasion dont le nombre atteignit plus d’un demi-million d’hommes en 1968. Ils accentuèrent également l’attaque contre la moitié nord du pays qui avait été artificiellement divisé, entamèrent le bombardement meurtrier du Laos, étendirent leurs violations de la neutralité du Cambodge pour finir par initier un nouveau « bombardement secret » en 1969 et envahir complètement le Cambodge en 1970 après un coup d’état militaire qu’ils avaient eux-mêmes soutenu. La guerre civile et un bombardement d’une intensité inimaginable suivirent, tuant des centaines de milliers de personnes et détruisant pratiquement tout le pays.

 

Pendant ce temps, un mouvement populaire contre la guerre d’Indochine commença à se développer aux États-Unis, atteignant des proportions considérables en 1967. Le plus grand aboutissement du mouvement pacifiste fut d’empêcher le gouvernement de procéder à une mobilisation générale nationale. Les États-Unis durent livrer une guerre « de la carotte et du bâton », avec un financement déficitaire, nuisant à leur économie intérieure et posant les bases de la crise des années suivantes. Il en a résulté le déclin de la puissance des États-Unis par rapport à ses véritables rivaux, l’Europe et le Japon, ce dernier devenant un sérieux concurrent, grâce aux coûts de la guerre du Vietnam, néfastes aux États-Unis mais très avantageux pour le Japon, qui s’était enrichi en participant à la destruction de l’Indochine avec le Canada et les autres alliés des États-Unis. En janvier 1968, l’offensive du Têt affola Washington et amena les élites du milieu des affaires US à conclure qu’il conviendrait de liquider leur investissement. Ils dépêchèrent une délégation de « sages » à Washington pour informer Lyndon Johnson qu’il était fichu, et que le gouvernement devait se résoudre à la « vietnamisation », c’est-à-dire au retrait des troupes US et à une guerre plus capitalistique.

 

La guerre se poursuivit pendant sept années de plus, atteignant son niveau maximum de sauvagerie au Vietnam du Sud avec la « campagne de pacification accélérée » de 1969-1970 qui suivit le Têt, une opération meurtrière à côté de laquelle le massacre de My Lai apparaît comme un détail mineur, insignifiant dans ce contexte.

 

En janvier 1973, les États-Unis furent obligés de signer le Traité de Paix qu’ils avaient rejeté en novembre. Ce qui se produisit par la suite fut une quasi-réplique de 1954, qui devrait être observée attentivement par ceux qui entament des négociations impliquant les États-Unis. Le jour de la signature du Traité de Paris, Washington annonça, clairement et publiquement, que chaque point majeur du traité qui avait été signé, serait rejeté. L’article principal des accords de Paris stipulait qu’il existait deux partis équivalents et parallèles au Sud Vietnam (le GVN soutenu par les États-Unis et le GRP (gouvernement révolutionnaire provisoire, anciennement le FNL) ; ces deux partis devaient parvenir à un accord sans l’ingérence d’aucune puissance étrangère (c’est-à-dire les États-Unis), et devaient ensuite s’acheminer vers un établissement et une intégration à la moitié nord du pays, encore une fois sans l’ingérence des États-Unis. Washington signa, mais annonça qu’en violation de cet accord, les États-Unis continueraient à soutenir le GVN comme étant le « seul gouvernement légitime du Sud Vietnam », avec « sa structure constitutionnelle et son équipe dirigeante intacte et inchangée« . Cette « structure constitutionnelle » proscrivait le deuxième des deux partis équivalents et parallèles au Sud, et invalidait explicitement les articles du traité qui jetaient les bases d’une réconciliation et d’un accord pacifique. De la même façon, tous les autres points majeurs du traité seraient violés, annoncèrent les USA.

 

Les médias grand public, dans un édifiant exercice de servilité à l’état, présentèrent la version de Washington des accords de Paris comme celle qui était en vigueur, garantissant ainsi, tandis que les États-Unis continuaient à violer le traité, que le GRP et le Nord Vietnam apparaissent comme les contrevenants et soient donc condamnés en tant qu’agresseurs. Et c’est exactement ce qui se produisit, ainsi que l’avait prédit à l’époque aux États-Unis un tout petit groupe de dissidents appartenant à l’élite intellectuelle et qui fut prudemment exclu de toute tribune, de peur qu’il ne touche un large public. Le GVN et les États-Unis firent le nécessaire pour étendre leur mainmise sur le Sud Vietnam par la force, en violation du bout de papier qu’ils avaient signé à Paris. Lorsque l’inévitable réaction du GRP et du Nord Vietnam eut lieu, elle fut farouchement condamnée comme étant un nouvel exemple « d’agression communiste » délibérée, ainsi que le rapporte maintenant la doctrine officielle. Ce qui s’est réellement passé n’apparaît pas dans la version édulcorée de l’Histoire, bien qu’on puisse trouver les faits dans la littérature dissidente marginalisée, à laquelle on accorde peu d’attention.

 

Les leçons de 1954 et de 1973 sont très claires, et les victimes de la violence US les ignoreront à leurs risques et périls. Bien que la tactique du gouvernement US ait fonctionné à merveille aux États-Unis et en Occident de manière générale, elle échoua au Vietnam.

 

Malgré un soutien militaire US de grande envergure, le GVN s’effondra. Au mois d’Avril 1975, les régimes clients des États-Unis avaient été vaincus. Une grande partie de l’Indochine, ou ce qu’il en restait, était sous la dominance effective des nord vietnamiens puisque, en dehors du Cambodge, les mouvements de résistance — en particulier le FNL au Sud Vietnam — n’avaient pu survivre à l’assaut sauvage des États-Unis, encore une fois, comme cela avait été prédit des années auparavant par des dissidents marginalisés. Cette conséquence prévisible (et prévue) de l’agression US fut, bien entendu, immédiatement utilisée pour justifier l’agression qui avait créé ces conditions, exactement comme on pourrait s’y attendre venant d’une communauté intellectuelle bien disciplinée.

 

Notez que tout cela eut lieu au moment où les médias avaient atteint leur niveau maximal de dissidence, s’enorgueillissant de leur « indépendance » de l’état avec les dénonciations du Watergate et la controverse concernant le Vietnam. Il est intéressant de souligner que les deux exemples régulièrement avancés comme preuve du courage et de l’indépendance des médias — le Vietnam et le Watergate — fournissent en réalité la preuve accablante de leur subordination, ainsi que bien souvent celle des classes instruites, au pouvoir étatique.

 

Dans la reconstruction de l’histoire qui est devenue depuis la doctrine approuvée, les médias sont dépeints comme ayant adopté une « position hostile » envers l’état pendant cette période, peut-être au point de porter atteinte aux institutions démocratiques. Cette affirmation est alimentée non seulement par la droite, mais aussi par les libéraux. L’accusation est portée, notamment, dans une étude importante intitulée La crise de la Démocratie publiée par la Commission Trilatérale, un groupe d’élites de conviction plutôt libérale (le groupe qui a soutenu Jimmy Carter et qui a occupé pratiquement toutes les hautes fonctions pendant son mandat). Cette Commission, créée par David Rockefeller en 1973, est constituée de représentants des trois centres de la démocratie capitaliste industrielle : les États-Unis, l’Europe et le Japon. La « crise de la démocratie » qu’ils déplorent survint dans les années 60, lorsque des éléments de la population qui étaient en temps normal passifs et apathiques commencèrent à pénétrer dans l’arène politique, menaçant ainsi ce que les occidentaux nomment « démocratie » : le pouvoir incontesté des élites privilégiées. La commission a maintenu que la prétendue « position hostile » des médias envers l’état était l’un des aspects les plus dangereux de cette « crise de la démocratie » et qu’il fallait venir à bout de ce danger. La véritable nature de cette « dissidence des médias » est révélée par la remarquable histoire du Traité de Paix de Paris en plus de beaucoup d’autres choses, comme nous l’enseigne, encore une fois, la littérature dissidente marginalisée, bien que la « crise de la démocratie » fut quelque chose de bien réel au sein de la population globale, et n’ayant pas encore été surmontée, malgré les efforts qui y ont été consacrés dans les années qui ont suivi la guerre du Vietnam.

 

Il est communément admis que les États-Unis ont perdu la guerre et que le Nord Vietnam en est sorti victorieux. Cette vérité incontestable est tenue pour acquise aux yeux de l’opinion publique européenne et US dominante, ainsi que pour le mouvement pacifique états-unien et pour la gauche européenne. Pourtant, cette conclusion est inexacte, et il est important d’en saisir la raison. Le gouvernement US a remporté une victoire partielle en Indochine, bien qu’il ait essuyé une défaite majeure sur le plan national où les répercussions de la guerre furent d’une ampleur considérable et accélérèrent le développement de mouvements populaires qui modifièrent complètement le climat culturel à grande échelle et qui menacèrent pour un temps la domination de l’élite sur le système politique, entraînant de ce fait la « crise démocratique ». Une grande partie de la population — sauf les élites cultivées, avec de rares exceptions — fut atteinte d’une maladie redoutable portant le nom de « syndrome du Vietnam », qui persiste encore aujourd’hui et que j’espère incurable ; cette maladie se caractérise par une opposition aux agressions et aux massacres et un sens de la solidarité et de l’empathie à l’égard des victimes. Je me pencherai sur ce sujet, qui est d’une grande importance, dans la dernière conférence. La majeure partie de l’histoire politique des années 70 fut marquée par une contre-attaque de l’élite visant à surmonter la « crise de la démocratie » et le « syndrome du Vietnam ».

 

Mais qu’en est-il de l’Indochine à proprement parler ? Pour ce cas précis, les Etats-Unis avaient un objectif maximum et un objectif minimum. L’objectif maximum était de faire du Vietnam un autre paradis terrestre à l’instar du Chili, du Guatemala ou des Philippines. L’objectif minimum était d’empêcher la propagation de la pourriture avec le risque de conséquences majeures se répercutant jusque sur le Japon, ainsi que je l’ai analysé précédemment. Les États-Unis ne parvinrent pas à atteindre leur objectif maximal : le Vietnam ne fut pas incorporé dans le système mondial US. Mais malgré les déclarations pompeuses d’Eisenhower et consorts à propos du caoutchouc, de l’étain et du riz de l’Indochine, et plus tard à propos du pétrole, étendre la Cinquième Liberté à l’Indochine proprement dite n’a jamais revêtu une grande importance. La préoccupation principale était d’extirper le « cancer », ainsi que l’avait formulé alors George Shultz, afin de tuer le « virus » et de l’empêcher de « contaminer » les régions avoisinantes. Cet objectif fut atteint. L’Indochine fut largement détruite et, fait décisif, le dangereux mouvement populaire du Sud Vietnam fut pratiquement éradiqué par la terreur US. L’Indochine aurait de la chance si elle survivait, et la politique US d’après-guerre se fixa comme but de maximiser la souffrance et la répression dans ce pays — dont le refus des réparations promises, des barrières à l’aide et au commerce, le soutien de Pol Pot, et des mesures du même ordre qui sont bien connues ici à Managua. La cruauté de ces mesures d’après-guerre révèle à quel point il était important de veiller à ce que le pays ne se remette pas de la dévastation de l’assaut US. Pour donner quelques exemples, le gouvernement US tenta d’empêcher l’Inde d’envoyer 100 buffles (pour une société rurale sous-développée, cela signifie des fertilisants, l’équivalent de tracteurs, etc.) afin de reconstituer les troupeaux détruits par l’agression US, et essaya même d’empêcher l’expédition de crayons au Cambodge après que le Vietnam eut renversé le gouvernement meurtrier du Kampuchéa démocratique, gouvernement que les États-Unis soutiennent, selon les explications du département d’État, en raison de sa continuité du régime de Pol Pot. Il est d’une importance capitale de faire en sorte qu’aucun redressement ne soit possible pendant une très longue période à venir, et que les terres ruinées soient bien entre les mains du bloc soviétique afin de justifier de nouvelles hostilités.

 

Pendant ce temps les États-Unis renforcèrent ce qu’on appelait « la deuxième ligne de défense ». L’attaque contre le virus était à double tranchant : il était nécessaire de le détruire à la source, et de « vacciner » la région afin d’empêcher « l’infection » de propager la contagion au-delà de cette zone. Les États-Unis installèrent et appuyèrent des régimes meurtriers et répressifs en Indonésie en 1965, aux Philippines en 1972, en Thaïlande dans les années 70, afin de s’assurer que « la deuxième ligne de défense » ne soit pas rompue. Ainsi que je l’ai mentionné précédemment, le coup d’état militaire de Suharto en 1965 en Indonésie et ses conséquences meurtrières — le massacre de centaines de milliers de paysans sans terres — fut glorifié en Occident, y compris par l’opinion libérale, et servit à justifier la « défense » du Sud Vietnam. Cela offrit un « bouclier » derrière lequel les généraux indonésiens purent s’autoriser à purger leur société du Parti communiste, constitué de gens du peuple, et à ouvrir leur pays au pillage occidental, n’ayant pour seule entrave que la rapacité des généraux et de leurs cohortes.

 

Il n’y a pas de « menace d’un bon exemple » en Indochine, et les régions avoisinantes, celles qui étaient vraiment importantes, sont solidement intégrées à la Grande Zone. Les problèmes actuels sont davantage liés à des rivalités au sein du Premier monde du capitalisme industriel qu’à une menace « d’infection » qui pourrait conduire à un développement indépendant axé sur les besoins nationaux. Tout cela peut être considéré comme une réussite significative de la croisade des États-Unis en Indochine, une réalité dont les milieux des affaires, au moins, sont bien conscients depuis longtemps.

 

Le système doctrinaire considère la guerre comme une défaite des États-Unis : pour ceux dont l’ambition est sans limites, ne pas parvenir à atteindre un objectif maximum est toujours une tragédie, et il est vrai, et important, que les groupes d’élites subirent une défaite sur le plan national, avec l’irruption de la « crise de la démocratie » et le développement du « syndrome du Vietnam ». Le fait que d’autres aient accepté cette conclusion peut être dû en partie, à l’hégémonie remarquable du système de propagande US, et peut en partie refléter le désir compréhensible d’attribuer une victoire à la contestation populaire, qui fut souvent menée avec des risques personnels considérables, en particulier parmi la jeunesse, qui fut le fer de lance du mouvement contre la guerre. Mais il ne faut pas se faire d’illusions sur ce qui s’est réellement passé. Les mouvements populaires ont vraiment accompli quelque chose de grand. L’Indochine a au moins survécu ; les Etats-Unis n’ont pas eu recours aux armes nucléaires ainsi qu’ils auraient très bien pu le faire si la population était restée docile et impassible, comme elle le fut pendant la terreur du régime imposé par les États-Unis dans le Sud, ou lorsque Kennedy lança l’attaque directe contre le Sud en 1962. Mais la « leçon du Vietnam », d’une brutalité et d’un sadisme extrêmes, est que ceux qui tentent de défendre leur indépendance contre le Maître du Monde risquent d’en payer le prix fort. Beaucoup d’autres ont été soumis à des leçons du même ordre, y compris en Amérique Centrale.

J’aborderai ce sujet dans la prochaine conférence.

Noam Chomsky

 

Traduction: Héléna Delaunay

 

 

Source : http://partage-le.com

 

 

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19 janvier 2016 2 19 /01 /janvier /2016 16:31

 

Source : http://www.bastamag.net

 

 

Nouvelles technologies

Le cobalt des smartphones et voitures électriques extrait par des enfants

par

 

Composant essentiel des batteries de nos smartphones, tablettes et voitures électriques, le cobalt provient en grande partie des mines situées au sud de la République démocratique du Congo (RDC). Selon les estimations, le quart du cobalt exporté provient de mines artisanales, dans lesquelles les mineurs utilisent des outils très rudimentaires pour creuser et extraire le précieux métal. Ils travaillent sans aucune protection, exposant leurs peau et leurs poumons aux poussières très irritantes du cobalt. Creusés à mains nues, sans matériel adéquat et sans précautions, les puits et galeries s’écroulent régulièrement, ensevelissant les travailleurs. Des dizaines de morts sont signalées chaque année. « Les mineurs ont tellement peur que nombre d’entre eux s’alcoolisent pour se donner du courage », souligne un rapport sur la filière cobalt publié ce 19 janvier par Amnesty international et l’Observatoire africain des ressources naturelles (Afrewatch).

Intitulé « Voici pourquoi nous mourrons : les violations des droits humains dans le commerce globalisé du cobalt en RDC » [1], le document présente les témoignages recueillis sur place en avril et mai 2015. « Nous avons tous des problèmes aux poumons, et mal partout dans notre corps », rapporte Joséphine, 33 ans, mère de cinq enfants. Les enquêteurs ont rencontré une petite centaine de mineurs, dont plusieurs enfants. Ils sont plusieurs milliers à trimer 12 heures par jour, pour gagner un ou deux dollars [2]. Certains enfants trient le cobalt, en surface. D’autres descendent dans les boyaux sans air et sans lumières, parfois pendant 24 heures d’affilée. Vivre et travailler dans le secteur des mines expose en plus les enfants à la violence des adultes : nombre d’entre eux rapportent avoir été frappés. Il y a aussi des violences sexuelles, qui concernent également les femmes.

 

 

Apple, Samsung, Microsoft, Sony et Volkswagen interpellés

Qui achète le cobalt de RDC ? D’après le rapport d’Amnesty international et Afrewatch, le principal client des marchés congolais est une entreprise chinoise, la Congo Dongfang Mining (CDM), filiale détenue à 100 % par le géant chinois de l’exploitation minière Zhejiang Huayou Cobalt Ltd (Huayou Cobalt). La multinationale fournit ensuite le cobalt « à trois fabricants de composants de batteries lithium-ion », en Chine et en Corée du Sud [3]. « Ces trois fabricants ont acheté pour plus de 85 millions d’euros de cobalt à Huayou Cobalt en 2013. À leur tour, ceux-ci vendent leurs composants à des fabricants de batteries qui affirment fournir des entreprises du secteur de la technologie et de l’automobile, notamment Apple, Microsoft, Samsung, Sony, Daimler et Volkswagen », décrit le rapport. Contactées par les ONG, certaines de ces entreprises ne savent même pas d’où vient le cobalt dont elles se servent. Elles semblent se désintéresser des conditions dans lesquelles le matériau est extrait [4].

« En raison des risques pour la santé et la sécurité, l’extraction minière est l’une des pires formes de travail des enfants. Comment des entreprises dont les profits à l’échelle mondiale se montent à 125 milliards de dollars (115 milliards d’euros) osent-elles affirmer qu’elles sont incapables de vérifier d’où proviennent des minerais essentiels à leur production ? », s’insurge Mark Dummett, spécialiste de la responsabilité des entreprises en matière de droits humains à Amnesty International. « Des millions de personnes bénéficient des avantages des nouvelles technologies, sans se préoccuper de la manière dont elles sont fabriquées. Il est temps que les grandes marques assument leur part de responsabilité dans l’extraction des matières premières qui rendent leurs produits si lucratifs. »

Amnesty International et Afrewatch demandent aux multinationales qui intègrent des batteries lithium-ion dans leurs produits, d’enquêter pour déterminer si le cobalt est extrait dans des conditions dangereuses ou en recourant au travail des enfants, et de renforcer la transparence quant à leurs fournisseurs. « Les entreprises ne doivent pas se contenter d’interrompre une relation commerciale avec un fournisseur ou de décréter un embargo sur le cobalt de la RDC parce que des risques en termes de droits humains sont identifiés dans la chaîne d’approvisionnement, précise Mark Dummett. Elles doivent agir en vue de remédier aux souffrances endurées par les victimes d’atteintes aux droits humains. »

Photo : © Amnesty international

Notes

[1« This is what we die for : Human rights abuses in the Democratic Republic of the Congo power the global trade in cobalt »

[2Selon l’UNICEF, en 2014, environ 40 000 enfants travaillaient dans les mines dans le sud de la RDC, dont beaucoup dans des mines de cobalt.

[3Ningbo Shanshan et Tianjin Bamo en Chine, et L&F Materials en Corée du Sud

[4Les 16 multinationales examinées dans le rapport sont Ahong, Apple, BYD, Daimler, Dell, HP, Huawei, Inventec, Lenovo, LG, Microsoft, Samsung, Sony, Vodafone, Volkswagen et ZTE.

 

 

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Source : http://www.bastamag.net

 

 

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19 janvier 2016 2 19 /01 /janvier /2016 16:19

 

Source : https://www.mediapart.fr

 

 

Médecine du travail: le conseil de l'ordre attentif aux... employeurs
19 janvier 2016 | Par Mathilde Goanec
 
 
 

La médecine du travail devrait figurer dans la loi qui sera présentée par Myriam El Khomri ce printemps. Les professionnels se disent sous la pression croissante des employeurs, qui attaquent leurs certificats médicaux devant le conseil de l'ordre des médecins.

L’histoire est toujours la même : un salarié consulte son médecin du travail, son généraliste, ou un psychiatre. Ce dernier rédige, via des certificats médicaux ou des courriers à des confrères, des écrits qui établissent le lien entre l'état de santé psychique de leur patient et son travail. Ces écrits se retrouvent, parfois des années plus tard, dans un dossier aux prud’hommes, quand le salarié se plaint de harcèlement ou licenciement abusif… Les employeurs s’insurgent alors, et attaquent les médecins devant les chambres disciplinaires du conseil de l’ordre, chargées de veiller à la déontologie médicale. 

 

Dans le petit monde des médecins du travail, le procédé fait bondir. Protégés contre les pressions des employeurs par leur statut, ces professionnels voient dans le recours au conseil de l’ordre une remise en cause insidieuse de leur indépendance. Bernadette Berneron, qui de son propre aveu n’était pas « une militante », n’en revient pas : embauchée en service interentreprises, elle a, depuis 2013, été attaquée tour à tour par EDF, un syndicat agricole ou encore un laboratoire d’analyses médicales, pour ses courriers et certificats. Localement, la chambre disciplinaire du conseil de l’ordre a abandonné une partie des poursuites, néanmoins deux plaintes sont remontées au niveau régional, à Orléans. Condamnée à un avertissement, elle fait appel de cette décision devant la chambre disciplinaire nationale, à Paris.

 

Pourquoi maintenant, alors que le docteur Berneron exerce depuis plus de 30 ans sans anicroches ? « Il y a de plus en plus de salariés qui vont aux prud’hommes pour des affaires de souffrance au travail. Or recourir au conseil de l'ordre, c’est la seule façon pour l’employeur d’avoir accès aux pièces du dossier médical et à nos courriers, explique Bernadette Berneron. Dans ce genre de procès, c’est difficile, voire quasi impossible d’avoir des attestations de collègues. Les salariés et leurs avocats se servent des éléments qu’ils ont sous la main. »

 

Pour le conseil national de l’ordre des médecins, les employeurs ont toujours eu « la latitude » de porter plainte contre des médecins, et ne se sont pas « privés de le faire ». Mais les médecins incriminés jugent que le tournant date de 2007. Cette année-là, un article du code de la santé publique donne la possibilité, « notamment », aux patients, aux assurances, à la Sécurité sociale et aux associations de malades de lancer une action disciplinaire contre un médecin. « À la faveur de ce notamment introduit en toute discrétion, les chambres disciplinaires régionales ordinales instruisent des poursuites de plus en plus nombreuses, à la demande de l’employeur, contre le médecin attestant par un écrit du lien entre la santé et le travail », constate le docteur Huez, membre actif de l’association Santé et médecine du travail (a-SMT), lui-même sous le coup d’une procédure (condamné au niveau régional, il attend son jugement en appel devant la chambre disciplinaire nationale, sa procédure ayant été regroupée avec celle du docteur Berneron). Le conseil de l’ordre voit les choses autrement : la modification du décret en 2007 permet à toute personne « ayant intérêt à agir » de porter plainte contre un médecin, salarié-patient et employeur compris.

 

« Les avocats patronaux se sont engouffrés dans la brèche, confirme depuis Nancy le professeur de droit Patrice Adam, alerté sur ce sujet il y a deux ans lors d’une formation dispensée à des médecins du travail lorrains. Quatre ou cinq décisions ordinales favorables, c’est suffisant pour faire peser une grosse pression sur les médecins. » Devant la montée en puissance des procédures pour harcèlement aux prud’hommes ou au pénal, « les employeurs et leurs conseils cherchent à se défendre », concède le vice-président du conseil national de l’ordre des médecins, André Deseur, interrogé sur le sujet. « Les avocats savent qu’ils peuvent monter une procédure et une partie des organisations patronales sont prêtes pour la guérilla juridique », insiste Patrice Adam.

 

L'affaire est suffisamment sérieuse pour que plusieurs sénateurs, en marge de la loi Santé, aient déposé l’an dernier un amendement visant à interdire l’accès aux employeurs à ce type de procédure ordinale, « pour garantir l’indépendance du médecin du travail ». La ministre de la santé a souhaité que cet amendement soit retiré, tout en ouvrant la porte à une discussion sur la révision du décret de 2007 et la préservation du secret médical (voir l'onglet Prolonger). Interrogé par Mediapart sur l’issue de cette réflexion, le cabinet de la ministre répond que le phénomène est « marginal ». 

 

Combien de médecins sont effectivement concernés ? Les chiffres des uns et des autres se contredisent totalement. Pour l’Ordre des médecins, en 2014, sur 1 173 décisions, 14 seulement concernaient les médecins spécialistes en médecine du travail et une seule a été rendue sur plainte d’un employeur. L’association a-SMT a recensé de son côté 40 affaires depuis 2013 dans son réseau militant, mais estime en extrapolant qu’il y aurait 100 à 200 plaintes annuelles d’employeurs contre des médecins, dont la moitié contre des médecins du travail.

 

« Les médecins, même de manière irrationnelle, ont peur et surveillent leurs écrits », affirme Patrice Adam. « Certains médecins ne font même plus de certificats pour des maladies professionnelles inscrites au tableau, c’est fou ! », s’insurge Alain Carré, ancien médecin du travail et lui aussi membre de l’a-SMT. De fait, outre l’autocensure, de nombreuses plaintes se règlent au premier niveau des chambres disciplinaires ordinales, en conciliation. Nicolas Sandret, médecin inspecteur de santé publique en Île-de-France jusqu’en 2014, confirme avoir été plusieurs fois « alerté par des médecins en difficulté ». Mais que la « honte » d’être impliqué dans une procédure ordinale pousse un certain nombre d’entre eux à concilier, voire à se dédire sur un écrit. Pour ce médecin, il y a bien eu un tournant : « Avant, un employeur pouvait déjà, devant l’inspection du travail, se plaindre d’un médecin, ou entamer une procédure au civil. Il pouvait aussi aller voir le conseil de l’ordre qui ne donnait pas suite. Maintenant, il arrive même que le conseil s’associe à la plainte. Ça a un impact sur nos pratiques. » Bernadette Berneron assure avoir « vu des collègues changer leurs écrits médicaux après des conciliations devant le conseil de l’ordre ». Les médecins généralistes sous la menace d’une interdiction d’exercer – fatale lorsque l’on pratique en libéral – acceptent aussi de revoir leur copie.

« Je suis désolée, mais interroger le lien entre santé et travail, c’est mon job. Que des salariés aient une copie de mes écrits, leurs avocats aussi, et que les employeurs chutent au tribunal, ce n’est pas mon problème. » Marquée par des cas de suicides qu’elle n’a pas pu éviter, Françoise (son prénom a été changé) travaille dans un service interentreprises en région parisienne et dénonce l'aveuglement sur la « violence des rapports sociaux ». Elle vient de passer en chambre disciplinaire à la suite d'une plainte d’employeur, à laquelle s’associe le conseil de l’ordre et attend le jugement. Aucune honte, mais une colère qui monte. « C’est toujours le même refrain, j’attesterais de choses qui ne sont pas vérifiables, genre harcèlement moral ou sexuel. Mais je ne suis pas la police, je constate la souffrance du salarié, et j’estime objectivement qu’elle est liée au travail. Ça ne sort pas de mon chapeau, j’ai une vision de l’entreprise, je vois les salariés, je fais les études de poste. Tout ça fait partie du dossier médical. » 

 

La question est au cœur du conflit lancinant entre les médecins examinant des salariés et le conseil de l’ordre : les médecins, a fortiori les généralistes ou les spécialistes hors médecine du travail, sont-ils habilités à établir un lien entre la santé du salarié et l’organisation du travail dans l’entreprise ? Pour les pathologies physiques, comme les maladies de posture ou liées à des produits chimiques, cela semble aller de soi. Pour les maladies psychiques, c’est plus délicat. André Deseur, non seulement vice-président du conseil de l’ordre national, mais également assesseur en chambre disciplinaire à Paris, concède qu’il est bien « du devoir des médecins du travail d’alimenter le dossier du salarié »« Malheureusement, certains écrits sont maladroitsLe médecin du travail peut rassembler un faisceau de preuves, mais n’est pas un témoin. Dire qu’il y a une pathologie, c’est de son ressort. Affirmer qu’il y a un lien, ça peut poser problème. »

 

Bernadette Berneron est convaincue qu’il s’agit au contraire de sa mission. Cette professionnelle exerce en partie en consultation psychopathologique, à l’hôpital de Tours. Dans ce cadre, elle n’est pas toujours le médecin du travail d’un salarié, et reçoit aussi des patients envoyés par des confrères : « C’est le propre de la clinique du travail. Nous ne sommes pas derrière les gens sur leur poste, qu’ils aient une tendinite ou qu’ils souffrent de dépression, ce qui ne nous empêche pas de pouvoir faire le lien. Ceux qui viennent nous voir simplement pour un argumentaire juridique, on les voit venir de loin et ils sont peu nombreux. » Une vision du métier que partage le docteur Huez, l’un des plus fervents défenseurs de la « clinique du travail ». « Nous devons pouvoir faire des écrits argumentés et motivés, sans avoir peur des conséquences, insiste-t-il. D'abord parce que la reconnaissance par le médecin, ça restaure la santé des gens. Ensuite parce que cela permet d'ouvrir des dossiers de maladies professionnelles. Mais attention, c'est un certificat, pas une preuve, et ça ne peut pas être utilisé tel quel par un tribunal qui devra juger en droit. Donc pourquoi attaquer ces écrits si ce n’est pour nous disqualifier moralement ? » 

 

Le sujet est d’autant plus compliqué quand « l’employeur » est lui-même médecin. Le docteur Jarrige, médecin du travail dans un hôpital psychiatrique du sud de la France, vient d’être convoqué devant la chambre disciplinaire du conseil de l’ordre de Paca pour avoir alerté sur la sécurité défaillante des agents de l’hôpital. Il pointe, dans un courrier, la responsabilité du chef de service. « L’employeur, qui est également médecin, porte plainte au nom de la “confraternité” que se doivent les médecins entre eux, décrypte son avocat, Jean-Louis Macouillard, du cabinet Teissonnière. Mais mon client a simplement fait son travail de médecin du travail, qui comprend une mission d’alerte et de conseil à la direction. »

 

Pour le conseil de l’ordre, le médecin peut bien « instruire le lien », mais pas « l’établir » « Si vous constatez que madame Machin a pris un coup, vous pouvez écrire qu’elle a un œil au beurre noir, pas dire que c'est son mari qui lui a donné, illustre André Deseur. C’est pareil pour le médecin du salarié. » L’allusion à la vie privée n’a rien d’anodin, note le médecin inspecteur Nicolas Sandret. « Le problème, c’est que le conseil de l’ordre estime que ce qui se passe dans l’entreprise, c’est un peu ce qui se passe en famille, du domaine de l’intime. Ce n’est pas de la malveillance, mais plutôt que les médecins de l'ordre ne comprennent pas vraiment nos métiers. Avoir un tiers dans une relation médicale, c’est compliqué. » La proximité entre les médecins du conseil de l’ordre et les employeurs fait partie du tableau, pour le docteur Berneron : « Ils ne nous haïssent pas mais sont eux-mêmes en plein conflit d’intérêts. La plupart des élus au conseil de l’ordre sont de petits patrons. Ça m’est arrivé de faire des études de poste chez des médecins, ce ne sont pas toujours les mieux traitants. »

 

Si, en 2006, dans un rapport sur les certificats médicaux, le conseil estimait qu’il était interdit à un quelconque médecin d’attester d’un lien de causalité entre les difficultés professionnelles et l’état de santé d’un patient, il a, fin 2015, changé de braquet. « Sa formation et ses missions permettent au médecin du travail d’établir un lien entre la santé du salarié, son activité professionnelle et son environnement professionnel  », peut-on désormais lire sur le site de l’Ordre« Ils sont gênés par cette affaire, c’est clair, et il est fort possible qu’ils finissent par absoudre les docteurs Huez et Berneron au national, histoire d’en finir », juge Alain Carré. Les deux intéressés souhaitent que l’affaire soit jugée en bonne et due forme, pour aller devant le Conseil d’État, et pouvoir trancher, définitivement, ce point de droit.

 

 

 

 

Source : https://www.mediapart.fr

 

 

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