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16 mars 2016 3 16 /03 /mars /2016 14:14

 

Source : https://www.mediapart.fr

 

 

Paradis fiscaux: le jackpot des banques françaises
16 mars 2016 | Par Dan Israel
 
 
 
 
 

Aux Bermudes, aux îles Caïmans, mais aussi au Luxembourg ou en Irlande, BNP Paribas, BPCE, Crédit agricole, Crédit mutuel-CIC et Société générale ont bien fait leur nid. Un rapport décortiquant leurs activités sur place établit que leur salariés, peu nombreux, y sont étonnamment productifs et amassent des millions d'euros. Qui sont en général fort peu taxés.

Mais que peuvent bien faire les banques dans les paradis fiscaux ? Cela fait des années que des ONG françaises (se) posent la question, et tentent de décortiquer les rapports annuels des établissements hexagonaux afin d’y dénicher une réponse. Pour la première fois cette année, leurs conclusions sont parfaitement informées sur l’activité des banques et de leurs filiales, partout dans le monde.

Le rapport publié mercredi 16 mars par le CCFD-Terre solidaire, Oxfam et le Secours catholique-Caritas (en partenariat avec la Plateforme Paradis fiscaux et judiciaires) s’appuie en effet sur les chiffres détaillés fournis par les banques elles-mêmes. La loi de séparation bancaire de juillet 2013 les a en effet contraintes à se plier au « reporting pays par pays », un concept inventé au début des années 2000 par les activistes du Tax Justice Network, et reconnu peu à peu par toutes les instances internationales.

L’an dernier, les banques avaient dévoilé quelques-unes des données concernant leurs filiales, mais il a fallu attendre ces derniers mois pour que l’obligation de publication touche tous les paramètres. Et les observateurs peuvent donc désormais savoir, pour chacune des banques, et pour presque toutes leurs filiales partout dans le monde, quelle y est la nature de leur activité, leurs effectifs, leur chiffre d’affaires et leur bénéfice, ainsi que les impôts payés et les subventions reçues.

Le rapport publié aujourd’hui analyse les chiffres 2015 fournis par les cinq plus grandes banques françaises : BNP Paribas, BPCE, Crédit agricole, Crédit mutuel-CIC, Société générale. Et les conclusions sont sans appel : un quart de l’activité internationale des banques françaises (13,5 milliards d’euros sur 53 milliards) est réalisé depuis des pays considérés comme des paradis fiscaux, réglementaires et judiciaires, et un tiers de l’ensemble de leurs filiales à l’étranger s’y trouvent (641 filiales sur 1 854). Pour cette étude, les ONG ont utilisé la liste des « paradis » établie tous les deux ans par le Tax Justice Network, tout en retirant les États-Unis et le Royaume-Uni, qui concentrent une grande partie de l’activité financière mondiale. Ce choix est offensif, et loin des listes établies officiellement par la France et l’Union européenne : quatre des dix territoires où les banques françaises déclarent le plus de bénéfices sont des États membres de l’UE…

 

 

Pour les auteurs du rapport, aucun doute, les indices concordent : « Les banques utilisent les paradis fiscaux à des fins d’évitement fiscal et réglementaire. » Premier indice, les banques françaises réalisent un tiers de leurs bénéfices internationaux dans les paradis fiscaux. Et le Luxembourg, trou noir de la finance européenne, « accueille à lui seul 11 % de leurs bénéfices internationaux ». C’est le Crédit mutuel-CIC qui se distingue le plus, avec 44 % de tous ses bénéfices internationaux déclarés dans des paradis fiscaux.

 

  • Des activités fort lucratives

Il faut dire que les activités bancaires sont 60 % plus lucratives dans les paradis fiscaux que dans le reste du monde. Les données sont très disparates : les activités de la Société générale y rapportent même plus de quatre fois plus que dans les autres pays. En Irlande, les activités de la Société générale dégagent même 18 fois plus de bénéfices que dans les autres pays et… 76 fois plus qu’en France, où elle exerce surtout des activités classiques de banque de détail (guichet, prêts aux particuliers et aux entreprises…). Le Crédit mutuel est la seule banque qui possède un taux de profitabilité plus faible dans les paradis fiscaux que dans les autres pays. Sans doute parce qu’elle exerce moins d’activités de banques de financement et d’investissement.

Certains cas ne peuvent par ailleurs qu’attirer l’attention : à six reprises, notamment aux Caïmans, le chiffre d’affaires déclaré est équivalent aux bénéfices dégagés ! « La banque n’a-t-elle aucune charge ou frais de fonctionnement dans ce territoire, tout en y dégageant des bénéfices ? Transfère-t-elle artificiellement ses bénéfices dans le territoire en question ? Ou alors profite-elle des souplesses réglementaires offertes par ces juridictions afin de se livrer à des activités spéculatives et risquées mais très lucratives ? » La réponse n’est pas évidente à apporter, mais « la déconnexion est alors patente entre les bénéfices dégagés et l’activité économique réelle ».

 

  • Bien moins d'employés

Ces chiffres sont fort curieux, d’autant qu’en moyenne, les banques comptent trois fois moins d’employés dans les paradis fiscaux que dans les autres pays. Certaines filiales fonctionnent même sans le moindre salarié. Les cinq établissements n’ont ainsi pas le moindre personnel aux Bermudes, à Chypre, aux îles Caïmans, dans l’île de Man et à Malte. « La palme des coquilles vides revient aux îles Caïmans : les cinq banques françaises y possèdent en tout 16 filiales, mais aucune n’y déclare de salarié, s’étranglent les auteurs du rapport. Pas même BNPP qui indique pourtant posséder deux banques qui relèvent de la banque de détail, ni le Crédit agricole qui y déclare 35 millions d’euros de bénéfices. » Explication ? Les îles Caïmans et les Bermudes sont réputées pour la facilité avec laquelle on peut y créer des « sociétés ad hoc » (« special purpose vehicle »), c'est-à-dire des coquilles vides « propices à un endettement démesuré sans que cela apparaisse dans le bilan comptable du groupe ».

Conséquence directe, les employés sont 2,6 fois plus productifs dans les paradis fiscaux qu’ailleurs. Ceux de la Société générale rapportent même « près de 12 fois plus de bénéfices dans les paradis fiscaux que dans les autres pays et 39 fois plus qu’en France »

  • Des pays spécialisés

Comment expliquer ces données ? « Les activités les plus risquées et spéculatives sont toujours situées dans les paradis fiscaux », rappelle le rapport. Par exemple, l’Irlande est sans conteste le pays où les salariés sont les plus productifs : ceux du groupe BPCE y sont 31 fois plus productifs qu’un salarié moyen de la banque et la productivité de l’employé irlandais du Crédit agricole est 147 fois supérieure à celle de l’employé français. Mais « ces chiffres traduisent moins une force de travail plus compétente en Irlande que la spécificité, à la fois règlementaire et fiscale, du territoire » : fiscalement, l’Irlande offre en effet un des taux d’imposition sur les bénéfices les plus bas d’Europe (12,5 %), d’importantes exonérations fiscales dans les domaines de la recherche et développement et de la propriété intellectuelle.

Et ce n’est pas tout. L’Irlande est également un paradis règlementaire : « Le pays a mis en place des normes juridiques réputées pour leur souplesse et fortement adaptées à des activités de marché très risquées », comme les sociétés ad hoc. Résultat, 75 % des filiales de BNP Paribas basées en Irlande – 15 sur 20 – sont dédiées aux activités de banques de financement et d’investissement…
 

  •  Très peu d'impôts à payer

Mais les banques ne s’implantent pas seulement dans les territoires offshore pour y développer des activités lucratives. Parfois, leur simple présence est aussi synonyme de jackpot. Les impôts qu’elles y payent sont en effet presque deux fois moins importants qu’ailleurs (16,8 % contre 30 %). Et dans 19 cas, les banques françaises ne paient même aucun euro d’impôt, bien qu’elles fassent des bénéfices. Cela peut être prévu par la législation locale (aux Bahamas, aux Bermudes, à Guernesey), ou non : la Société générale ne paye rien à Chypre ni en Irlande, ce qui signifie qu’elle a donc négocié un accord très avantageux avec l’administration fiscale locale. En Irlande, encore, seule la BNP atteint le taux légal de 12,5 % d’imposition, mais BPCE paye environ 6 % d’impôts et le Crédit agricole, 4 %.
 

  • Bientôt, toutes les entreprises ?

En conclusion, les auteurs du rapport soulignent à quel point les données fournies par les banques se sont révélées difficiles à analyser, soit parce que les données livrées en PDF ont nécessité d’être retraitées une à une à la main, soit parce que chaque établissement a établi ses propres règles pour déclarer ses activités, et que les données ont été compliquées à centraliser. Notamment, aussi étonnant que cela puisse sembler, parce que ce sont les banques elles-mêmes qui décident quelles filiales il est pertinent d’inclure à leur déclaration.

Sans compter que les données ne sont pas toujours dévoilées avec sérieux : « On relève des pays dans lesquels la banque indique avoir une ou plusieurs filiales et qui ne figurent pas dans le reporting pays par pays », regrettent les auteurs du rapport. Exemple, la BNP déclare avoir une filiale aux Bermudes, mais les Bermudes ne figurent pas dans la liste des territoires où BNPP est présente, selon son rapport. « Il est possible d’observer des anomalies similaires pour toutes les banques », assurent les observateurs des ONG. Néanmoins, veulent-ils croire, cet exercice « prouve que la transparence est possible et qu’elle ne représente ni un coût exorbitant ni une menace pour la compétitivité des banques ».

Le rapport appelle désormais de ses vœux l’obligation faite à toutes les entreprises de se plier au même exercice que les banques. Pour l’heure, les pays du G20 et de l’OCDE ont adopté en novembre dernier une obligation de reporting pays par pays pour les multinationales, mais réservé aux administrations fiscales, et donc non public. Pourtant, le Parlement européen avait adopté dès juillet 2015 un amendement en faveur du reporting public, puis rappelé à trois reprises son soutien au principe. Et la Commission européenne, pourtant dirigée par l’ex-Premier ministre luxembourgeois Jean-Claude Juncker, a annoncé qu’elle y était également favorable. Ne reste plus qu’à convaincre les chefs d’État européens…  

En attendant, la France n’est pas décidée à se précipiter dans cette direction. Comme nous l’avons raconté en décembre, le gouvernement a manœuvré à l’Assemblée pour contrer deux votes des députés en faveur du reporting public. Pas question de devancer la décision européenne. Et le Conseil constitutionnel ne le pousse pas dans cette direction. On l’a déjà dit, le Conseil n’est pas particulièrement favorable à la lutte contre la fraude fiscale. Et dans une décision de décembre passée inaperçue, il a fait savoir qu’il estimait que « les informations transmises ne peuvent être rendues publiques » et qu’il voyait donc d’un mauvais œil le reporting public pays par pays. Les ONG françaises n’auront peut-être encore pour de longues années que les données des banques à se mettre sous la dent.

 

 

 

 

 

Source : https://www.mediapart.fr

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15 mars 2016 2 15 /03 /mars /2016 15:47

 

Source : https://www.mediapart.fr

 

 

Misère partout, justice nulle part
15 mars 2016 | Par Michaël Hajdenberg
 
 
 
 

La justice manque de tout : d'effectifs, de place, de stylos bleus, de temps… Une telle pauvreté rend impossible le quotidien des magistrats. Mais elle a également des répercussions concrètes sur la vie des justiciables. Six magistrats racontent comment l'indigence engendre l'injustice.

L’État est sur le banc des accusés. Et même le meilleur des avocats aurait du mal à justifier sa conduite (voir le compte-rendu du procès fictif qui lui a été intenté ce lundi à Créteil). Partout en France, dans toutes les juridictions, les moyens manquent. Depuis des années, les témoignages affluent sur cet exercice impossible. À titre d’exemple, un juge palois nous a raconté qu’une audience de comparutions immédiates avait dû s’achever il y a quelques semaines à la lumière du téléphone portable du président, la dernière ampoule de la salle ayant rendu l’âme.

 

Parfois, la situation d’un tribunal émerge, comme récemment, à Bobigny. Ou celle d'une juridiction, comme les conseils des prud'hommes. Mais quelques annonces de moyens alloués, pas toujours suivies d’effets, n’y changent rien : faute d’effectifs, les magistrats sont sur les genoux. Et la justice, à terre.

Cet état d’indigence a d’abord des conséquences pour les justiciables. Les délais d’attente déraisonnables peuvent engendrer des condamnations de la part des tribunaux européens. Ils peuvent surtout générer des situations inhumaines.

Afin de mesurer concrètement cette réalité, nous avons demandé à six magistrats, à des postes très différents, dans des endroits disparates, de nous raconter une situation à laquelle ils avaient été confrontés récemment. Et pour laquelle le manque de moyens avait eu des répercussions palpables. Voici leurs récits.

 

  • Juge des enfants à Bobigny

En 2013, je reprends le cabinet d’un juge pour enfants qui était vacant c'est-à-dire sans juge et sans greffier depuis six mois. Dans le tas de dossiers et de courriers, il y a une requête du procureur, qui concerne un couple en instance de séparation. Les relations dans le couple sont violentes et les enfants sont au cœur de ces conflits.

La saisine du juge des enfants se base sur un signalement de l’ASE (Aide sociale à l’enfance) qui date de 2012, et j’apprendrai plus tard que le juge aux affaires familiales est lui aussi saisi depuis cette même année en vue de cette séparation, mais que les parents sont alors en attente d’une audience. J’envoie donc une première convocation fin 2013. Personne ne vient à l’audience : visiblement, la famille a déménagé entre-temps. Je demande au commissariat de faire des recherches et six semaines plus tard, je peux envoyer une nouvelle convocation.

Les quatre enfants ont alors 3, 5, 12 et 13 ans. Les premiers éléments que je recueille ne sont pas très précis. Je comprends que les parents se battent, que les enfants s’interposent, mais je m’interroge : faut-il préconiser une simple médiation parentale ? Ou y a-t-il une véritable carence dans l’éducation des enfants ? Je manque d’informations sur leur état de santé.

J’ordonne donc une mesure judiciaire d’investigation éducative (MJIE) : ce sont des services éducatifs composés d'une équipe pluridisciplinaire (éducateurs, psy, etc.) qui ont six mois pour dresser un état des lieux, en prenant le temps de s'entretenir avec les parents, les enfants et en contactant les écoles le cas échéant.

Seulement, six mois plus tard, j’apprends que la mission n’a pas commencé : les services ont juste une liste d’attente trop longue. Ils m’annoncent qu’ils pourront commencer deux mois plus tard. Je n'ai pas le choix : j'ordonne de nouveau la même mesure avec le même service afin d'éviter de nouveaux délais d'attente.

En janvier 2015, j’apprends que les services ne peuvent pas mener l’enquête comme ils l’entendent : les parents n’ouvrent pas la porte. Quant à l’école, elle signale un fort absentéisme qui fait conclure aux services chargés de l'investigation éducative que les « inquiétudes sont renforcées ». Je convoque de nouveau la famille. Personne ne vient.

Mais un jour, alors que je suis de permanence, l’aîné de la famille est déféré devant moi. Il n’a même pas 14 ans. Il sort de garde à vue, pour un rôle de guetteur dans un trafic de stupéfiants. Grâce à cette mise en examen, j’ai accès à la famille. La mère est dépassée et demande de l'aide. Le père ne vient pas à l’audience. J'ordonne une expertise psychologique pour la mère. Son mal-être est visible, l'impératif est de s'en occuper vite.

Mais le premier expert me répond qu’il ne peut pas, qu’il a trop de travail. Et je renonce. Car je sais que je n’en trouverai pas de disponible. Quant au fils, je comprends qu’il trouve dans la rue les repères qu’il n’a pas chez lui. Il ne fait pas ça pour l’argent – c’est une somme dérisoire qu'il récupère en faisant le guetteur – mais pour avoir une place dans une bande, une place quelque part, un rôle. Je n'attends pas le résultat de la mesure d'investigation. J'ordonne directement un suivi éducatif à long terme pour toute la fratrie : une mesure éducative en milieu ouvert (AEMO) et un suivi pénal particulier pour l’aîné.

Une nouvelle fois cependant, cette AEMO ne peut pas commencer tout de suite, faute de moyens et de forces disponibles. Elle débutera six mois plus tard, en mai 2015. Entre-temps évidemment, la situation s’est encore aggravée et les parents attendent toujours une décision du juge aux affaires familial. Le père boit. La famille vit dans la plus grande misère affective, les parents s’aiment sans s’aimer et vivent ensemble faute de savoir comment se séparer.

Quand le travail de l’AEMO aboutit enfin, on me dit que l’enfant de maintenant 5 ans doit être placé dans un établissement adapté. Il cumule des retards dans le langage, des problèmes d’hygiène et des comportements colériques inquiétants. Ces handicaps repérés, on recherche un lieu d’accueil pour un placement direct en établissement qui serait adapté. Aucune place n’est libre, même en accueil de jour.

Les services de l'aide sociale à l’enfance sont sollicités mais ne peuvent accueillir l’enfant que dans le cadre de l'urgence, ce qui ne me satisfait pas. Ce placement doit se préparer. Un enfant est toujours attaché à ses parents, quel que soit leur comportement. Et il faut aussi préparer les parents.

Mais on manque de places, de structures, et tandis qu’on cherche désespérément, l’enfant décompense psychologiquement, il faut l’hospitaliser en pédo-psychiatrie. Quinze jours plus tard, il rentrera chez lui, sans traitement, sans suivi.

La mère quitte alors le domicile familial. Le père rentre du travail alcoolisé. En pleine nuit, l’aîné décide d’emmener ses frères et sœurs au commissariat pour dire que ce n’est plus tenable. C'est la nuit, le parquet décide de les placer dans des structures d’urgence, sans droit de visite des parents.

Comme la loi l'exige, je convoque toute la famille quinze jours plus tard. Les enfants sont présents avec les services éducatifs à l'exception du frère aîné qui a fugué le soir même de son placement. On en sait pas où il est. Le père ne vient pas. La mère non plus. J’apprends qu’elle est hospitalisée en psychiatrie. Je maintiens le placement des enfants et demande au parquet de lancer une enquête pour disparition inquiétante du frère aîné. J'accorde aux parents un droit de visite en présence d’un tiers. Seulement, en Seine-Saint-Denis, ces lieux-là manquent aussi : il est arrivé qu’une mère ne puisse pas voir son nourrisson pendant un mois car on ne trouve pas de lieu d’accueil.

Aujourd’hui, on en est là. L’aîné n’a pas été retrouvé. Pour moi, son acte de délinquance était une alerte. Il est aujourd’hui en errance car depuis le début, nous n’avons pas eu les moyens d’apporter de réponses adaptées. On est allé d’impasse en impasse dans la prise en charge, c'est souvent comme ça qu'on en vient à connaitre des enfants qui commettent des infractions. C’est comme ça que des jeunes risquent de devenir des bombes, dont l’État est à mon sens, responsable.

Avec des moyens, on aurait vu la famille plus tôt, avant qu’elle ne déménage. Les éducateurs auraient été alertés bien avant et on aurait adapté la prise en charge qui doit être dans beaucoup de situations d'une grande proximité, ce qui est trop rarement possible à l'heure actuelle. La situation aurait été prise en charge, elle ne se serait pas aggravée de la sorte. Vous vous rendez compte que le signalement date de 2012 ? Trois ans dans la vie d’un enfant, c’est énorme. C’est grave. Et pourtant, je peux vous dire que dans mes dossiers, c’est une situation qui n’est pas du tout exceptionnelle. J’ai parfois beaucoup plus grave.

  • Ancien juge des tutelles à Nice

À cette époque, j’avais 2 900 dossiers de tutelles en cours. Les tutelles, c’est souvent le cadet des soucis de la justice. Ce n’est pas la vitrine. On se retrouve pourtant à devoir gérer des cas très sensibles, qui nécessitent une intervention judiciaire en urgence. On fait face à des personnes âgées qui se trouvent aux confins de la maladie mentale et des pathologies neurodégénératives. Fréquemment, elles flambent, claquent les économies de toute une vie en faisant des chèques à des associations caritatives ou en se faisant arnaquer par des gens qui leur proposent de changer leurs fenêtres, leur matelas, etc. : vous n’avez pas idée du nombre de vautours qui tournent autour des personnes âgées, du nombre d’escrocs qui se goinfrent sur le manque de moyens de la justice.

Et vous, vous lisez le dossier deux mois après le dépôt de la requête, deux mois trop tard, deux mois pendant lesquels les comptes ont été ponctionnés. L’argent, on ne le revoit plus. La personne ne pourra plus payer sa maison de retraite ou vivre une fin de vie acceptable. C’est terrible : on est le seul rempart, mais il faut courir avec des blocs de ciment aux pieds.

Je repense à une femme qui avait choisi de dormir dans son garage réaménagé avec du papier aluminium au mur  : elle se croyait hyper sensible aux ondes depuis son enlèvement par les Martiens. Elle avait refusé des soins mais était atteinte d'une pneumopathie. C’était une ancienne professeur de philosophie âgée de 65 ans, venue d’Allemagne pour rejoindre sa fille. Mais la fille avait également des problèmes psychologiques, en tout cas ce n’était pas une personne ressource.

Il me semblait décemment impossible d’attendre les six mois malheureusement habituels pour obtenir la tutelle. Six mois, c’était un hiver à passer, dans ce garage glacé où elle abritait des SDF du quartier. Faute de pouvoir la faire venir au tribunal, un soir, trois ou quatre semaines après la requête et face à l’urgence de la situation, je décide de me rendre sur place à scooter, sans greffier, au mépris du code de procédure civile. Cette femme a une fille, adepte du yoga, de la médecine douce, qui passe complètement à côté de la gravité de la situation.

Mais comment faire ? Normalement, on peut entendre jusqu’à 12 dossiers en une demi-journée. Un dossier, ce n’est pas une personne, c’est une famille, avec plusieurs enfants, plusieurs points de vue. À l’époque, notamment en 2013, j'étais parfois contraint de fixer 16 à 18 dossiers. Vu notre utilité sociale, on est obligés. Grâce à nous, une personne va de nouveau s’habiller, se soigner, être placée en institution, sortir de l'hôpital, etc. Grâce à une association tutélaire, on va pouvoir la placer dans une maison de retraite, dans des conditions dignes. Je supplie donc ma greffière. Elle accepte un énième dossier. Mais moi je me dis : pendant que j’ai les yeux rivés sur cette situation, pendant que je la place en haut du haut de la pile, combien d’autres situations dramatiques s’empilent ?

Je sais que le lendemain, je verrai une autre famille, qui me suppliera : « Papa erre la nuit, il hurle, s’il vous plaît, retirez-lui au moins son chéquier : il se croit sous Pompidou, il pense qu’il paye en anciens francs. » Et moi je répondrai : « Je vous fais une fleur, je vous mets en haut de la pile, vous aurez une tutelle d’ici trois mois... »

 

  • Juge d’application des peines d’une juridiction du Pas-de-Calais

Je suis en charge du suivi d’un homme de 45 ans qui est sorti de prison après 15 ans de détention. Il avait été condamné à 20 ans pour des viols sur des enfants. Avant cela, il avait déjà été condamné pour des faits de proxénétisme : il débauchait des mineurs pour les prostituer dans les caves de logements sociaux, à Calais, pour se faire un peu d’argent.

Il est quasi analphabète, assez rustre. Il a été placé sous surveillance avec un bracelet électronique mobile.Trois juges d’application des peines ont considéré qu’il présentait un profil dangereux. Avec ce bracelet GPS, on sait en permanence où il est. Il lui est interdit d’approcher différentes zones : les écoles, les crèches, les centres aérés, ainsi que la ville de Calais, où il a sévi. Il a également des horaires d’assignation. On est maîtres de ses déplacements, ce qui a été hautement recommandé par les experts-psys qui l’ont entendu.

Le bracelet est imposé pour deux ans, mais il est renouvelable, jusqu’à la fin du suivi socio-judiciaire prévu pour durer dix ans. Seulement, pour obtenir le renouvellement, je dois avoir deux expertises sur sa dangerosité. L’une d’un psychiatre, l’autre d’un psychologue.

Or les experts sont très fâchés, on en trouve de plus en plus difficilement. Ils étaient déjà très mal payés, et avec beaucoup de retard : mais voilà qu’ils se sont vu imposer un nouveau statut : ils ne sont plus considérés comme des collaborateurs occasionnels d’un service public, mais comme des travailleurs indépendants. C’est l’indigence de la justice qui a conduit à cette réforme.

Beaucoup ne veulent plus travailler. Cela fait trois mois que je cherche : je ne trouve pas d’expert psychiatrique et si je n’en ai pas, je ne pourrai pas renouveler le bracelet en dépit de la dangerosité manifeste d’un individu qui est passé à l’acte à plusieurs reprises. Le renouvellement doit se faire impérativement six mois avant l’échéance.

Le 21 avril, il sera donc trop tard. Ma greffière et moi-même perdons un temps fou à faire le siège des quelques experts qui restent, complètement débordés. Il est pourtant inconcevable qu’il soit remis en liberté pure et simple.

  • Juge d’application des peines en Franche-Comté

Il y aurait beaucoup à dire, mais je vais vous raconter une petite histoire récente, qui me semble significative. Deux personnes étaient placées en sursis avec mise à l’épreuve depuis un peu moins de deux ans. La peine avait été prononcée avant le 1er octobre 2014. Avant cette date, il était nécessaire de demander au juge d’application des peines une autorisation pour partir à l’étranger. Cette obligation était inscrite au fichier des personnes recherchées. Cette obligation a été levée par la réforme de 2014 : il suffit à présent d’informer le juge d’application des peines.

Seulement, on n’a eu ni le temps ni les moyens humains de retirer du fichier les personnes concernées : dans notre petite juridiction, il y a environ 500 mesures de ce type en cours.

Mi-janvier, deux personnes se présentent au tribunal. À ce moment-là, il n’y avait pas de greffier auprès du JAP (juge d’application des peines) : le poste était vacant. Quand elles arrivent, je suis moi-même affairé ailleurs, je ne suis pas seulement juge d’application des peines. Les deux hommes avaient voulu partir en Thaïlande, ils avaient été bloqués à l’aéroport car leur nom figurait sur le fichier. La gendarmerie, puis le SPIP (service pénitentiaire d'insertion et de prévention) les ont renvoyés vers le tribunal, où ils ont patienté un long moment avec l’espoir de quand même partir en vacances.

J’ai fini par trouver un greffier, mais qui n’était pas spécialiste de l’application des peines. Moi-même, des gens m’attendaient pour divorcer, je n’ai pas pu prendre le temps de lui expliquer : il ne connaissait pas les règles en vigueur. Alors que les deux jeunes gens avaient tous les justificatifs nécessaires, le greffier leur a dit que le juge délibérerait sur la demande et qu’ils devaient attendre.

Ces gens-là ont perdu leur billet, leur argent, et beaucoup de temps. Cela arrivera à d’autres. Nous n’avons pas envoyé les 500 courriers nécessaires. Nous n’avons eu ni le temps ni les moyens de le faire. Et nous payons le manque d’effectifs : sur 38 fonctionnaires au greffe, il en manque 12.

 

  • Juge d’instruction dans l’est de la France

Toute l’institution est à bout de souffle. Tous les jours, on bricole. Je voudrais vous parler d’un dossier que je suis actuellement. Il a été ouvert en septembre, et concerne un mineur âgé de 16 ans, mêlé à une affaire de stupéfiants. C’est une affaire compliquée, qui nécessite des investigations poussées.

Dans le contrôle judiciaire, il a été décidé d’éloigner le mineur de son milieu. Il a été placé dans une famille d’accueil. Seulement, sa mère n’adhère pas du tout à cette mesure.

Six mois après mes demandes d’expertise, où en sommes-nous ? La commission rogatoire n’est pas rentrée. L’expertise psychologique de personnalité est en retard. Idem pour l’analyse des produits stupéfiants envoyée au laboratoire. Et nous n’avons pas de retour pour l’analyse génétique qui doit permettre de retrouver la trace ADN identifiant les personnes ayant été en contact avec les bombonnes de cocaïne, afin de retrouver les fournisseurs.

J’aurais pu demander à un expert privé. Mais l’INPS (Institut national de police scientifique) est moins cher. Et il faut bien limiter les frais de justice. À l’INPS, ils font ce qu’ils peuvent, ils sont débordés.

En attendant, la mère, qui n’adhère pas au placement dans une famille d’accueil, pousse son fils à faire péter le placement. On fait face à un fort risque de fugue. Le travail éducatif de la PJJ (protection judiciaire de la jeunesse) risque d’être réduit à néant.

Le placement, renouvelable une fois, a été prolongé pour six mois. La commission rogatoire n’est toujours pas rentrée alors que normalement, ce devrait être une affaire de trois mois et les expertises, de quatre mois. Tout devrait être bouclé depuis janvier.

Si tout n’est pas réglé avant le nouveau délai de six mois, le mineur reviendra dans son milieu d’origine. Et tout cela n'aura servi à rien. Il n’y a plus qu’à espérer que les investigations aient avancé d’ici-là.

 

  • Juge d’instruction au Havre

En 2010, Vanessa porte plainte pour agression sexuelle. L’auteur désigné se nomme Benoît, et il aurait agi alors qu’il avait entre 16 et 19 ans. Après une enquête préliminaire, une information judiciaire est ouverte.

Cela traîne : on ne trouve pas d’expert psychiatrique pour le mis en cause, ni d’expert psychologique pour Vanessa. Au final, on perd quasiment un an et demi sur ces soucis d’expertise.

Pour Vanessa, c’est un parcours du combattant. Mais c’est d’autant plus compliqué que Benoît va être jugé deux fois. Une fois pour les actes qu’il a commis quand il était mineur, avant ses 18 ans. Des faits pour lesquels il est jugé en décembre 2015. Il a alors 23 ans, et est jugé avec sa barbe, il est père de famille.

Auparavant, il a été jugé pour les faits commis quand il était majeur en novembre 2014. Il aura fallu plus de 5 ans pour une réponse judiciaire.

Les délais s’expliquent également par d’autres causes, comme la gestion des ressources humaines de la chancellerie. Il n’y a aucune anticipation, ni des retraites, ni des mutations. Le juge d’instruction est parti dans cette affaire. Son remplacement a été un problème.

Ensuite, à l’instruction, il y a les priorités : les dossiers avec détenus, puis la criminalité organisée. L’agression sexuelle ne fait pas partie des priorités.

Tout cela en plus de la question des experts psychiatres, qui fait que les dossiers prennent de l’âge. Quand je suivais ma formation de magistrat, on me disait qu’un bon juge d’instruction était celui qui choisissait bien ses experts. Cela fait bien longtemps qu’on ne les choisit plus.

Vanessa a tenu bon pour le premier procès. Mais elle n’a pas compris pourquoi il y en avait deux pour des actes qui lui semblaient identiques. D’autant que l’ordre chronologique n’a pas été respecté : Bruno a été jugé sur ses actes de majeur, avant d’être jugé pour ses actes de mineur.

Lasse, elle ne s’est pas présentée devant le tribunal pour enfants. Elle ne s’y est pas non plus fait représenter. Comme elle, beaucoup de plaignants se lassent. Et ne se présentent même plus à l’audience. La justice perd son sens.

 

 

 

 

Source : https://www.mediapart.fr

 

 

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15 mars 2016 2 15 /03 /mars /2016 15:21

 

Source : https://www.youtube.com/watch?v=0BZWzkTHXNo

 

 

La mise à mort du CDI décidé par les banques

Investig Info

Ajoutée le 14 juil. 2015
 

Interview d'un patron de de banque, auteur d'une note sulfureuse, qui explique, avec un cynisme incroyable, que la finance exige la mise à mort du CDI, et que la finance gagne toujours, dans tous les cas, quel que soit les dirigeants au pouvoir. A noter en fin de vidéo le rôle de Macron en faveur de la City pour relativiser le discours Hollande du Bourget (mon ennemi c'est la finance)

 

Source pour Macron:
http://www.wsj.com/articles/frances-h...

 

 

Source : https://www.youtube.com/watch?v=0BZWzkTHXNo

 

 

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14 mars 2016 1 14 /03 /mars /2016 17:47

 

Source : http://cadtm.org

 

 

Les questions qui piquent

14 mars par CADTM Belgique

 

 

Au CADTM, on sait trop bien ce que c’est d’être flippéE, voire découragéE, par toutes ces questions sur lesquelles on sèche.

InspiréEs par nos meilleurEs piqueurs et piqueuses (notre famille, nos potes, le pizzaiolo d’en face, les gens que l’on rencontre en animation), les militantEs du CADTM Liège ont organisé plusieurs sessions d’élaborations collectives d’éléments de réponse à ces piques (qu’elles soient d’ordre technique ou plus « politique »).

Il a bien sûr fallu faire des choix, et nous avons retenu 12 questions pour cette première brochure que vous trouverez ci-dessous.

D’autres sont encore sur le grill...

1) Qui décide au FMI, à la Banque mondiale et à la BCE ?

2) Que fait le FMI de l’argent des intérêts qu’il perçoit ?

3) Quelles différences il y a-t-il entre une dette odieuse, insoutenable, illégale, illégitime ?

4) Ce sont des gouvernements élus démocratiquement qui se sont endettés en notre nom. Comment remettre leurs engagements en cause ?

5) L’Islande a refusé de payer pour les dettes de la banque privée Icesave et a poursuivi en justice des responsables de la débâcle financière. Est-ce un exemple d’alternative ?

6) À Chypre on a instauré un contrôle des mouvements de capitaux et fait payer les déposantEs pour assumer les dettes de plusieurs banques. Est-ce un exemple d’alternative ?

7) Bonus : Quelles sont les options pour assumer les pertes d’une banque ?

8) Comment éviter de se ré-endetter après une annulation ?

9) « La crise, c’est bon pour la planète ! »

10) « Annuler la dette de la Grèce coûtera 1.000 euros à chaque contribuable belge qui a payé pour sauver les GrecQUEs »

11) Sortir ou pas de l’euro ? Telle est la question

12) Les agences de notation, késako ? Sont-elles fiables et légitimes pour évaluer les entités publiques (ou privées) ?

13) Comment est-ce possible que les dirigeantEs prennent de telles décisions ?

14) Bonus : Copions
Dette au Sud
Dette de la Belgique
Dette de la Grèce

PDF - 1.8 Mo
Brochure A5 « S’armer face aux questions qui piquent »

 

Auteur.e

 

 

 

Source : http://cadtm.org

 

 

 

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14 mars 2016 1 14 /03 /mars /2016 16:53

 

Source : http://www.bastamag.net

 

 

 

Néo-libéralisme

Plongez dans la guerre invisible que les multinationales livrent aux États

par , Eva Schram , Frank Mulder

 

 

 

 

Nul besoin d’envoyer canonnières ou porte-avions pour intimider un Etat qui menacerait les intérêts des puissantes compagnies occidentales. Il existe un discret mécanisme pour régler les litiges entre États et investisseurs : l’ « ISDS », pour Investor-State Dispute Settlement, intégré dans tous les traités commerciaux, dont celui en négociation entre l’Europe et les Etats-Unis (Tafta). Selon ses détracteurs, les multinationales bénéficient ainsi d’un pouvoir sans précédent pour échapper aux lois. En partenariat avec des journalistes néerlandais, Basta ! publie en exclusivité une enquête en cinq épisodes sur cette guerre invisible. Ce premier volet vous emmène de Caracas à Amsterdam dans les coulisses d’une bataille aux enjeux gigantesques.

Caracas, la capitale du Venezuela, baigne dans une chaleur tropicale. Nous sommes en 2006. Bernard Mommer est assis à son bureau, dans un énorme immeuble disgracieux de couleur gris-noir au centre de la ville, occupé à éplucher son courrier. En tant que vice-ministre du Pétrole, il est en contact régulier avec les 41 entreprises pétrolières étrangères actives dans le pays. Le secteur est entré dans une période de turbulences, depuis que le gouvernement d’Hugo Chavez a décidé de se réserver une proportion plus importante des revenus du pétrole, qui s’écoule du pays par milliards de barils.

Mommer ouvre une lettre insolite qui lui a été transférée par son patron, le ministre du Pétrole. « Nous acceptons votre offre d’arbitrage, dit-elle, sur la base du traité d’investissement néerlandais avec le Venezuela ». Expéditeur : la firme pétrolière italienne Eni. « Qu’est-ce que j’ai bien pu faire ? » se demande Mommer. Le vice-ministre sait que l’arbitrage signifie que deux entreprises, en désaccord sur un sujet, soumettent leur litige à un jury commercial, qu’elles désignent elles-mêmes, pour juger laquelle des deux a raison selon les termes du contrat qui les lie. Mais Mommer n’a alors conclu de transaction avec personne, un ministère n’étant pas, après tout, la même chose qu’une entreprise. Et qu’est-ce-que les Pays-Bas ont à voir avec l’affaire ?

En se plongeant dans les archives, Mommer fait des découvertes troublantes.

  • Premio, un précédent gouvernement, a signé, sans trop de publicité, un traité d’investissement avec les Pays-Bas qui prévoit la possibilité, pour tous les investisseurs néerlandais qui auraient l’impression de ne pas avoir été traités de manière équitable par leur pays hôte, de convoquer le Venezuela devant un jury d’arbitrage. Une procédure qui s’inscrit dans le cadre de la Banque mondiale. Les arbitres peuvent imposer une amende au Venezuela, sans aucune possibilité de faire appel de leur décision.
  • Secundo, la firme pétrolière italienne Eni a récemment rattaché ses activités au Venezuela à une filiale enregistrée aux Pays-Bas, ce qui l’a transformée ipso facto en investisseur néerlandais. Mommer doit se préparer à des temps difficiles...
  • L’État, un « brigand en chapeau haut-de-forme » ?

    « L’État peut se conduire comme un “brigand en chapeau haut-de-forme”. » Gerard Meijer, avocat spécialisé dans le droit de l’investissement, est assis à une terrasse dans le quartier d’affaires d’Amsterdam, en face de son bureau au sein de NautaDutilh, l’un des plus grands cabinets juridiques d’Europe. « L’expression est ancienne, précise-t-il. Mais, honnêtement, elle comporte toujours un élément de vérité. Peut-être certaines personnes se désoleront qu’un pays se voit imposer une telle amende. Les contribuables paient la facture. Mais ils oublient qu’auparavant leur gouvernement s’est enrichi illégitimement avec la même somme. »

    Meijer a une barbe taillée selon la dernière mode, qui lui donne un charisme juvénile malgré sa cinquantaine. En tant que président de l’Association néerlandaise de l’arbitrage, il défend son secteur d’activité avec détermination. Il croit vraiment en ce qu’il fait. Imaginez, dit-il, que vous soyez un investisseur dans un pays en développement. Vous avez misé tout votre argent dans un projet – par exemple un puits de pétrole au Venezuela ou un atelier textile en Égypte. « Si vous vous retrouvez en litige avec ce pays, vers qui allez-vous vous tourner ? Vers le juge du coin ? Pensez-vous que vous auriez une seule chance ? »

    Heureusement, il y a l’arbitrage. « Il est situé quelque part entre une médiation et un véritable tribunal. Si les deux parties sont d’accord, elles choisissent chacune un arbitre, et ces deux arbitres en choisissent un troisième. Leur verdict est contraignant. » C’est équitable et cela fonctionne bien. En tant qu’investisseur, vous êtes sûr que votre propriété sera au moins respectée lorsque vous placerez votre argent quelque part. « C’est une sorte de juridiction indépendante, avec des juges qui n’ont pas de relations de loyauté avec leur gouvernement. C’est un aspect très important. Après tout, il y a beaucoup de républiques bananières dans le monde. »

  • De plus en plus d’arbitrages entre États et investisseurs

    Le monde de Mommer et de Meijer est inconnu de la plupart des gens. L’arbitrage fait parfois soudainement la une des journaux, notamment en relation avec le traité commercial transatlantique TAFTA (Trans-Atlantic Free Trade Agreement). En réalité, l’arbitrage existe depuis des années. Nous avons recensé 624 cas connus, à la fin 2014, d’investisseurs qui avaient poursuivi des États sur la base d’un traité. Mais il y en a probablement eu bien davantage.

    Le nombre de cas ne cesse de croître : en 2000, on en comptait quinze ; nous sommes aujourd’hui à environ 60 cas par an. Le montant réclamé par les investisseurs connaît lui aussi une augmentation fulgurante. Ce sont des litiges toujours plus importants qui doivent être tranchés au moyen de ce mécanisme de règlement des différends, que l’on appelle l’ISDS (Investor-state dispute settlement). Plus de la moitié d’entre eux sont soumis au tribunal commercial de la Banque mondiale, le Cirdi (Centre international de règlement des différends liés à l’investissement), qui a ses propres règles et ses propres arbitres.

    Les données que nous avons rassemblées montrent que les Pays-Bas sont devenus le pays d’origine du plus grand nombre de procédures ISDS. Pas moins de 16 % des cas soumis au cours de l’année 2014 l’ont été par des firmes néerlandaises. « Néerlandais » est toutefois un terme relatif dans ce contexte. L’analyse détaillée de ces investisseurs montre que plus des deux tiers sont des filiales fantômes, n’existant que sous la forme de boîtes à lettres. Seulement une sur six est véritablement néerlandaise.

  • L’Équateur condamné à verser 1,1 milliard de dollars à un groupe pétrolier

    Les pays qui ont été le plus fréquemment poursuivis sont les pays en développement et émergents, ainsi que les pays riches en ressources naturelles comme le Canada. L’Europe de l’Est occupe depuis quelques années une place de plus en plus importante dans ce classement.

    Notre analyse montre aussi qu’un groupe remarquablement restreint d’avocats « vedettes » occidentaux domine le monde de l’arbitrage lié à l’investissement. Au moins l’un des quinze principaux arbitres au niveau mondial est impliqué dans 63 % des panels dont nous avons pu identifier les membres. Dans 22 % des panels, ce « top 15 » fournit même deux arbitres sur trois, suffisamment pour emporter la décision. Ce sont tous des hommes blancs – exception faite de deux femmes blanches. Ils sont souvent liés à des firmes juridiques qui profitent de l’expansion de ce marché. Les sommes en jeu sont conséquentes : une procédure d’ISDS coûte en moyenne huit millions de dollars.

    Pour ses détracteurs, le système est injuste. Il y a quelques mois, l’Équateur s’est vu imposer une amende de 1,1 milliard de dollars suite à une plainte d’Occidental Petroleum, qui dénonçait son expropriation. L’amende est équivalente à plus de 3 % du budget total du pays pour 2016. Les défenseurs de l’ISDS objectent que c’est un moyen de trouver des solutions apolitiques à des litiges. Les juges et les politiciens n’ont plus à s’en mêler. Plus besoin d’envoyer des navires de guerre, comme la France et l’Angleterre l’ont fait en 1902 suite à un différend avec le Venezuela. De nos jours, l’envoi d’une lettre à Caracas suffit – une invitation à se rendre à Washington, au siège de la Banque mondiale, pour une audience.

  • Des firmes qui deviennent soudainement « néerlandaises »

    Retour au Venezuela. Le premier courrier n’a pas entraîné de problème insurmontable pour Bernard Mommer, le vice-ministre du Pétrole. L’entreprise Eni était prête à retirer sa plainte contre quelques centaines de millions de dollars et une nouvelle concession. Mais il allait bientôt recevoir deux lettres similaires, adressées cette fois par deux compagnies pétrolières américaines, ConocoPhillips et Mobil. Celles-ci ne voulaient pas entendre parler de règlement à l’amiable. Et elles réclamaient 42 milliards de dollars ! Et, comme par hasard, ces deux géants texans étaient récemment devenus, aux aussi, des firmes « néerlandaises ».

    À la base, Mommer est un mathématicien allemand, arrivé au sein de la compagnie pétrolière publique du Venezuela PvdSA en raison de sa familiarité avec les contrats pétroliers, avant de devenir vice-ministre en 2005. Il a ensuite occupé, à Vienne, le poste de gouverneur de l’Opep, pour le Venezuela. Il est désormais à la retraite. Mais il lui reste une responsabilité : son implication dans les procédures d’arbitrage. « C’est moi qui étais responsable de ces contrats, nous a-t-il expliqué au cours d’un long entretien. Je suis donc le témoin principal pour toutes les plaintes contre le Venezuela dans le domaine pétrolier. »

    A l’époque du président Chavez, le gouvernement, qui souhaitait se réserver une proportion plus importante des profits générés par le pétrole, a décidé en 2006 de renégocier toutes les concessions. Le Venezuela voulait la moitié des parts de tous les projets ; l’impôt sur les revenus pétroliers a été augmenté, et une nouvelle taxe sur les royalties a été introduite. Mommer était le principal négociateur pour le compte du gouvernement.

  • Rembourser les profits avant même qu’ils soient réalisés

    Lorsque vous expropriez un projet, il faut payer. Mommer le savait bien : « Nous ne l’avons jamais contesté. Nous avons trouvé un accord avec 39 des 41 entreprises, y compris Eni. Mais pas avec Mobil, qui a depuis fusionné avec Exxon. Ni avec ConocoPhillips. Ces firmes étaient engagées dans une stratégie de long terme visant à réduire progressivement leur contribution fiscale à zéro. Ce à quoi nous avons fait obstacle. Lorsqu’elles ont refusé de négocier, nous les avons expropriées. » Les deux firmes répondirent en déposant une série de plaintes auprès du Cirdi et de la Chambre de commerce internationale, à Paris. Avec pour exigence le remboursement de tous les profits qu’elles avaient manqués.

    L’enjeu est énorme. Le cours du pétrole était à l’époque au beau milieu d’une hausse historique, passant de 40 dollars le baril en 2004 à un pic à 150 dollars en 2008. Le Venezuela souhaite dédommager les entreprises sur la base du prix qui était celui du pétrole au moment des négociations. Mais au cas où l’expropriation serait jugée illégitime, les deux géants pétroliers estiment qu’ils devraient être remboursés sur la base du cours de 2008. La différence se chiffre en milliards de dollars.

    « Ces entreprises en avaient assez du Venezuela, depuis longtemps déjà, explique Juan Carlos Boue, chercheur vénézuélien basé à l’Institut de l’énergie d’Oxford. Mais elles ont décidé de rentrer chez elles avec autant d’argent que possible. C’est particulièrement le cas pour ExxonMobil. Ces entreprises veulent faire savoir au monde entier qu’elles disposent de ressources illimitées pour s’engager dans des contentieux juridiques, afin de décourager les gouvernements qui voudraient les défier. »

    Suite de l’enquête, le 16 mars.

    Frank Mulder, Eva Schram and Adriana Homolova
    Traduction de l’anglais : Olivier Petitjean

     

  • À propos de cet article

    Cette enquête a été publiée initialement en néerlandais par les magazines De Groene Amsterdammer et Oneworld. Elle est publiée en exclusivité en français par Basta ! et en allemand par le Spiegel online.

    Voir aussi, des mêmes auteurs, cet autre article traduit par l’Observatoire des multinationales : « Pétrole ougandais : Total cherche à échapper à l’impôt grâce à un traité de libre-échange ».

     

  • Le texte ci-dessous présente la recherche qui sous-tend l’enquête :

    Les critiques du TAFTA, le traité de commerce en discussion entre l’Union européenne et les États-Unis, ont pour cible prioritaire les mécanismes de résolution des litiges État-investisseurs, ou ISDS (pour Investor-State Dispute Settlement, en anglais). Il s’agit d’un mécanisme grâce auquel les investisseurs peuvent poursuivre un État s’ils estiment avoir été traités de manière inéquitable. Selon ces critiques, les multinationales se voient ainsi donner le pouvoir sans précédent d’échapper aux lois, à travers une sorte de système de justice privatisée contre lequel aucun appel n’est possible.

    En réalité, l’ISDS n’est pas un phénomène si nouveau. Les plaintes ne sont pas simplement déposées contre nous, pays européens ; au contraire, c’est plus souvent de nous qu’elles proviennent. En 2014, pas mois de 52 % de toutes les plaintes connues avaient pour origine l’Europe occidentale.

    Le nombre total de cas est impossible à connaître. Les données sont difficiles à obtenir. C’est pourquoi des journalistes de De Groene Amsterdammer et Oneworld ont entrepris quatre mois de recherches, avec le soutien d’EU Journalism Grants.

    Ce travail a notamment débouché sur une cartographie interactive unique en son genre de tous les cas d’ISDS, dont beaucoup n’ont jamais été cités dans la presse. Cartographie qui inclut, autant que possible, le nom des arbitres, les plaintes, les suites et, dans de nombreux cas, le résumé des différends. Pour la présente enquête, nous avons interrogé de nombreux arbitres, des avocats, des investisseurs, des chercheurs et des fonctionnaires, y compris des représentants de pays qui se sentent dupés par l’ISDS, comme le Venezuela, l’Afrique du Sud ou l’Indonésie.

    La cartographie et les articles qui l’accompagnent sont disponibles sur le site www.aboutisds.org. Ils ont été publiés initialement en néerlandais à l’adresse www.oneworld.nl/isds.

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13 mars 2016 7 13 /03 /mars /2016 19:43

 

Source : http://www.humanite.fr

 

 

Médias. Petite orgie de canards entre milliardaires
pia de quatrebarbes
Jeudi, 10 Mars, 2016
Humanité Dimanche
AFP
 

En 2006, à la refondation de l’« HD », il y avait huit quotidiens nationaux. Vincent Bolloré lançait son gratuit, « Direct Matin », avec le groupe Le Monde. Depuis, « la Tribune » et « France Soir » ont disparu, un nouveau quotidien ultralibéral, « l’Opinion », a fait son apparition, « l’info » est continue sur les chaînes de la TNT, et les milliardaires croquent un à un les titres.

Le 8 mars, à l’Assemblée, une proposition de loi (PS) était examinée, pour « la liberté, le pluralisme et l’indépendance des médias ». Sauf qu’elle ne s’attaque pas au cœur du problème : la concentration croissante des entreprises de presse, la mainmise des puissances financières, ni ne s’interroge sur la manière de faire vivre le pluralisme. Quelques-unes de ces questions seront abordées lors de la deuxième journée de critique des médias d’ACRIMED le 12 mars, à Paris.

 

À qui appartient la presse ?

Le monde des affaires aime la presse. Tellement qu’il y lâche des millions. Les patrons du luxe, du bâtiment ou des télécoms jouent au Monopoly grandeur nature avec titres papier, numériques et chaînes de télé. « Sept milliardaires contrôlent aujourd’hui 95 % de la production journalistique en France », lâchait ainsi Fabrice Arfi, journaliste à Mediapart et coauteur des « Nouvelles Censures ». Petite récapitulation des dernières acquisitions. Bernard Arnault, le PDG de l’empire LVMH et 2e fortune du pays, s’est offert en octobre « le Parisien »/« Aujourd’hui en France » pour 40 millions d’euros. Il avait déjà lâché « la Tribune » en 2007 pour récupérer « les Échos ». Ce proche de Sarkozy, dont la fille est la compagne de Xavier Niel, est aussi actionnaire de « l’Opinion ».

L’avionneur Serge Dassault, 3e fortune de France, vient de flanquer au « Figaro » CCM Benchmark Group (CommentÇaMarche.net, l’Internaute, le Journal du Net et le Journal des femmes) et ses 24 millions de visiteurs par mois. C’est désormais le premier groupe de médias numériques français. À la clé : une régie publicitaire qui touche « 80 % de la population ».

François Pinault, 4e fortune nationale, détient l’hebdomadaire « le Point ». Vincent Bolloré, 9e fortune et prêteur de yacht, a pris cet été la tête du groupe Vivendi, et ainsi de la filiale Canal Plus.

Parmi les nouveaux trublions : l’homme d’affaires franco-israélien Patrick Drahi, à la tête d’Altice (SFR, Numericable). Après avoir croqué « Libération » en 2014, il rachète tout ce qui est à vendre : L’Express-Roularta et ses 20 magazines (« l’Expansion », « l’Express », « Mieux Vivre votre argent », « Lire », « Point de vue »). La 6e fortune finalise le rachat de NextRadioTV (BFMTV, RMC et BFM Business).

Il faut encore compter le trio BNP pour Pierre Bergé, Xavier Niel, le patron de Free (7e fortune), et le banquier Matthieu Pigasse, qui ont racheté « le Monde » en 2010, récupérant au passage « Courrier international », « Télérama », « la Vie ». Dernière acquisition : le groupe Le Nouvel Obs.

 

Pourquoi cet appétit ?

Les patrons français y voient un instrument d’influence. « Dans les années 1920, quand l’industriel du Nord Jean Prouvost commence à racheter des titres, il cherche d’abord à défendre ses intérêts », rappelle l’historien Christian Delporte. Le premier Citizen Kane français se constituera un empire : « Marie Claire », « Paris Match », « le Figaro ». Il y a 30 ans, le degré de concentration était même plus grand : entre Hersant (« le Figaro », « France Soir », 30 % de la presse régionale) et Hachette Filipacchi (radios, télé, magazines).

Mais, depuis, la presse est en crise. Les journaux perdent de l’argent. Pourtant, ça n’affaiblit pas les appétits des milliardaires. « Des banques, qui ne sont pas philanthropes, sont au conseil d’administration de la presse quotidienne régionale, c’est unique au monde », poursuit l’historien. Le Crédit mutuel, via le groupe EBRA, détient « le Progrès », « le Dauphiné libéré », « l’Alsace » ou « l’Est républicain ».

La nouveauté, c’est l’irruption des groupes de télécoms. Ces opérateurs, qui contrôlent les canaux de diffusion, mettent le nez dans les contenus. « En économie, on parle d’offre groupée. Par exemple, avec Drahi, en s’abonnant à SFR, on obtiendra le contenu « Libération » », analyse Mathias Reymond, maître de conférences en économie et coanimateur d’ACRIMED. « Quand Drahi achète de la presse, c’est pour que ses autres activités en bénéficient », continue Jean-François Téaldi, journaliste syndicaliste et membre du Conseil national du PCF chargé des médias.

Quelle information ?

Le chiffre d’affaires de ces groupes, BTP comme de télécoms, dépend directement des commandes de l’État. « On imagine bien que ça a des conséquences quand un élu accorde un marché public à un industriel qui par ailleurs a un média », décrypte Mathias Reymond.

C’est ce qu’il se passe à Canal Plus. Avec Vincent Bolloré, c’est presque salutaire, la censure se montre. Un coup de fil a suffi pour jeter un documentaire sur le Crédit mutuel et la fraude fiscale. Michel Lucas, le PDG de la banque, est un proche. Au magazine « Spécial Investigation », 7 sujets sur 11 ont été rejetés : sur Volkswagen comme sur le gouvernement. « François Homeland, le président des guerres » est passé à la trappe.

« C’est quoi l’indépendance en matière de presse ? Du pipeau », lâche Arnaud Lagardère, héritier et 105e fortune de France. C’est donc du « pipeau » à « Paris Match », « le Journal du dimanche » et Europe 1.

D’autres, comme Drahi, ont fait leur beurre dans les télécoms par des tarifs agressifs et une réduction des coûts. À « Libération » et « l’Express », il s’est « séparé » de 100 et 150 salariés. Ça pèse forcément sur la qualité de l’information. Le risque d’autocensure n’est jamais très loin non plus.

Comment en sortir ?

Le Conseil national de la Résistance voulait une presse « indépendante à l’égard de l’État, des puissances d’argent et des influences étrangères ». On en est loin. La loi Bloche, examinée le 8 mars à l’Assemblée, n’impose aucune mesure pour freiner la concentration. Pour Jean-François Téaldi, il faut déjà interdire à tout groupe qui vit des commandes de l’État de posséder un média.

Elle veut aussi élargir les pouvoirs du Conseil supérieur de l’audiovisuel, qui devra « garantir l’honnêteté, l’indépendance et le pluralisme de l’information ». Sauf que c’est ce même CSA qui s’émeut à peine des censures de Bolloré et dont les membres sont nommés par le pouvoir politique.

Seul point positif : la députée (PCF) Marie-George Buffet a fait voter à l’unanimité en commission un amendement sur la protection des sources des journalistes. En février 2013, elle avait déposé une proposition de loi pour défendre le pluralisme. Elle voulait des « aides à la presse », qui ciblent prioritairement la presse citoyenne et pluraliste. « Télé Loisirs » a touché 4,5 millions d’euros en 2013, « Closer », 550 000 euros et « le Monde diplomatique » 188 339 euros.

 

 

Source : http://www.humanite.fr

 

 

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12 mars 2016 6 12 /03 /mars /2016 17:27
 

Source : http://rue89.nouvelobs.com

 

 

 

iSlaves
Dans les usines à smartphones, certains meurent, tous sont brisés

Aux éditions Agone, un petit livre donne la parole aux ouvriers chinois qui se tuent, parfois littéralement, au travail pour produire en flux continu les technos de la modernité.

 
 

« J’ai souvent pensé que la machine était mon seigneur et maître, dont je devais peigner les cheveux, tel un esclave... »

 

« La Machine est ton seigneur et ton maître », par Yang, Jenny Chan et Xu Lizhi, traduit de l’anglais par Celia Izoard, éd. Agone, septembre 2015
 

Yang travaille à la chaîne pour une usine de la région de Shenzhen, en Chine.

Il fait partie des centaines de milliers de jeunes Chinois qui travaillent douze heures par jour pour la Silicon Valley, et dont l’existence montre le revers brutal et féroce de la prétendue économie dématérialisée.

Un petit livre paru aux militantes éditions Agone donne la parole à trois d’entre eux. Leur témoignage exprime la dure réalité du travail chez le taïwanais FoxConn, plus gros constructeur mondial de matériel informatique, qui travaille notamment pour Apple, Amazon, Nokia, Google, Microsoft, Sony, etc.

Il faut le lire pour se rappeler du coût réel de nos smartphones.

 

Epuisement, brimades et solitude

Yang, Tian Yu et Xu Lizhi ont un profil similaire.

Ils ont entre 16 et 25 ans, ils ont grandi dans les campagnes misérables, élevés par leurs grands-parents tandis que leurs parents travaillaient en ville. Internet leur a donné accès aux images de la société de consommation et les a fait rêver à une vie urbaine « pleine de richesse et de merveilles », comme dit Tian Yu, une jeune fille de 17 ans.

Dès qu’ils peuvent, ils prennent le train ou le bus et partent s’embaucher dans les grandes usines. Ils y découvrent épuisement, brimades et solitude. Certains en meurent, tous sont brisés.

 

« Dictateur pour le bien commun »

Car à FoxConn, les conditions de travail sont draconiennes. Le PDG, Terry Gou, est un ancien militaire réputé pour son « cost-cutting ». Il dit :

« Un dirigeant doit avoir le courage d’être un dictateur pour le bien commun. »

Terry Gou, en visite sur le site de FoxConn à Shenzhen, le 26 mai 2010

Terry Gou, en visite sur le site de FoxConn à Shenzhen, le 26 mai 2010 - VOISHMEL/AFP
 

D’ailleurs, son rêve, et il n’en fait pas mystère, est de remplacer ses ouvriers par des robots.

Tian Yu, numéro F9347140

Sur une chaîne d'assemblage de l'usine FoxConn de Shenzhen, le 27 mai 2010

Sur une chaîne d’assemblage de l’usine FoxConn de Shenzhen, le 27 mai 2010 - STR/AFP
 

Ce que racontent ces ouvriers, c’est bien l’expérience d’une déshumanisation ; un travail où leur humanité basique est niée et où l’aliénation à la machine et aux impératifs de productivité est totale.

Yu raconte son embauche, à peine débarquée de sa campagne :

« Au centre de recrutement de FoxConn, j’ai fait la queue toute la matinée, rempli le formulaire de candidature, pressé le bout de mes doigts contre le lecteur électronique, scanné ma carte d’identité et terminé l’examen médical par une prise de sang.

Le 8 février 2011, j’étais embauchée comme ouvrière à la chaîne. FoxConn m’a attribué le numéro F9347140. »

 

« Good, very good ! ! ! »

Dans son usine, la chaîne de montage fonctionne jour et nuit. Les journées de travail durent douze heures, les cadences sont infernales. Chaque geste est chronométré à la seconde près, les pauses sont restreintes et les humiliations publiques, fréquentes. Isolés, exténués, les ouvriers souffrent de solitude et de dépression.

Pourtant, chaque matin, les managers crient à leurs employés : « How are you ? ? ? » Les ouvriers sont obligés de répondre : « Good, very good ! ! ! »

 

Des ouvriers, sur le site de FoxConn à Shenzhen, le 26 mai 2010

Des ouvriers, sur le site de FoxConn à Shenzhen, le 26 mai 2010 - VOISHMEL/AFP
 

Pendant leurs sessions de formation, on leur raconte les hagiographies de Bill Gates ou Steve Jobs. Eux ne peuvent même pas se payer l’iPhone qu’ils ont assemblé, raconte Yu :

« Quand on travaille douze heures par jour avec un seul jour de congé toutes les deux semaines, on n’a pas de temps libre pour utiliser les piscines, ou pour faire du lèche-vitrine dans les boutiques de smartphones qu’on voit dans les centres commerciaux du complexe. »

 

Le poète-travailleur suicidé

Certains craquent et tentent de se tuer. C’est le cas de Yu, qui a sauté du quatrième étage après seulement 37 jours de travail. Elle a survécu.

Mais pas Xu Lizhi, le dernier et le plus poignant de ceux qu’on entend dans ce livre. Xu Lizhi avait 24 ans, il adorait les livres et rêvait d’être bibliothécaire. Il décrit dans des poèmes saisissants la vie à FoxConn :

« J’ai avalé une lune de fer
Qu’ils appellent une vis
J’ai avalé ces rejets industriels, ces papiers à remplir pour le chômage
Les jeunes courbés sur des machines meurent prématurément
J’ai avalé la précipitation et la dèche
Avalé les passages piétons aériens,
Avalé la vie couverte de rouille
Je ne peux plus avaler.
Tout ce que j’ai avalé s’est mis à jaillir de ma gorge comme un torrent
Et déferle sur la terre de mes ancêtres
En un poème infâme. »

Le 30 septembre 2014, Xu Lizhi s’est suicidé.

 

Impunité de FoxConn

En 2010, une vague de suicides a mis FoxConn sous les feux de l’attention médiatique. L’entreprise a d’abord voulu faire signer aux employés des clauses de « non-suicide » mais a rétropédalé devant l’indignation générale. A la place, elle a installé des filets antisuicide sur les toits de l’usine et aux fenêtres. Ceux-ci ont achevé de transformer le bâtiment en prison, raconte une jeune fille :

« Je me sens vraiment enfermée à FoxConn depuis les suicides. [...] Ça donne un sentiment d’étouffement. Je déprime. »

Des membres de l'organisation des Etudiants et chercheurs contre la mauvaise conduite des entreprises (Students and Scholars Against Corporate Misbehaviour, Sacom) brûlent des représentations de l'iPhone, à proximité de bureaux de FoxConn, le 25 mai 2010

Des membres de l’organisation des Etudiants et chercheurs contre la mauvaise conduite des entreprises (Students and Scholars Against Corporate Misbehaviour, Sacom) brûlent des représentations de l’iPhone, à proximité de bureaux de FoxConn, le 25 mai 2010 - MIKE CLARKE/AFP
 

Depuis, les suicides n’ont pas cessé. Les ouvriers sont en moyenne plus mobilisés mais ils font face à des syndicats contrôlés par le management et à des pouvoirs locaux décidés à ne pas intervenir.

La pression des gros clients

Outre le management militaire, les conditions de travail à FoxConn tiennent aussi des gros clients, qui font la loi.

La sociologue Jenny Chan, qui a interviewé Yu et étudie le travail à FoxConn, note que les marges de FoxConn déclinent depuis 2007 alors que celles d’Apple augmentent :

« Ce changement pointe vers la capacité accrue d’Apple à faire pression sur FoxConn pour que l’entreprise accepte des marges plus faibles tout en accédant aux exigences d’Apple concernant les changements techniques et les commandes massives. »

Ceci se répercute directement sur les conditions de travail, notamment les cadences et la durée de la journée à l’usine.

Malgré les révélations sur les suicides, les gros clients de FoxConn, tels Apple ou Amazon, n’ont pas rompu leur contrat avec l’entreprise.

En France, l’entreprise de robotique Aldebaran a conclu un accord avec FoxConn pour fabriquer son robot Pepper.

 

Division mondiale du travail

Le monde du numérique est donc schizophrène :

  • d’un côté, le coût social, les vies brisées, les corps fatigués, les conditions de travail indignes, mais aussi le coût environnemental ;
  • de l’autre, le monde lisse et joyeux des firmes de la Silicon Valley où des ingénieurs grassement payés bossent dans des campus avec des bars à salade et des salles de gym (quoique la division du travail existe aussi sur ces campus).

En termes politiques, comme l’écrit l’éditrice et traductrice des textes Celia Izoard, on assiste à :

« Une division mondiale du travail qui repose, dans les pays riches, sur l’évacuation pure et simple de la production des biens matériels alors même qu’ils sont de plus en plus nombreux, de plus en plus voraces en énergie et en matière fossile. »

Il est temps de cesser de se voiler la face devant le coût réel de l’économie dite dématérialisée, et de sortir du fétichisme de la marchandise. C’est la condition sine qua non si on veut avoir un débat public informé et lucide sur l’impact réel du numérique et le type de société technique que nous voulons.

Ce petit livre devrait pouvoir y contribuer.

 
 
 
 
 

Source : http://rue89.nouvelobs.com

 

 

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10 mars 2016 4 10 /03 /mars /2016 17:36

 

Source : https://www.mediapart.fr

 

 

 

EDF: l'addition cachée de l’aventure britannique
8 mars 2016 | Par martine orange
 
 
 

EDF a surpayé British Energy. Mais pour ne pas avoir à avouer au moins 7 milliards d’euros de dépréciations d'actifs, le groupe continue sa fuite en avant avec le projet d’Hinkley Point.

« Hinkley Point, c’est la chronique d’une catastrophe annoncée. Pourtant, ils vont y aller, ne serait-ce que pour ne pas avouer les erreurs passées », confie un responsable du groupe, abattu par ce qui se précise. Plus que la défense du nucléaire, un élément, selon lui, compte beaucoup dans les décisions à venir de la direction d’EDF pour lancer coûte que coûte la construction de l’EPR : le groupe s’est déjà bien trop engagé en Grande-Bretagne. Revenir en arrière l’obligerait à reconnaître une ardoise très lourde et difficilement justifiable.

Pour comprendre ces explications, il faut revenir au départ de l’aventure britannique d’EDF, quand le groupe lance une OPA sur British Energy début 2008. À l’époque, le gouvernement britannique a décidé de vendre la participation de 35,2 % qu’il détient encore dans le groupe d’électricité. Plusieurs concurrents européens, comme l’allemand E.ON ou l’espagnol Iberdrola, se mettent sur les rangs puis font demi-tour. « Les conditions financières ne sont pas réunies pour reprendre British Energy », expliquent-ils alors.

Seul Pierre Gadonneix, alors président d'EDF, continue de se dire intéressé et paraît prêt à y mettre le prix. Alors que les responsables de l’électricien allemand RWE n’ont été autorisés par leur conseil qu'à présenter une offre limitée de 2,5 milliards d’euros pour le rachat de la participation du gouvernement britannique, estimant que le groupe dans sa totalité ne valait pas plus de 8,5 milliards d’euros, le président d’EDF ne semble pas du tout préoccupé par ces considérations, pas plus d’ailleurs que par l’envolée du cours en Bourse, depuis que le gouvernement britannique a annoncé son engagement. Un grand classique en France, décidément. 

En juin 2008, Pierre Gadonneix fait donc une offre très généreuse, tenant compte de l’envolée boursière : 15,1 milliards d’euros pour racheter l’ensemble de British Energy. C’est déjà plus de 40 % de ce que l’électricien valait, avant la spéculation boursière. Mais cela ne semble pas suffisant pour la direction de l’électricien britannique, qui rejette l’offre. Plutôt que de renoncer, la direction d’EDF décide de surenchérir, alors qu’elle est toute seule sur les rangs ! En septembre 2008, le groupe public, étendard du nucléaire français, présente donc une nouvelle offre de 15,8 milliards d’euros. En six mois, grâce au jeu boursier britannique, British Energy a doublé sa valeur, alors que tous s’accordent pour dire que le groupe est en mauvaise santé financière et boursière.

Mais la réalité des comptes s’impose, malgré tout. Pour ne pas avoir à inscrire une trop grande survaleur (goodwill) dans son bilan – aveu des folies financières et autres –, la direction d’EDF annonce tout de suite qu’elle va construire deux EPR sur les sites de British Energy, ce qui va donner de la valeur à l’ensemble du groupe britannique à l’avenir, explique-t-elle. Dans son rapport annuel de 2008, le groupe annonce ainsi la construction à venir de ces deux EPR, pour un coût estimé à l’époque à 4 milliards d’euros chacun. La facture de l’EPR de Flamanville a déjà dépassé les 10 milliards d’euros.

Grâce à cette annonce, la survaleur sur l’acquisition de British Energy est diminuée. EDF doit tout de même inscrire au bilan d’entrée du groupe britannique dans ses comptes, début 2009, un goodwill de 5,75 milliards d’euros. Depuis, comme le redoutaient les opposants à cette acquisition à l’époque, la situation n’a cessé de se dégrader. Des centrales et des sites de production vieillissants ont dû être dépréciés. Les activités britanniques affichent désormais une survaleur de 9,1 milliards d’euros, représentant à elle seule 90 % des survaleurs du groupe. Quant au résultat, il est en perte de plus de 200 millions d’euros en 2015. Une affaire, décidément, ce rachat britannique. 

Mais EDF, fortement incité par son responsable en Grande-Bretagne, Vincent de Rivaz, ne veut pas se dédire. Renoncer à construire un ou deux EPR obligerait alors à déprécier la valeur de British Energy et à annuler au moins les 5,7 milliards d’euros de survaleurs inscrits dans ses comptes. De plus, il lui faudrait aussi passer en pertes les dépenses qui ont été engagées pour lancer le projet d’EPR. Celles-ci dépasseraient déjà le milliard d'euros. Bref, toute marche arrière obligerait à inscrire au moins 7 milliards d’euros de dépréciations dans ses comptes. Un luxe que la direction d’EDF estime ne pas pouvoir se permettre.

Alors, plutôt que de reconnaître l’erreur passée, la direction d’EDF préfère continuer sa fuite en avant et s’engager pour un projet d’au moins 25 milliards d’euros, jugé dangereux par tous. Dans son dernier rapport, la Cour des comptes rappelait l’urgence d'en finir avec l'impunité des dirigeants et de « renforcer les dispositifs de sanction pénale et pécuniaire tant pour les dirigeants que pour les membres de conseils d’administration pour les cas de prise de risque inconsidérée ayant entraîné des pertes ». Cette règle pourrait peut-être s'appliquer aux dirigeants d'EDF ?

 

 

 

Source : https://www.mediapart.fr

 

 

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8 mars 2016 2 08 /03 /mars /2016 18:41

 

Source : http://www.bastamag.net

 

 

Équarrissage

Cosmétiques, engrais, biodiesel : le juteux business des cadavres d’animaux

par

 

 

 

 

Alors que la crise de l’élevage bat son plein, un secteur économique tire son épingle du jeu : celui des déchets d’abattoirs et des cadavres d’animaux. D’abord transformés en graisses et farines animales, ils trouvent ensuite des débouchés dans la chimie, l’alimentation animale et humaine, les engrais et plus récemment dans… l’essence pour les véhicules. Un petit nombre d’entreprises se partagent ce marché, bénéficiant d’une réglementation assouplie, de défiscalisations et de « contributions volontaires obligatoires » des éleveurs… Enquête.

Que deviennent les animaux trouvés morts en élevage, après un vêlage difficile par exemple ? Que font les entreprises françaises des « sous-produits animaux » à la sortie des abattoirs [1] ? Ce sont pas moins de 3,2 milliards de tonnes de « résidus » animaux qui ont été collectées en 2014 par le Syndicat des industries françaises des coproduits animaux (Sifco). L’équivalent de 84 millions de semi-remorques de 38 tonnes ! La réglementation en la matière est stricte et classe ces sous-produits en trois catégories, selon leur niveau de risque [2]. Ceux pouvant présenter un risque pathogène – environ 900 000 tonnes par an en France – terminent pour l’essentiel comme combustibles dans les cimenteries et les usines d’incinération.

Une part de plus en plus importante des graisses animales impropres à la consommation humaine finissent en biodiesel dans les réservoirs. Eh oui, vous roulez aussi grâce à la viande de bœufs, de poulets ou de porcs... Qu’en est-il des autres sous-produits issus d’animaux sains – ruminants, porcins, volailles, poissons – qui ne sont pas consommés dans les familles comme les intestins, les os, les abats, le gras ou le sang ? Savons, peintures, détergents, produits cosmétiques, croquettes pour chiens et chats, engrais : les débouchés sont variés et constituent une manne juteuse pour quelques groupes industriels.

 

Farine d’os et savons aux graisses animales

L’alimentation animale figure parmi les premiers débouchés avec près de 739 000 tonnes de protéines animales et corps gras animaux transformés chaque année [3]. Si la crise de la vache folle a conduit, à la fin des années 90, à l’interdiction des farines animales pour nourrir les animaux, la réglementation s’est assouplie depuis 2013 : les farines de porcs et de volailles peuvent à nouveau être utilisées par les pisciculteurs [4]. Quelque 35 000 tonnes par an de protéines animales servent également à fabriquer des fertilisants à base essentiellement de farine d’os. Sans oublier près de 47 000 tonnes de co-produits qui finissent dans les assiettes : gras de porc pour le saindoux, gras de canard dans les plats cuisinés, graisse de bœuf pour la friture, ou encore couennes de porc pour la gélatine alimentaire.

Outre les farines animales, les graisses animales ont aussi le vent en poupe. Environ 200 000 tonnes sont destinées à l’oléochimie et entrent dans la composition des savons, détergents, lubrifiants et peintures. Du biodiesel issu de graisses animales a aussi fait son entrée sur le marché national. Les entreprises de transformation qui utilisaient les graisses multi-espèces comme combustibles dans leurs propres chaudières le valorisent désormais dans les pompes à essence. Des débouchés rentables qui ont conduit à ce que la profession ne parle plus de « sous-produits » de la viande mais de « co-produits »... Ces co-produits intéressent d’ailleurs énormément les pays tiers et européens : 600 000 tonnes ont été exportées en 2014 [5].

 

« Aujourd’hui, un veau mort a plus de valeur qu’un veau vivant »

Un secteur reste assez méconnu en France, celui de l’équarrissage. Les équarrisseurs assurent la collecte des animaux morts trouvés dans les exploitations et des résidus d’animaux à la sortie des abattoirs et ateliers de découpe, opèrent la séparation des viandes, os et graisses, puis les commercialisent [6]. Depuis que le marché a été privatisé en 2009, ce sont des associations de filières qui organisent le financement de l’équarrissage. Ces associations prélèvent une « contribution volontaire obligatoire » (sic) auprès des éleveurs d’un montant total de 120 millions d’euros en 2014 [7]. Une contribution qui fait grincer des dents certains éleveurs, comme Yves Gigon, du syndicat Coordination rurale. « Aujourd’hui, un veau mort a plus de valeur qu’un veau vivant grâce aux co-produits qui en sont tirés, observe-t-il. Pour une bonne répartition des marges, ce ne sont pas les éleveurs qui devraient payer pour faire enlever leurs animaux, mais les équarrisseurs qui devraient redistribuer une partie de leurs plus-values sur les cadavres d’animaux. »

Le marché français de l’équarrissage se partage aujourd’hui entre quatre entreprises seulement. Deux sociétés, Secanim, ex-Sifdda (groupe Saria), et Atemax (groupe Akiolis), en détiennent à elles seules 93 %, tandis que Monnard et Sopa se répartissent les 7 % restants. Saria est devenue une filiale du groupe allemand Rethmann. Akiolis, une branche du groupe néerlandais Tessenderlo, un conglomérat d’entreprises européennes minières (potasses), pharmaceutiques, plastiques ou chimiques. À l’occasion du renouvellement des contrats, les associations d’équarissage ont lancé il y a trois ans un appel d’offres mettant en concurrence ces quatre prestataires. Le groupe Saria a perdu quelques marchés au profit d’Atemax.

 

De la graisse animale dans les pompes à essence d’Intermarché

L’entreprise d’équarrissage s’est alors associée au groupement des Mousquetaires – qui comprend notamment l’enseigne Intermarché [8] – pour lancer la première usine française de biodiesel issu de graisses animales. Baptisé Estener, le site s’étend sur quatre hectares dans la zone industrielle portuaire du Havre. Quarante millions d’euros ont été investis dans ce projet qui a débouché, selon ses promoteurs, sur la création de 27 emplois directs et une centaine d’emplois indirects [9].

Le groupe Mousquetaires vise une maîtrise quasi complète de la chaîne. La Société vitréenne d’abattage Jean Rozé, basée en Bretagne et filiale viande du groupe Intermarché, fournit les graisses impropres à la consommation issues des abattoirs. Les graisses sont ensuite mélangées à du méthanol. Le biodiesel obtenu est appelé « ester méthylique d’huiles animales » (EMHA). Selon l’entreprise, le rendement est intéressant : 96 tonnes de biodiesel sont produites à partir de 100 tonnes de graisses. Près de 60 000 tonnes de biodiesel sont ainsi produites par l’usine Estener, mélangées à hauteur de 7 % à du diesel. Ce carburant est distribué dans les 1 400 stations-service des Mousquetaires, deuxième groupe de distribution pétrolière en France.

 

Un dispositif fiscal doublement incitatif

Considéré comme un agrocarburant de deuxième génération, le biodiesel issu des graisses animales bénéficie d’avantages fiscaux. D’une part, les EMHA sont subventionnés à hauteur de huit euros par hectolitre afin d’inciter à leur développement [10]. D’autre part, ces agrocarburants sont fortement encouragés par l’Union européenne dans le cadre de sa directive sur les énergies renouvelables. Modifiée en septembre 2015, cette directive fixe pour chaque État un seuil minimum d’incorporation de ces agrocarburants à base d’huiles animales ou d’huiles usagées d’au moins 0,5 % en 2020.

Comment expliquer ces incitations ? L’intensification de l’élevage a provoqué une augmentation de l’activité des abattoirs et du volume des co-produits animaux. Considérés jusqu’à la fin des années 90 comme des sous-produits dont il fallait se débarrasser, la donne a changé avec l’émergence de « l’économie circulaire ». L’enjeu pour les promoteurs de ce concept : transformer le déchet qui représente un coût en une « ressource », et réconcilier enfin industrie et écologie. Toutes les institutions encouragent désormais les entreprises à donner une deuxième vie économique aux co-produits animaux [11]. Ces déchets devraient pourtant nous interroger sur notre système économique, nos manières de produire et consommer qui amènent à se laver, à conduire, à nettoyer ou à peindre avec des cadavres d’animaux.

 

Le biodiesel issu de graisses animales, bon pour le climat ?

« L’intérêt de cette filière, par rapport aux biocarburants d’origine végétale, est de ne pas entrer en compétition avec les cultures alimentaires », explique un représentant du groupement Mousquetaires. Le biodiesel issu de graisses animales permettrait même une réduction de « 83 % » des émissions de gaz à effet de serre, comparé au gazole et à tous les dérivés du colza, du soja, du tournesol ou de la palme ! D’où vient ce chiffre de 83 %, repris notamment par le parlement [12] ? Il est tiré d’une étude de l’Ademe datée de 2010 sur les bilans énergétiques et environnementaux des agrocarburants utilisés en France [13]. Ce nombre est bien mis en exergue dans le rapport d’activités 2014 du Syndicat des industries françaises des coproduits animaux, à travers l’illustration ci-dessous [14] 

 

:

Patrick Sadones, paysan en Seine-Maritime, est plus réservé. Il a participé en tant qu’expert indépendant au comité technique de cette étude pour le compte de deux organisations écologistes – Réseau action climat et France nature environnement. « Les graisses C1 et C2 [impropres à la consommation humaine, ndlr] étaient utilisées comme combustible dans les chaudières des centres d’équarrissage », note-t-il. Les besoins en énergie pour séparer les graisses animales des cuirs, os et viande sont conséquents . « Grâce à l’utilisation des graisses animales extraites sur place, les centres de traitement étaient pratiquement autonomes énergétiquement, précise l’agriculteur. Il est inutile de faire de longs calculs pour comprendre qu’en termes d’émissions de gaz à effet de serre, il est préférable d’utiliser les graisses, là où elles sont produites, en combustible dans les chaudières, plutôt que de chercher à les estérifier [conversion chimique en ester, ndlr] et de les remplacer par du gaz naturel pour les chaudières. » Une étude plus récente de l’Ademe que Basta ! a pu consulter reconnaît « les potentiels conflits d’usage vis à vis des filières de valorisation déjà en place ».

 

Des déchets d’abattoir transformés « en mine d’or »

La production de biodiesel issue de graisses animales demeure toutefois marginale. Le groupe Sofiprotéol, numéro un européen de la production de biodiesel à base d’huile végétale, dirigé par Xavier Beulin, président de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), a tenté de se lancer en 2013 dans la production de biodiesel issu de graisses animales [15]. Mais la reconversion ne s’est finalement pas faite. En cause : le poids d’Intermarché et la saturation du marché, explique le service communication du groupe Avril, contacté par Basta ! [16]. Les quantités assez mineures de graisses animales disponibles, ajoutées à la diminution du prix du pétrole et de ses produits dérivés, réduiraient l’intérêt économique de ce type de biocarburant.

Selon le ministère de l’Environnement, seuls deux sites industriels produisent à ce jour du biocarburant en France à partir de graisses animales : Estener (Le Havre), qui appartient au groupe Mousquetaires, et Nord-Ester (Dunkerque), propriété du groupe Daudruy. Mais dans un contexte où le prix de la viande à la production ne cesse de diminuer, l’activité d’équarrisseur ou de transformateur des déchets d’abattoir continue d’être beaucoup plus rentable que celle d’éleveur. « À ma connaissance, aucune entreprise d’équarrissage ne connaît de difficultés économiques », relève Yves Gigon, éleveur en Mayenne. « Les évolutions réglementaires et technologiques ont transformé les cadavres d’animaux et les déchets d’abattoir en mine d’or. »

 

@Sophie_Chapelle

Photo de une : CC Céline Colin

Notes

[1« Les sous-produits animaux sont les « matières crues » d’origine animale prises en charge par les industriels du Sifco sur leur lieu de production : en abattoirs ou ateliers de découpe, les parties de l’animal non consommées par l’homme, dans les exploitations agricoles les cadavres d’animaux ». Source : Sifco

[2Règlement européen (CE) no1069/2009. Les catégories 1 et 2 font référence aux « sous-produits et déchets non valorisables » pouvant présenter un risque pathogène (y figurent notamment les résidus de traitement des effluents, les produits carnés ou d’origine laitière retirés de la chaine alimentaire par les producteurs, ou les saisies opérées par les services vétérinaires).

[3[Dans le détail : 606 489 tonnes issues des protéines animales transformées et 132 200 tonnes issues des corps gras animaux de catégorie 3 et alimentaire. Données 2014 du Sifco

[4Le 14 février 2013, la Commission européenne a décidé que les farines de porc et volaille pourraient, sous la dénomination de « protéines animales transformées » (PAT) être à nouveau utilisées (à partir du 1er juin 2013) par les pisciculteurs (qui pouvaient déjà utiliser des farines de plumes hydrolysées ou des farines de sang d’animaux non ruminants, en complément de farines de soja, colza, maïs, lupin, etc.).

[5« Plus de 60 % des protéines animales transformées de catégorie 3 et alimentaire et près de 75 % des graisses sont utilisées hors de France », indique le Sifco.

[6Le service public de l’équarrissage s’occupe des « animaux trouvés morts » sans propriétaire (environ 1 %). Les 99 % restants – animaux trouvés morts en élevage – sont à la charge du service privé de l’équarrissage. 3 742 tonnes d’animaux trouvés morts sans détenteur ont été recensés en 2014, contre 420 489 tonnes la même année d’animaux trouvés morts en élevage. A cela s’ajoutent environ 474 000 tonnes de sous-produits d’abattoirs à traiter. Source : Sifco

[7Source : Interbev, l’association nationale du bétail et des viandes.

[8Mais aussi Bricomarché, Netto, BricoCash, Roady centre auto et Poivre Rouge restaurant. Voir le détail du groupement des Mousquetaires

[10Voir le détail de la fiscalité des biocarburants en France sur le site du ministère de l’Environnement.

[11C’est le cas du Sénat qui, dans un amendement de janvier 2015, déclare promouvoir la filière des biocarburants parce qu’elle « offre d’importants débouchés aux graisses animales issues d’abattoirs qu’elle transforme en déchets et participe de ce fait au concept d’économie circulaire ».

[12Voir le chapitre 3 du projet de loi pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques, où il est indiqué : « Les EMHA et EMHU offrent de plus un bilan plus favorable en termes de réduction des gaz à effet de serre : 83 % pour les EMHA et 75 % pour les EMHU contre 38 % pour les EMHV. »

[14Voir le « Rapport d’activités 2014 » du Syndicat des industries françaises des coproduits animaux (Sifco), page 14.

[15Suite aux incitations européennes, le groupe annonce en 2013 la transformation de son usine implantée à Venette (Oise), qui produisait du biodiesel à partir d’huile de colza, pour fabriquer du biodiesel issu de graisses d’animaux morts.

[16« Intermarché a monté simultanément un projet de filières amont et aval intégré, et il n’y avait pas forcément de place pour un deuxième acteur sur ce marché », nous a précisé le groupe Avril.

 

 

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7 mars 2016 1 07 /03 /mars /2016 17:57

 

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Les technologies modernes nous sollicitent de plus en plus, et chacun semble s’en réjouir. Or, cela épuise notre faculté de penser et d’agir, estime le philosophe-mécano Matthew B. Crawford.

« Tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos dans une chambre », écrivait déjà Pascal en son temps. Mais que dirait l'auteur des Pensées aujourd'hui, face à nos pauvres esprits sursaturés de stimulus technologiques, confrontés à une explosion de choix et pour lesquels préserver un minimum de concentration s'avère un harassant défi quotidien ? C'est cette crise de l'attention qu'un autre philosophe, cette fois contemporain, s'est attelé à décortiquer.

Matthew B. Crawford est américain, chercheur en philosophie à l'université de Virginie. Il a la particularité d'être également réparateur de motos. De ce parcours de « philosophe mécano », il a tiré un premier livre, Eloge du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du travail, best-seller aux Etats-Unis. Il y raconte comment, directeur d'un think tank de Washington où il lui était demandé de résumer vingt-trois très longs articles par jour — « un objectif absurde et impossible, l'idée étant qu'il faut écrire sans comprendre, car comprendre prend trop de temps... » —, il en a claqué la porte pour ouvrir un garage de réparation de motos. Dans ce plaidoyer en faveur du travail manuel, il célèbre la grandeur du « faire », qui éduque et permet d'être en prise directe avec le monde par le biais des objets matériels.

C'est en assurant la promotion de son best-seller que Crawford a été frappé par ce qu'il appelle « une nouvelle frontière du capitalisme ». « J'ai passé une grande partie de mon temps en voyage, dans les salles d'attente d'aéroports, et j'ai été frappé de voir combien notre espace public est colonisé par des technologies qui visent à capter notre attention. Dans les aéroports, il y a des écrans de pub partout, des haut-parleurs crachent de la musique en permanence. Même les plateaux gris sur lesquels le voyageur doit placer son bagage à main pour passer aux rayons X sont désormais recouverts de publicités... »

Le voyageur en classe affaires dispose d'une échappatoire : il peut se réfugier dans les salons privés qui lui sont réservés. « On y propose de jouir du silence comme d'un produit de luxe. Dans le salon "affaires" de Charles-de-Gaulle, pas de télévision, pas de publicité sur les murs, alors que dans le reste de l'aéroport règne la cacophonie habituelle. Il m'est venu cette terrifiante image d'un monde divisé en deux : d'un côté, ceux qui ont droit au silence et à la concentration, qui créent et bénéficient de la reconnaissance de leurs métiers ; de l'autre, ceux qui sont condamnés au bruit et subissent, sans en avoir conscience, les créations publicitaires inventées par ceux-là mêmes qui ont bénéficié du silence... On a beaucoup parlé du déclin de la classe moyenne au cours des dernières décennies ; la concentration croissante de la richesse aux mains d'une élite toujours plus exclusive a sans doute quelque chose à voir avec notre tolérance à l'égard de l'exploitation de plus en plus agressive de nos ressources attentionnelles collectives. »

Bref, il en va du monde comme des aéroports : nous avons laissé transformer notre attention en marchandise, ou en « temps de cerveau humain disponible », pour reprendre la formule de Patrick Le Lay, ex-PDG de TF1 ; il nous faut désormais payer pour la retrouver. On peut certes batailler, grâce à une autodiscipline de fer, pour résister à la fragmentation mentale causée par le « multitâche ». Résister par exemple devant notre désir d'aller consulter une énième fois notre boîte mail, notre fil Instagram, tout en écoutant de la musique sur Spotify et en écrivant cet article... « Mais l'autorégulation est comme un muscle, prévient Crawford. Et ce muscle s'épuise facilement. Il est impossible de le solliciter en permanence. L'autodiscipline, comme l'attention, est une ressource dont nous ne disposons qu'en quantité finie. C'est pourquoi nombre d'entre nous se sentent épuisés mentalement. »

 

 

 

 

 

Cela ressemble à une critique classique de l'asservissement moderne par la technologie alliée à la logique marchande. Sauf que Matthew Crawford choisit une autre lecture, bien plus provocatrice. L'épuisement provoqué par le papillonnage moderne, explique-t-il, n'est pas que le résultat de la technologie. Il témoigne d'une crise des valeurs, qui puise ses sources dans notre identité d'individu moderne. Et s'enracine dans les aspirations les plus nobles, les plus raisonnables de l'âge des Lumières. La faute à Descartes, Locke et Kant, qui ont voulu faire de nous des sujets autonomes, capables de nous libérer de l'autorité des autres — il fallait se libérer de l'action manipulatrice des rois et des prêtres. « Ils ont théorisé la personne humaine comme une entité isolée, explique Crawford, totalement indépendante par rapport au monde qui l'entoure. Et aspirant à une forme de responsabilité individuelle radicale. »

C'était, concède tout de même le philosophe dans sa relecture (radicale, elle aussi) des Lumières, une étape nécessaire, pour se libérer des entraves imposées par des autorités qui, comme disait Kant, maintenaient l'être humain dans un état de « minorité ». Mais les temps ont changé. « La cause actuelle de notre malaise, ce sont les illusions engendrées par un projet d'émancipation qui a fini par dégénérer, celui des Lumières précisément. » Obsédés par cet idéal d'autonomie que nous avons mis au coeur de nos vies, politiques, économiques, technologiques, nous sommes allés trop loin. Nous voilà enchaînés à notre volonté d'émancipation.

“Cette multiplication des choix capte toujours plus notre énergie et notre attention...”

« Nous pensons souvent que la liberté équivaut à la capacité à faire des choix ; maximiser cette liberté nécessiterait donc de maximiser toujours plus le nombre de possibilités qui s'offrent à nous, explique Crawford. Alors que c'est précisément cette multiplication qui capte toujours plus notre énergie et notre attention... » Un processus pervers dont nous souffrons autant que nous jouissons, en victimes consentantes. En acceptant de nous laisser distraire par nos smartphones, nous nous épuisons mentalement... tout en affirmant notre plaisir d'être libres et autonomes en toutes circonstances. Vérifier ses e-mails en faisant la queue au cinéma, au feu rouge ou en discutant avec son voisin, c'est clamer sa liberté toute-puissante, face à l'obligation qui nous est faite d'attendre. C'est être « designer » de son monde, comme le répètent à l'envi les forces du marketing.

Et c'est s'enfermer, dénonce le philosophe, dans l'idéal autarcique d'un « moi sans attaches qui agit en toute liberté », rationnellement et radicalement responsable de son propre sort. Dans un sens, nous sommes peut-être tous en train de devenir autistes, en cherchant à nous créer une bulle individuelle où il nous serait, enfin, possible de nous recentrer... Bien sûr, faire de Descartes et Kant les seuls responsables de cette captation de l'attention, c'est pousser le bouchon très loin. Mais c'est aussi écrire une philosophie « sur un mode vraiment politique, revendique Crawford, c'est-à-dire polémique, comme le faisaient les penseurs des Lumières que je critique, en réponse à tel ou tel malaise ressenti de façon aiguë à un moment historique donné ». Ce faisant, le philosophe offre une vision alternative, et même quelques clés thérapeutiques, pour reprendre le contrôle sur nos esprits distraits. Pas question pour lui de jeter tablettes et smartphones — ce serait illusoire. Ni de s'en remettre au seul travail « sur soi ».

« L'effet combiné de ces efforts d'émancipation et de dérégulation, par les partis de gauche comme de droite, a été d'augmenter le fardeau qui pèse sur l'individu désormais voué à s'autoréguler, constate-t-il. Il suffit de jeter un œil au rayon "développement personnel" d'une librairie : le personnage central du grand récit contemporain est un être soumis à l'impératif de choisir ce qu'il veut être et de mettre en oeuvre cette transformation grâce à sa volonté. Sauf qu'apparemment l'individu contemporain ne s'en sort pas très bien sur ce front, si l'on en juge par des indicateurs comme les taux d'obésité, d'endettement, de divorce, d'addictions y compris technologiques... »

 

 

 

 

 

 

Matthew Crawford préfère, en bon réparateur de motos, appeler à remettre les mains dans le cambouis. Autrement dit à « s'investir dans une activité qui structure notre attention et nous oblige à "sortir" de nous. Le travail manuel, artisanal par exemple, l'apprentissage d'un instrument de musique ou d'une langue étrangère, la pratique du surf [NDLR : Crawford est aussi surfeur] nous contraignent par la concentration que ces activités imposent, par leurs règles internes. Ils nous confrontent aux obstacles et aux frustrations du réel. Ils nous rappellent que nous sommes des êtres "situés", constitués par notre environnement, et que c'est précisément ce qui nous nous permet d'agir et de nous épanouir ». Bref, il s'agit de mettre en place une « écologie de l'attention » qui permette d'aller à la rencontre du monde, tel qu'il est, et de redevenir attentif à soi et aux autres — un véritable antidote au narcissisme et à l'autisme.

Est-ce aussi un appel à mettre plus de zen ou de « pleine conscience » dans nos vies, comme le faisait déjà un autre auteur-réparateur de motos, l'Américain ­Robert Pirsig dans un roman devenu culte, le Traité du zen et de l'entretien des motocyclettes ? Non, rétorque Crawford, car l'enjeu n'est pas qu'individuel. Il est foncièrement politique. « L'attention, bien sûr, est la chose la plus personnelle qui soit : en temps normal, nous sommes responsables de notre ­aptitude à la concentration, et c'est nous qui choisissons ce à quoi nous souhaitons prêter attention. Mais l'attention est aussi une ressource, comme l'air que nous respirons, ou l'eau que nous ­buvons. Leur disponibilité généralisée est au fondement de toutes nos activités. De même, le silence, qui rend possible l'attention et la concentration, est ce qui nous permet de penser. Or le monde ­actuel privatise cette ressource, ou la confisque. » La solution ? Faire de l'attention, et du silence, des biens communs. Et revendiquer le droit à « ne pas être interpellé »...

A lire
Contact. Pourquoi nous avons perdu le monde et comment le retrouver, de Matthew B. Crawford, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Marc Saint-Upéry et Christophe Jaquet. Ed. La Découverte, 2016, 352 pages, 21 €.

 

 

 

Source : http://www.telerama.fr

 

 

 

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