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11 juin 2016 6 11 /06 /juin /2016 13:53

 

Source : http://www.marianne.net

 

 

Faut-il ouvrir la cage aux animaux ?

 
 
 
"Oh la belle girafe ! Et l'orang-outan !" Des décennies d'émerveillement enfantin nous y avaient habitués... Mais de plus en plus de voix s'élèvent : l'enfermement des animaux sauvages, qui conduit à leur dénaturation, nous honore-t-il ?
 
Peut-on enfermer des bêtes sauvages pour le seul plaisir de s'en distraire ? Ici, des éléphants du cirque Barnum & Bailey
 

Avant, Marineland, c'était des orques qui effectuaient des sauts périlleux sur une musique techno assourdissante. Des dresseurs en Néoprène qui couraient autour du bassin en tapant furieusement des mains comme des GO du Club Med, ou qui faisaient du surf sur le dos des prédateurs. Mais ça, c'était avant. Ouvert au début des années 70, le parc aquatique situé à Antibes le jure, une main sur le cœur : tout a changé.

 

Fini le bling-bling, désormais Marineland est tout entier tourné vers sa mission pédagogique, résumée par un nouveau slogan chic et choc : «Apprendre, découvrir, s'amuser». Dorénavant, le show avec les orques s'intitule «Représentation sur la protection des océans». Inouk, le mâle, continue à faire coucou avec la nageoire, à dire oui et non avec la tête et à lever la queue sur commande, mais un film diffusé sur l'écran au-dessus du bassin débite des infos sur la puissance de l'animal, sa vitesse de nage et la répartition des individus (libres) sur le globe. La bande-son, aussi, a changé, passant de la discothèque de station de ski au film de Walt Disney, ambiance symphonie grandiloquente un brin tire-larmes.

 

Nouveau statut d'"êtres sensibles"

Hélas, ces ajustements ne sont pas de nature à calmer les centaines de manifestants massés à l'entrée du parc. «En milieu naturel, les orques peuvent parcourir jusqu'à 160 km dans une journée. Une piscine en béton, ce n'est pas leur place, c'est tout !» assène une jeune femme habillée tout en noir. Depuis l'été dernier, tous les quinze jours ou presque, ces militants anticaptivité transforment l'entrée du parc en cimetière, plantant une croix symbolique pour chaque cétacé ayant trouvé la mort dans les bassins. «On n'insulte personne, on ne fait qu'informer les visiteurs, souligne l'une des chefs de file de la mobilisation, Christine Grandjean, fondatrice du collectif C'est assez ! Par exemple, on rappelle qu'en Europe 14 pays ont déjà interdit les delphinariums.» Avec deux autres associations, C'est assez ! a porté plainte en décembre 2015 pour «maltraitance animale». Fin mars, l'ONG Sea Shepherd leur a emboîté le pas en assignant Marineland en justice pour le même motif. Les activistes ne visent pas les soigneurs, dont l'attachement aux mammifères n'est pas remis en question, mais le principe même de la captivité.

 

En quelques années, le traitement que nous réservons aux animaux s'est invité dans les débats. Les parlementaires ont amendé le code civil pour leur accorder le statut d'«êtres sensibles». Les conditions d'abattage des cheptels déclenchent des polémiques nationales. L'opinion publique s'insurge lorsqu'un dentiste américain abat un lion de manière illégale au Zimbabwe. Pas de doute, notre niveau de tolérance à l'égard de la souffrance animale est en baisse. Et ni les zoos, dont Marineland fait partie, ni les cirques n'échappent à cette lame de fond. Peut-on enfermer des bêtes sauvages pour le seul plaisir de s'en distraire ? Au carrefour de l'éthique, de l'écologie et de l'économie, la question déchaîne les passions et provoque des engueulades qui atteignent le célèbre point Godwin à la vitesse de l'éclair.

 

En mars 2016, il a suffi que le maire de La Ciotat, Patrick Boré, annonce l'interdiction dans sa commune des cirques détenant des animaux sauvages pour qu'il soit instantanément traité de «nazillon» par Gilbert Edelstein, le PDG du cirque Pinder. «Les cirques ne peuvent offrir aux animaux sauvages un espace et des conditions de détention et de transport adaptés à leurs aptitudes et à leurs mœurs», insistait Patrick Boré dans une tribune au site LePlus. Dans la foulée, pas moins de six communes ont pris des arrêtés similaires, portant à 21 le nombre de villes refusant les cirques qui présentent des numéros avec des tigres, des lions, des éléphants, des hippopotames, des chameaux ou encore des ours.

Une sensibilité que Franck Schrafstetter, président de l'association Code animal, spécialisée dans la défense de la faune sauvage captive, voit aussi monter auprès du grand public. «Nous recevons tous les jours des demandes de citoyens qui souhaitent devenir "enquêteurs", relève le quadragénaire. Aujourd'hui, nous avons une cinquantaine de personnes sur le terrain qui nous envoient des photos ou des vidéos de ce qu'ils observent dans les cirques ou les zoos.» Sur le site, on trouve en effet des dizaines de séquences, récentes, présentant pour la plupart ce que les spécialistes appellent des «stéréotypies». Des éléphants qui balancent leur trompe de droite à gauche pendant des heures. Ou l'ours polaire de Marineland qui fait des allers-retours sur une bande de 1 m de largeur, se retournant toujours au même endroit, empruntant exactement le même trajet, encore et encore, à l'infini. «Pourquoi il fait ça depuis des heures ? s'interroge un petit garçon devant l'enclos. Il est bête ou quoi ?» Nul besoin d'être éthologue pour comprendre que cet ours, plus équipé pour la banquise que pour les températures azuréennes, a fondu les câbles. Très fréquents chez les animaux en captivité, ces gestes répétitifs sont le signe d'une frustration qui tourne à la folie.

 

Mais les quelques dizaines d'agitateurs qui s'appliquent à les filmer n'inquiètent nullement Raoul Gibault, directeur du cirque Medrano. «C'est une minorité d'extrémistes qui fait beaucoup de bruit, balaye-t-il. Si encore le public était contre les animaux dans les cirques, on se poserait la question ! Mais nous avons 17 millions de spectateurs par an, c'est notre chance.» Il est vrai que les Français ne sont pas dépourvus de paradoxes : sur le papier, ils se sentent concernés par le bien-être animal. Mais, alors que 23 pays interdisent déjà la présence d'animaux dans les cirques, parmi lesquels la Belgique, les Pays-Bas, la Grande-Bretagne, la Slovénie, la Croatie ou encore l'Inde, le public hexagonal continue à se presser sous les chapiteaux pour admirer des acrobaties sans rapport avec leurs dispositions naturelles.

 

àA Nice, au pied des gradins de 1 400 places du cirque Medrano, une ombre immense se dessine derrière le rideau vert. Un pachyderme fait son apparition. Puis un deuxième, un troisième, un quatrième, envahissant la piste qui tout à coup semble minuscule. On lève la tête sur ces mastodontes à la peau grise, saisi par ce qui apparaît spontanément comme une incongruité, un monstrueux contresens. L'expression populaire parle d'«éléphant dans un magasin de porcelaine» ; l'éléphant de cirque, assis sur un tabouret, ou posant ses pattes avant sur le dos de celui qui le précède, procure le même effet. Le terme «déplacé» saute à l'esprit. Le dresseur est accompagné de ses quatre fils en costume de scène bleu électrique ; le petit dernier se fait soulever par la trompe d'un des animaux. En dépit de leur envergure et de leur démarche fatiguée, les éléphants passent d'un tour à l'autre à une vitesse remarquable. On cherche du regard le fameux ankus, le crochet en métal utilisé par les dresseurs pour blesser les éléphants quand ils n'obéissent pas. Mais il semble que celui-ci n'en utilise pas. Même ses cris semblent superflus tant les bêtes agissent mécaniquement. En dix minutes, c'est bouclé, et tout le monde repart, sous les exclamations enthousiastes.

 

Un peu plus tard, le dresseur nous reçoit dans sa caravane. Jovial, Joy Gartner est moitié italien, moitié allemand. Il parle français avec sa femme, italien avec ses enfants, et «allemand avec les éléphants». Pendant que son épouse, Candy, prépare les cafés, il envoie un petit chercher les photos de famille. «On est dresseur de père en fils, je suis la sixième génération !» annonce-t-il fièrement. Il tourne les pages de l'album : paillettes, pachydermes, paillettes. «Moi, je suis né là-dedans. Je sais si les éléphants ont soif, s'ils ont faim, s'ils sont de mauvaise humeur. C'est une culture, on vit avec eux !» dit-il en écartant le rideau. Effectivement, la tête de Belinda est là, à moins de 1 m de la fenêtre. «Elle me cherche, sourit Joy. Il y a des cirques qui les maltraitent, c'est vrai, il y a des directeurs qui s'en foutent complètement. Mais ici, pour les bêtes, on peut dire que c'est le top du top.» Le top du top, c'est donc un coin de parking en bordure d'une voie rapide. Des bottes de foin, un peu d'eau, une tente pour s'abriter du soleil ou de la pluie. Et les tigres qui tournent en rond dans leur cage, à quelques mètres de là. Sinistre, mais légal.

 

Des contrôles casse-tête

Le cirque Medrano dont Joy Gartner vante les mérites a pourtant été pris en défaut. En mai 2015, les caméras de France Télévisions* ont montré que les cages extérieures réglementaires pour les fauves, d'une dimension de 30 m2, n'étaient pas systématiquement installées, condamnant les bêtes à l'espace confiné du camion. «Nos activités sont définies par un cadre juridique, se défend Raoul Gibault, directeur de Medrano. Les réglementations sanitaires sont extrêmement strictes, c'est d'ailleurs pour ça qu'il y a de moins en moins d'artistes qui travaillent avec des animaux.» En France, on estime qu'un millier d'animaux sauvages vivent dans des cirques. Deux organismes sont chargés de faire respecter la loi : les directions départementales de la protection des populations (DDPP) et l'Office national de la chasse et de la faune sauvage (ONCFS). «Nous essayons d'effectuer des visites régulièrement», nous dit-on à l'ONCFS, sans plus de détails. Comprendre : on fait comme on peut. Car, en pratique, le contrôle des cirques itinérants relève du casse-tête. «Les numéros avec des animaux sont présentés par des artistes indépendants qui travaillent tantôt dans un cirque, tantôt dans un autre, explique Eric Hansen, délégué ONCFS des régions Centre et Ile-de-France. En plus, ils ont des prête-noms, il y a au moins une dizaine de Zavatta, autant de Bouglione... On essaie de les repérer pour constituer une base de données nationale. Mais on peut très bien visiter un cirque qui est aux normes aujourd'hui, et qui ne le sera plus dans quinze jours. Il suffit qu'il embauche de nouveaux artistes

 

Autre problème : lorsque tout indique qu'il faut saisir des animaux maltraités, il arrive que les autorités ne sachent pas quoi en faire, ni ou les replacer. En 2013, en Seine-et-Marne, un éléphant échappé d'un cirque a fauché un joueur de pétanque d'un coup de trompe. L'homme, âgé de 84 ans, n'a pas survécu. Le dénouement de ce fait divers funeste laisse pantois : le directeur du cirque a été relaxé, et l'animal est toujours utilisé dans les spectacles. Lorsqu'on lui demande quel avenir il prédit aux cirques avec animaux, Eric Hansen, le délégué de l'ONCFS, brandit son joker «devoir de réserve». «C'est sûr que passer son temps sur la route, pour des espèces comme ça...» souffle-t-il sans terminer sa phrase. «Les animaux dans les cirques vont finir par être interdits, c'est une certitude, affirme pour sa part Franck Schrafstetter, le fondateur de Code animal. La seule question, c'est : quand ?» Pour l'instant, cette perspective paraît inimaginable aux quatre fils de Joy Gartner, qui lézardent sous le soleil niçois avec leurs animaux de compagnie de 5 t chacun. «Moi, si je ne peux plus travailler avec les éléphants, j'irai dans un zoo, ou j'irai en Inde, affirme Moichel, 16 ans. Sans éléphant, je suis perdu.» Bien qu'il soit conditionné, des deux côtés, par des années de cohabitation imposée, l'attachement mutuel entre l'homme et l'animal ne fait aucun doute.

 

"Les animaux dans les cirques vont finir par être interdits, c'est une certitude. La question, c'est : quand ?" le fondateur de Code animal

 

Cette complicité constitue d'ailleurs l'argument phare de ceux qui mettent en scène des animaux sauvages. A Marineland, la communication du parc a longtemps répété qu'on ne dressait pas les orques, et que leurs cabrioles étaient réalisées par jeu, dans le seul but de faire plaisir à leurs soigneurs. Une démonstration qui aurait du mal à convaincre les spectateurs ayant assisté, en direct, à la mise à mort de Dawn Brancheau, attaquée en plein show par l'orque dont elle s'occupait tous les jours. L'accident a eu lieu en 2010, au parc SeaWorld d'Orlando, aux Etats-Unis. Il est le point de départ du documentaire Blackfish, qui raconte en détail l'histoire de l'orque en question, Tilikum, depuis sa capture au large de l'Islande en 1983. La direction de SeaWorld a bien tenté de faire passer le carnage pour un «jeu» ayant mal tourné. Manque de bol, les documentaristes ont exhumé le rapport d'autopsie, qui évoque un corps scalpé, fracturé et disloqué, précisant pour finir que le bras de la victime n'a jamais été retrouvé. Tilikum n'a pas voulu taquiner sa soigneuse, il l'a dévorée, renouant avec un instinct de prédateur qui, en milieu naturel, se cristallise sur les phoques. La diffusion de ce film a entraîné une chute spectaculaire du nombre d'entrées à SeaWorld, qui a fini par capituler : le 17 mars dernier, le parc a non seulement annoncé qu'il arrêtait les spectacles avec les orques, mais surtout qu'il mettait fin à son programme de reproduction. Les cétacés qui vivent aujourd'hui à Orlando seront donc les derniers. Rideau.

 

Evidemment, cette décision radicale, saluée par C'est assez ! et les autres associations anticaptivité, a donné un sacré coup de chaud aux responsables de Marineland. Lesquels ont déjà essuyé une tempête, de celles dont le Sud cévenol a le secret, qui a ravagé les installations en octobre 2015 et provoqué la fermeture du site pendant près de six mois. Valentin, âgé de 19 ans seulement - la longévité moyenne des orques mâles à l'état naturel est de 30 ans -, est mort quelques jours après les inondations. L'année précédente, c'était sa mère, Freya, qui mourait elle aussi à un âge prématuré pour une orque. Pas de quoi arranger les rapports avec les militants qui campent à l'entrée du site. A sa réouverture en mars 2016, le parc a donc décidé de tout miser sur un axe marketing déjà testé et approuvé par les zoos traditionnels : l'argument pédagogique. Désormais, Marineland «sensibilise les visiteurs à la conservation de la nature et aux espèces marines». Sauf que, pour l'instant, les soigneurs, auxquels on a demandé d'ajouter un vernis scientifique à leur spectacle, pataugent dans la semoule. Durant la représentation intitulée «Les Missions d'un zoo moderne», les otaries marchent sur les nageoires et dansent en tournant sur elles-mêmes sur une musique de dessin animé. L'animatrice du show essaye, elle, de distiller quelques infos sérieuses : «Marineland finance une association sur place, qui va... éduquer les populations locales aux... euh... à la chasse, pour essayer de protéger et renforcer ces animaux.» On ne connaîtra ni l'association, ni où elle officie, et on n'aura pas plus de renseignements sur les «populations locales» auxquelles on apprend à chasser - et peut-être à jouer aux échecs ? Nul doute que les enfants sont sortis édifiés par cette démonstration hautement éducative.

 

Jean-Claude Nouët, professeur de médecine et cofondateur de La fondation droit animal (LFDA), est excédé par ce qu'il appelle la «malhonnêteté fondamentale» des zoos. «Ça ne peut pas être scientifique de donner à voir des animaux qui n'ont pas des comportements normaux. Ils s'adaptent pour survivre, mais ce ne sont pas des exemples de l'espèce !» tonne cet infatigable pourfendeur de la captivité. Selon lui, on n'apprend rien à observer un lion qui ne sait plus chasser, une orque qui n'a jamais croisé une algue, ou un éléphant qui vit seul, quand ses congénères ne se déplacent jamais sans une harde d'une dizaine d'individus. Dans les années 70, ces arguments avaient affecté l'image des zoos, qui s'étaient trouvés en sérieuse perte de vitesse. «Mais maintenant ils ont confié leur image à des agences de pub, déplore le professeur Nouët. Le zoo de Beauval, c'est l'un des pires : c'est vraiment de la communication faite pour les andouilles, ces affiches avec les gorilles et les pandas.» Outre l'astuce de faire de quelques individus des «superstars», les zoos ont aussi travaillé leur vocabulaire. Les animaux ont écopé du titre d'«ambassadeurs». Les enclos sont des «biozones». Enfin, on ne va plus au zoo, c'est «la nature qui reçoit».

 

Il serait pourtant malhonnête de prétendre que les conditions de détention des animaux dans les zoos ne se sont pas améliorées. La mode n'est plus aux perroquets qui ne peuvent pas voler, ni même déployer leurs ailes. Il reste bien quelques zoos du genre, comme celui de Strasbourg, où un malheureux lynx dépérit sur son trottoir. Mais les parcs modernes misent sur des enclos plus vastes, mieux «végétalisés», où les animaux peuvent se soustraire au regard des visiteurs s'ils le souhaitent. «On n'a pas la prétention de dire qu'on a recréé leur environnement naturel, mais on a essayé de coller aux comportements biologiques des espèces qu'on accueille», indique Alexis Lécu, le directeur scientifique du Parc zoologique de Paris. Plus connu sous le nom de «zoo de Vincennes», le parc célèbre pour son grand rocher artificiel en béton a rouvert ses portes en avril 2014, après six ans de fermeture et une refonte complète. Avec un succès mitigé. Dans les semaines qui ont suivi l'inauguration, les premiers visiteurs ont tiqué. Motif ? Ils ont payé - cher : 22 € l'entrée - et ils n'ont rien vu. Ou pas assez à leur goût. «Les animaux n'étaient pas encore acclimatés, ils se cachaient, reconnaît la directrice, Sophie Ferreira. Mais il y a aussi quelque chose de plus structurel : les enclos sont grands, il faut accepter que tout ne soit pas immédiat. Quitte à revenir un peu plus tard si on n'a pas pu admirer un animal.» En visitant la serre tropicale, on comprend vite à quoi Sophie Ferreira fait allusion. Collée à la vitre, cherchant désespérément un python parmi les branchages, une dame d'une soixantaine d'années râle à voix haute : «On les voit tout de même mieux au Jardin des Plantes !» Un peu plus loin, un petit garçon se montre lui aussi franchement déçu : «Ça y est, je l'ai vu, il est là. C'est un tout petit lézard de rien du tout.» Le gecko de Madagascar en prend pour son grade.

 

"Ce que veulent les gens, c'est retrouver un contact avec la nature, analyse Pierre Gay, qui dirige avec son fils le Bioparc de Doué-la-Fontaine, près d'Angers. Il faut susciter l'émotion, c'est la clé du tourisme, quel qu'il soit. J'essaye de rapprocher les visiteurs d'une nature qui ne soit pas trop "disneyïsée".» Pour le coup, on peut dire qu'il a fait fort. Dans ce qu'il a tenu à appeler «bioparc» et non «zoo», les primates évoluent sur des îles, sans barrière ni grillage. Un mince bras d'eau suffit à éviter qu'ils ne s'échappent. Les tigres dorment, planqués dans des bosquets ; il faut monter dans un perchoir et se contorsionner pour les apercevoir. La volière est haute de 13 m, les girafes se baladent dans une immense carrière qu'elles partagent avec des zèbres. «Etre confronté réellement à un animal, ce n'est pas la même chose que le voir dans un documentaire, ajoute Sophie Ferreira, directrice du Parc zoologique de Vincennes. Il y a une question d'échelle, il y a le bruit, l'odeur.» Mesurer sa petitesse par rapport à un rhinocéros, éprouver sa vulnérabilité face à un guépard : ces zoos new look affirment qu'ils proposent une expérience émotionnelle qui laisse des traces. «Pourquoi pas ? concède Jean-Claude Nouët, de La fondation droit animal. Mais il faut être clair sur ce que l'on fait. On ne préserve pas une espèce, on conserve des spécimens. Pour vraiment préserver les animaux, il faut préserver leurs espaces naturels, leurs biotopes. Ces animaux sont les vestiges d'une nature que l'on détruit, c'est d'une grande tristesse.»

 

Les parcs modernes misent sur des enclos plus vastes, mieux "végétalisés", où les animaux peuvent se soustraire au regard des visiteurs

 

Les réintroductions dans un milieu naturel, sur lesquelles les zoos aiment communiquer, sont rares, compliquées, et souvent vouées à l'échec. «Ça ne peut fonctionner qu'avec des animaux qui n'ont pas été trop au contact des hommes, souligne Franck Schrafstetter. Ça reste très minoritaire.» Le directeur de Code animal estime même que les zoos contribuent, indirectement au moins, à l'extinction des espèces : «Un enfant qui voit un perroquet magnifique, plein de couleurs, va dire à ses parents : "Je veux un perroquet !" C'est un oiseau qui devrait vivre dans des canopées, et qui va se retrouver dans un salon. Les zoos transforment les animaux en produits de consommation courante. Il faut sortir de cette logique.» Un ours polaire à Nice, une orque à Antibes, un éléphant en Seine-et-Marne : autant d'espèces qui n'ont rien à faire sous nos latitudes. Sollicitée par Marianne pour faire connaître sa position sur le sujet, la ministre de l'Ecologie, Ségolène Royal, n'a pas donné suite à nos demandes répétées. Pour l'instant, les politiques ne semblent pas vraiment pressés de passer la seconde. Liberté du commerce oblige...

 

Car les animaux sauvages sont, encore et toujours, au centre d'un business lucratif : les cirques vendent leurs places entre 22 et 46 €, Marineland revendique pour l'année 2014 un chiffre d'affaires de 37 millions d'euros. Toujours à l'affût d'un bon coup, deux chaînes de télévision se sont emparées du filon. Le personnel du zoo de Beauval est filmé par les équipes de l'émission «Vétérinaires, leur vie en direct», diffusée le dimanche après-midi sur TF1. On y voit des professionnels dévoués, investis, qui n'hésitent pas à annuler leurs jours de congé pour prendre soin de leurs «ambassadeurs» captifs, le tout dans une mise en scène qui ne craint jamais de tirer les ficelles du pathos. Sur France 4, l'émission «Une saison au zoo» propose de suivre le quotidien des soigneurs du zoo de La Flèche, dans la Sarthe, entre acclimatation d'un tigre blanc fraîchement débarqué et «syndrome de dépérissement du ouistiti». Plus de 700 000 téléspectateurs enthousiastes ont assisté au lancement de la saison 5. Comme quoi, la nature, c'est bien, mais la nature spectacle, c'est encore mieux.

* Cirque Gruss : une tradition en danger ?, documentaire diffusé le 4 mai 2015 sur France 5.

 

 

Source : http://www.marianne.net

 

 

 

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10 juin 2016 5 10 /06 /juin /2016 20:52

 

Source : http://tempsreel.nouvelobs.com

 

 

VIDEO. Plumage à vif : comment est vraiment produit le duvet de vos oreillers

 

 

 
 

 

VIDEO. Plumage à vif : comment est vraiment produit le duvet de vos oreillers
Un employé tient le cou d'une oie pendant qu'il la plume. (Peta)

L'association de défense des animaux Peta a enquêté dans les élevages d'oies en Chine, d'où provient 80% du duvet mondial. Derrière les labels "responsables", se cache de la maltraitance animale.

 

Comment est vraiment produit le duvet de votre oreiller ou de votre doudoune ? En 2012, une première enquête de l’association de défense des animaux Peta dénonçait le plumage à vif, qui consiste à arracher les plumes des oies vivantes, laissant sur leur corps des plaies béantes. Les enseignes avaient réagi en annonçant la mise en place d'un label "responsable" garantissant selon elles le non-recours à cette pratique. Mais rien n'aurait changé à ce jour : l'ONG a enquêté de 2012 à 2015 dans les élevages d’oies en Chine, d’où provient selon elle 80% du duvet mondial. Et les images obtenues sont toujours aussi glaçantes.

 

 

On y voit des employés qui arrachent les plumes des oies alors que ces dernières sont conscientes, laissant leur corps à l'état de plaie géante. Beaucoup d'entre elles subissent cette torture plusieurs fois avant de finir à l'abattoir, selon la Peta. On y voit aussi des oisons blessés ou malades livrés à l'agonie, des oiseaux morts que l'on laisse pourrir "comme des déchets". La confection d'une doudoune garnie de plumes peut nécessiter jusqu'à sept oies, fait valoir l'ONG. Un des élevages aurait admis produire 15 tonnes de duvet d'oie plumé vivant par an, soit 250.000 plumages à vif annuel.

 

"Le plumage est fait en secret"

Et qu'importe le label. Tous les élevages figurant dans cette vidéo seraient liés à des fournisseurs d'enseignes qui ont obtenu la certification "normes de duvet responsable" (Responsible Down Standards, ou RDS), explique la Peta. L'autre certificat existant est le Non Live-Plucked Products Guarantee.

 

 

(Images : PETA)

 

Dans cette vidéo filmée en caméra cachée, un représentant de la société chinoise Jilin City Bailing Down Products, qui s'approvisionne en plumes arrachée à vif produites par une coopérative visée par l'enquête, admet tromper ses clients :

"Le plumage est fait en secret, nous ne voulons pas arracher les plumes publiquement. Pour faire simple, nous déclarons que tout est déplumé après l'abattage. Si vous dites que c'est plumé à vif, alors personne n'ose en acheter." 

"Il n'y a tout simplement aucune garantie que les plumes garnissant n'importe quelle veste ou coussin n'ont pas été arrachées à la peau d'une oie hurlante", renchérit Cyril Ernst, porte-parole de Peta France.

"On pense que c'est un produit anodin alors que lorsque l'on visionne ces images, la plupart des gens ne sont pas à l'aise avec ça."
"Peta appelle les enseignes et les consommateurs qui ont une éthique à laisser de côté le duvet et à préférer les fibres synthétiques modernes qui sont à la fois chaudes, imperméables, hypoallergéniques et respectueuses des animaux."

Laura Thouny

Laura Thouny
Laura Thouny

Journaliste

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Source : http://tempsreel.nouvelobs.com

 

 

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8 juin 2016 3 08 /06 /juin /2016 21:27

 

Source : http://www.marianne.net

 

 

Bettencourt, Arnault, Guerlain... le Canard enchaîné publie la liste des milliardaires qui contournent l'ISF

 

 

 
 
"Le Canard enchainé" publie ce 8 juin la liste des 50 contribuables français les plus fortunés qui, en 2015, ont payé peu ou pas d'ISF, grâce à la règle édictant qu'au-delà de 75 % des revenus l'impôt devient "confiscatoire". Le tout alors qu'ils y étaient donc théoriquement assujettis. En haut de la liste, on retrouve Liliane Bettencourt qui, avec une fortune pourtant estimée à 32 milliards d'euros, n'a rien payé au titre de l'ISF...
 
La une du "Canard enchainé" du 8 juin.
 

"Mon ennemi c'est la finance". Si on doutait encore que cette sortie de François Hollande n'était qu'un effet de manche, le Canard enchainé, document à l'appui, vient définitivement en faire la démonstration ce 8 juin. Le "Palmipède" publie en effet une liste, concoctée par les bons soins de Bercy, des 50 contribuables qui ont bénéficié en 2015, en toute légalité, d'un abattement massif sur leur Impôt de solidarité sur la fortune (ISF). En moyenne 90 %. Soit un manque à gagner pour l'Etat, pour ces 50 contribuables, d'un peu plus de 199 millions d'euros cette année-là... 

 

Tout droit sorti de la Direction des finances publiques, ce document révèle le côté ubuesque de notre système fiscal avec un impôt, l'ISF, censé ramener un peu de justice fiscale... et neutralisé par la notion "d'impôt confiscatoire" développé par le Conseil Constitutionnel depuis 2005. Impossible en France de prélever au-delà des 75 % des revenus. Selon l'hebdo, Jean-Marc Ayrault y aurait aussi participé involontairement. Dès 2012, alors Premier ministre, il se lance dans sa grande réforme fiscale qui comprend, entre autres, la taxation à 75 % des revenus supérieurs à 1 million d'euros et l'intégration dans le calcul de l'ISF des revenus ou bénéfices capitalisés, c'est-à-dire disponibles mais pas encore perçus. Les sages du Conseil constitutionnel retoquent ces deux dispositions. Conséquence, la réforme tronquée serait devenue plus avantageuse que le "bouclier fiscal" de Sarko !

 

Liliane Bettencourt, 1ère fortune française, ne paye pas d'ISF

Résultat, tout en haut de cette liste, on retrouve, ô surprise, Liliane Bettencourt. L'héritière paye en tout et pour tout à l'Etat, au nom de l'ISF la modique somme de... 0 euros. Malgré une fortune estimée à 32 milliards d'euros, Madame Bettencourt qui devrait théoriquement débourser 61 millions au nom de cet impôt, voit son ardoise effacée. Ils sont onze à ne s'acquitter d'aucun impôt sur la fortune, dont la veuve d'Edouard Leclerc, le fondateur des supermarchés du même nom.

Autres noms présents dans la liste de Bercy : Bernard Arnault, feu Jean-Claude Decaux, Hélène Darty ou encore Christiane Guerlain, héritière du fondateur des parfums qui ont, eux, bénéficié d'une sacrée ristourne. 

Sur les un peu plus de 219 millions d'euros d'ISF supposés aller dans les caisses de l'Etat, seuls 21 millions arrivent à bon port. Soit un taux de recouvrement de 9,66 %... Quelle efficacité !

Optimisation fiscale à plein régime

La machine à optimisation fiscale marche à plein régime pour arriver à un tel tableau. Selon le Canard, la principale trouvaille consiste à minorer son revenu imposable : "Plus celui-ci est bas, plus le plafond des 75 % sera atteint". Un moyen efficace est de créer des sociétés financières et d'y laisser les dividendes et les revenus d'assurance-vie. Pour le cas de Liliane Bettencourt, un avocat spécialiste dans le droit fiscal expliquait ainsi à  dès 2010 :

"Elle a créé une holding où sont logées les actions qu'elle détient dans le capital de L'Oréal (...) C'est cette holding, et pas Liliane Bettencourt directement, qui encaisse les dividendes et ces dividendes y restent bien au chaud. C'est une sorte de tirelire dans laquelle Liliane Bettencourt peut puiser au gré de ses besoins. C'est seulement l'argent qui est sorti des comptes de la holding qui est imposé à l'impôt sur le revenu (IR). Si elle n'a pas de gros besoins - tout est relatif quand il s'agit de l'une des premières fortunes françaises - l'IR sera donc calculé sur une somme relativement faible, comparée aux dividendes effectivement versés par L'Oréal sur le compte de Thétys."

Autre astuce dévoilée, et encore plus perverse, contracter des emprunts pour asssurer son train de vie et paraître, aux yeux de l'administration fiscale, comme un pauvre sans le sous. En matière d'ésquive fiscale, nos grandes fortunes sont décidément bien inventives.

[Edit à 11h50] Bercy porte plainte
Dans un , Michel Sapin, ministre des Finances et des Comptes publics, et Christian Eckert, secrétaire d’Etat chargé du Budget ont fait part "de leur indignation après la publication par la presse d’informations couvertes par le secret fiscal." Dans leur viseur, la liste révélée par le Canard enchainé. Ils indiquent avoir demandé à l'inspection des finances publiques de "diligenter une enquête, dans les meilleurs délais". En clair, Bercy lance la chasse pour débusquer la source des journalistes... Dans la foulée, une plainte contre X a été déposée. Dans le document publié par le "Palmipède", une mention précise que sa "divulgation" peut-être "punie d'un an d'emprisonnement et de 18 000 € d'amende". Décidémment, en France,  a encore du chemin à faire       

 

 

 

 

Source : http://www.marianne.net

 

 

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8 juin 2016 3 08 /06 /juin /2016 21:06

 

Source : https://www.mediapart.fr

 

 

ISF: Hollande ravit à Sarkozy le titre de «président des riches»
8 juin 2016 | Par Laurent Mauduit
 
 
 

Le plafonnement de l'impôt sur la fortune voulu par Hollande a des effets deux fois plus favorables pour les milliardaires que le bouclier fiscal de Sarkozy. Des statistiques fiscales révélées par Le Canard en attestent. Un exemple souligne à lui seul les dérives de la fiscalité socialiste : Liliane Bettencourt, l’héritière de L’Oréal, qui aurait dû payer plus de 61 millions d’euros d’ISF en 2015, a vu sa contribution réduite à zéro grâce au plafonnement. Décryptage.

Les Français ont appris à leurs dépens, depuis 2012, que la politique de François Hollande pouvait être violente pour les plus modestes et accommodante pour les plus riches. Les statistiques fiscales confidentielles révélées mercredi 8 juin par Le Canard enchaîné en fournissent une nouvelle démonstration : grâce au système de plafonnement mis au point par le pouvoir socialiste, les milliardaires ont encore profité en 2015 d’allègements de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) considérables, l’ISF de certains des contribuables parmi les plus riches, comme Liliane Bettencourt (L’Oréal) ou Léone Meyer (Galeries Lafayette-BHV), étant même ramené carrément à… zéro ! En somme, François Hollande a plus avantagé les milliardaires que Nicolas Sarkozy, dont le célèbre « bouclier fiscal » avait pourtant été pointé par le Parti socialiste comme le symbole des inégalités du quinquennat précédent.

Les chiffres confidentiels révélés par l’hebdomadaire satirique sont issus de la Direction générale des finances publiques (DGFIP) et portent sur l’ISF payé en 2015. Ils font apparaître les effets du plafonnement de l’ISF, mis au point par le gouvernement socialiste au lendemain de l’alternance – et dont les modalités ont changé au fil du quinquennat après une censure du Conseil constitutionnel.

Concrètement, le système est le suivant, comme l’explique le site Service public aux contribuables concernés : « En 2016, l'ISF est plafonné en fonction du montant cumulé de vos impôts. L'impôt sur les revenus de 2015 (prélèvements sociaux et contribution exceptionnelle sur les hauts revenus inclus) ajouté à l'ISF 2016 ne doit pas dépasser 75 % des revenus perçus en 2015. En cas de dépassement, la différence vient en déduction du montant de l'ISF. L'excédent en revanche n'est jamais restitué. » Le mécanisme diffère donc de celui du « bouclier fiscal » en vigueur sous Nicolas Sarkozy (et même à la fin du quinquennat de Jacques Chirac), qui donnait lieu un an après à des restitutions en cas de trop-perçu en fonction du plafond. Dans un communiqué (que l'on peut consulter sous l'onglet “Prolonger” associé à cet article) publié peu après la publication de ces chiffres, le ministre des finances, Michel Sapin, et le secrétaire d'État au budget, Christian Eckert, se sont indignés qu'une liste nominative de contribuables soit rendue publique et ont annoncé que le directeur général des finances publiques avait porté plainte contre X auprès du procureur de la République. En revanche, ils ne se sont pas exprimés sur les enseignements que l'on pouvait tirer de ces chiffres.

Le Canard publie donc un tableau de la DGFIP qui recense les effets du plafond de 75 % pour les contribuables les plus riches, en masquant les noms des contribuables qui ne sont pas des personnalités publiques, et en faisant apparaître trois colonnes : le montant en million d’euros de l’ISF qui aurait été dû sans le plafonnement ; la réduction d’impôt générée par le plafonnement ; l’ISF effectivement versé en 2015.

Voici ce tableau, tel que le révèle Le Canard enchaîné :

 

 © Le Canard enchaîné, DGFIP © Le Canard enchaîné, DGFIP

 

L'ISF réduit de 90 % pour 50 milliardaires

Le résultat est stupéfiant : les plus riches sont aussi ceux qui paient le moins d’ISF. En clair, le fameux impôt sur la fortune, qui a longtemps été le symbole de la gauche, est une passoire, et n’a que très peu d’effet sur les milliardaires.

De cette réalité, le tableau donne quatre illustrations qui confinent à la caricature, celles de quatre grandes fortunes qui échappent totalement à l’ISF. Il s’agit d’abord de Liliane Bettencourt, l’héritière de l’empire L’Oréal (deuxième fortune française selon le classement de Challenges), qui aurait dû payer plus de 61 millions d’euros d’ISF en 2015, mais dont l’ISF a été réduit à zéro grâce au plafonnement. Ce cas révèle à lui seul toutes les dérives de la fiscalité socialiste. Grâce à l’exonération dont profitent les biens professionnels, la fortune de Liliane Bettencourt, évaluée à 30 milliards d’euros, sort à près de 85 % du champ de l’ISF. Et pour la maigre partie qui reste taxable, le plafonnement fait le reste. Il suffit juste que, grâce à une armada de conseillers fiscaux, la riche contribuable ait l’habileté de minorer le plus possible ses revenus imposables, en les logeant, comme le dit Le Canard, dans des placements ad hoc (assurance-vie, dividendes…) ou en jouant de toutes les exonérations possibles (œuvres d’art, investissement DOM-TOM). De la sorte, le plafond peut jouer sur des revenus abaissés de manière artificielle, et avoir un effet massif. CQFD : pour les cadres qui ont acheté un appartement dans un centre-ville, l’ISF joue à plein, mais pour les plus riches des milliardaires, l’ISF n’existe plus !

L’ISF a aussi été réduit à zéro pour Léone Meyer (Galeries Lafayette-BHV) alors que, sans plafonnement, elle aurait dû payer plus de 11 millions d’euros d’ISF. Comme Liliane Bettencourt, elle doit beaucoup au talent de ses conseillers fiscaux qui parviennent à faire correspondre presque à l’euro près le montant de l’ISF dû par leurs clients au montant du plafonnement. Du travail d’orfèvre, qui exige de savoir jouer de toutes les astuces de la défiscalisation.

Les deux autres contribuables qui parviennent à la même prouesse sont Hélène Leclerc, veuve d’Édouard Leclerc, et Ginette Dalloz (éditions juridiques Dalloz), dont l’ISF a été réduit à zéro grâce au plafonnement alors que, sans lui, elles auraient respectivement dû payer plus d’1,5 million et plus d’1,4 million d’euros.

La plupart des autres milliardaires ne réalisent pas le tour de force d’échapper à l’ISF, mais profitent d’importants abattements. Il suffit de scruter le tableau pour prendre connaissance des largesses que le pouvoir socialiste a consenties : grâce au plafond, Bernard Arnault (première fortune française) a profité d’une réduction d’ISF de plus de 5,8 millions d’euros. Là encore, le cas du patron de LVMH révèle la perversité du système. Car même s'il n'y avait pas eu de plafonnement, il n'aurait dû payer que 8 millions d'euros d'ISF. Ce qui est un petit pourboire, à comparer à l'immensité de son patrimoine, qui est évalué à… 35 milliards d'euros. Jean-Claude Decaux (récemment décédé) a profité, lui, de 4,3 millions d’euros de réduction d'ISF ; Hélène Darty de plus de 2,2 millions d’euros ; Brigitte Mulliez (Auchan) de plus d’1,6 million d’euros, etc.

À eux tous, ces 50 contribuables auraient dû payer près de 220 millions d’euros, mais le plafond a minoré cette somme de plus de 90 %. Résultat : ils n’ont payé que 21 millions d’euros.

S’il est probable qu'ils attisent la grogne sociale, ces excès ne constituent toutefois pas une surprise. Depuis 2012, Mediapart a en effet chroniqué à plusieurs reprises les injustices suscitées par ce système de plafonnement. En 2013, nous avions ainsi donné les premières évaluations des cadeaux faits par le pouvoir socialiste aux redevables de l’ISF (lire ISF: le Conseil constitutionnel censure le bouclier fiscal). Nous soulignions que, dans le cadre de la loi de finances pour 2013, le gouvernement avait instauré ce mécanisme de plafonnement permettant de limiter à 75 % des revenus l’ensemble des impôts payés, ISF compris. Du même coup, 7 630 contribuables assujettis à l’ISF avaient bénéficié en 2013 de ce plafonnement, ce qui avait diminué le montant de leur impôt de 730 millions d’euros.

Par un courrier en date du 24 septembre 2013, Gilles Carrez avait en effet demandé à l’époque aux ministres des finances et du budget de lui transmettre des données sur les effets du nouveau plafonnement à 75 % instauré pour 2013, et qui avait donc pris effet pour l’ISF payable cette même année, au plus tard le 15 juin dernier. Les deux ministres avaient visiblement traîné des pieds, puisqu’ils n’ont transmis une réponse que le 3 décembre 2013. À la lecture du document, on avait compris le peu d’empressement de Bercy, tant les chiffres étaient déjà embarrassants pour le gouvernement.

Voici les documents transmis par les deux ministres à Gilles Carrez :

 

ISF 2013: les effets du plafonnement by Laurent MAUDUIT

 

De 2008 à 2015, le cadeau a doublé pour Liliane Bettencourt

Dans ce courrier, on découvrait un premier tableau qui retenait l’attention :

 

 

Ce tableau faisait apparaître que, sur les quelque 300 000 contribuables assujettis à l’ISF (pour un rendement de près de 5 milliards d’euros), les 2 674 contribuables disposant d’un patrimoine net taxable supérieur à 10 millions d’euros se sont partagé l’essentiel du magot, soit 640 millions. La minoration induite par le plafonnement atteignant, en moyenne, 237 663 euros.

Sous Nicolas Sarkozy, le dispositif n'était pas exactement le même. Les contribuables payaient leur ISF et, ensuite, l’administration fiscale leur restituait le trop-perçu, si la somme de tous les impôts payés par le contribuable dépassait 50 % de ses revenus. Au bout du compte, le système inventé par les socialistes est encore plus pervers. Lors du quinquennat précédent, il revenait à l’administration fiscale de faire le calcul du trop-perçu, tandis qu’à partir de 2013, les contribuables, lors du paiement de l’ISF, sont invités à arrêter eux-mêmes le cadeau qu’ils se font.

En outre, avant 2012, les effets du bouclier fiscal étaient… moins spectaculaires. Pour l’année 2010, le journal Le Monde avait par exemple révélé que 14 443 contribuables avaient profité du bouclier, pour un montant total de 591 millions d’euros. Le nombre de contribuables avait donc été supérieur à celui de l’année 2013, mais le cadeau fait par Nicolas Sarkozy avait été nettement inférieur à celui décidé par François Hollande. Mais, d’un quinquennat à l’autre, la clientèle la plus chouchoutée reste la même : il s’agit des quelque 1 000 contribuables les plus riches se partageant 352 millions d’euros de restitution d’impôt.

Gilles Carrez faisait remarquer à bon droit, en 2013, que le dispositif si critiqué de Nicolas Sarkozy avait au moins le mérite d’être plus transparent que celui inventé par les socialistes – sur le modèle de ce que Pierre Bérégovoy avait institué à la fin du second septennat de François Mitterrand. Au cours du quinquennat de Nicolas Sarkozy, les services de Bercy étaient en effet dans l’obligation de rendre public le montant des restitutions, ce qui n’est plus le cas depuis 2012. Et l’on parvenait ainsi parfois, avec un peu de pugnacité, à connaître le montant du chèque que le Trésor public faisait à certains contribuables. Mediapart avait ainsi révélé que, pour 2008, Liliane Bettencourt avait perçu 30 millions d’euros (lire Liliane Bettencourt: cherchez l’impôt!). Mais pour 2013, quel a été le gain offert par le gouvernement à la même milliardaire ? Mystère… Il a fallu attendre les révélations du Canard pour découvrir que la minoration d’ISF de Liliane Bettencourt est passée de 30 millions d’euros en 2008 à plus de 61 millions en 2015.

Ce cadeau apparaît d’autant plus spectaculaire qu’il n’est pas le seul et surtout qu’il est en contradiction totale avec les engagements pris par François Hollande. Pendant la campagne présidentielle, le candidat socialiste mène en effet la charge contre le « président des riches » et promet qu’il supprimera le bouclier fiscal et rétablira un ISF vidé de sa substance. La promesse est consignée dans la plate-forme du candidat (elle est ici) – c’est sa proposition no 17 : « Je reviendrai sur les allègements de l’impôt sur la fortune institués en 2011 par la droite, en relevant les taux d’imposition des plus gros patrimoines. »

Mais François Hollande n’a pas, par la suite, honoré son engagement. S’il a rétabli des taux d’imposition progressifs pour l’ISF, il a porté le taux marginal à seulement 1,5 %, pour les patrimoines supérieurs à 10 millions d’euros. En outre, sans que personne ne le remarque et sans que cela ne fasse débat, François Hollande n’a en réalité pas totalement tenu cette promesse-là non plus, car au tout début du quinquennat de Nicolas Sarkozy, le taux marginal de l’ISF était non pas de 1,5 % mais de 1,8 %.

Le chef de l'État a une autre reculade à son actif. Pendant son quinquennat, Nicolas Sarkozy avait en effet décidé que la première tranche d’imposition à l’ISF commencerait à partir de 800 000 euros de patrimoine comme par le passé, mais à la condition – et c’était cela la nouveauté – que le contribuable dispose d’un patrimoine d’au moins 1,3 million d’euros. En clair, le barème de l’impôt était resté inchangé, mais le seuil de déclenchement de l’impôt avait été relevé de 800 000 euros de patrimoine à 1,3 million d’euros.

Or, cette mesure visant à rendre possible le contournement de l’ISF a été maintenue par François Hollande. Et précisément, le seuil de déclenchement de l’ISF a été maintenu à 1,3 million d’euros, et non pas rabaissé à 800 000 euros, comme on aurait pu le penser au vu de la promesse du candidat.

Pour finir, le Conseil constitutionnel est passé par là : fin 2013, il a censuré certaines dispositions de la réforme de l’ISF, interdisant notamment que dans le calcul du plafond de 75 % soient pris en compte non seulement les revenus réels des contribuables mais aussi ce qu’il est convenu d’appeler les revenus latents (assurance-vie, par exemple). Cette décision a eu pour effet mécanique de gonfler fortement l’impact du plafond pour les grandes fortunes. C'est ce qui explique que les minorations d'ISF constatées pour 2015 soient beaucoup plus élevées que pour 2013.

De la part du président de la République, ce stupéfiant conservatisme fiscal n’est pas si surprenant. Déjà, avant même l'élection présidentielle, lors d’un face-à-face enregistré en vidéo par Mediapart le 28 janvier 2011 avec l’économiste Thomas Piketty (lire Hollande – Piketty: confrontation sur la révolution fiscale), François Hollande avait fait montre de prudence sur l’ISF.

 

Hollande - Piketty et la révolution fiscale 2-2 par Mediapart

 

De la prudence, il est passé, une fois élu, à la contre-révolution fiscale.

La morale de l’histoire est la suivante. Longtemps, l’ISF a été un symbole pour les socialistes : la preuve qu’ils voulaient toujours, envers et contre tout, conduire une politique de gauche, même si le fond de l’air devenait de plus en plus néolibéral. Aujourd’hui, le symbole de l’ISF fonctionne toujours, mais il s’est totalement inversé : l’impôt vient révéler les cadeaux et passe-droits qui profitent aux plus riches, encore plus insensés que sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy.

 

 

 

 

Boîte noire :

Comme nous l'annonçons au fil de cet article, le ministre des finances, Michel Sapin, et le secrétaire d'État au budget, Christian Eckert, se sont indignés par un communiqué (reproduit en version intégrale sous l'onglet Prolonger associé à cet article), ce mercredi midi, de la publication par Le Canard enchaîné d'une liste nominative des 50 plus riches contribuables assujettis à l'ISF établissant les effets en leur faveur du système de plafonnement. Et ils ont annoncé que le directeur général des finances publiques avait porté plainte contre X auprès du procureur de la République.

Mediapart estime pourtant que le droit de savoir des citoyens lui fait obligation de publier la liste révélée par nos confrères du Canard, et d'en faire le décryptage pour ses abonnés. Car ces chiffres établissent clairement qu'une infime minorité de contribuables profite d'un traitement de faveur accentué, en violation du principe d’égalité des citoyens devant l'impôt, garanti par l’article 13 de la Déclaration des droits de l’homme. Il s’agit donc, à l’évidence, d’une information d’intérêt public, à laquelle les citoyens doivent légitimement pouvoir avoir accès.

Le caractère d’intérêt public de cette information est d’autant plus évident à nos yeux que Le Canard enchaîné a pris le soin – ce que nous aurions fait nous-mêmes dans le même cas de figure – de masquer l’identité des contribuables qui ne sont pas des personnalités publiques.

 

 

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8 juin 2016 3 08 /06 /juin /2016 20:48

 

Source : https://www.mediapart.fr

 

 

Loi sur le travail: la manip’ judiciaire anti-manifestants
8 juin 2016 | Par Karl Laske
 
 
 

L’interpellation, le 19 mai, de vingt jeunes dans le métro de Rennes et leur mise en cause pour « association de malfaiteurs » découlent des directives données par Bernard Cazeneuve. Le procureur de Rennes a monté de toutes pièces une enquête judiciaire à caractère criminel contre les animateurs du mouvement étudiant.

Tout est donc parti d’un coup de fièvre du ministre de l’intérieur. Le 15 mai, après avoir passé en revue les forces de police de Rennes, Bernard Cazeneuve a dit sa « détermination totale » à ne pas laisser « des poignées d’activistes faire régner le désordre et la loi de la violence ». « Ce qui s’est passé à Rennes (…) avec des tentatives d’intervention de ces activistes ici comme à Nantes et dans d’autres villes n’est pas acceptable », a averti le ministre. « Il y aura d’autres convocations devant les tribunaux, annonce-t-il. Je le dis, ici à Rennes la fermeté sera totale. »

Présent dans l’assistance, Nicolas Jacquet, procureur de la République de Rennes, qui fut dans les années 2003-2004 le conseiller justice du premier ministre Jean-Pierre Raffarin, s’exécute. Pressé de répondre aux demandes de l’exécutif, il improvise, quatre jours plus tard, un « coup de filet » qu’il annonce décisif. Il s'appuie sur un rapport de police vraisemblablement établi par la Direction zonale du renseignement intérieur. Le 19 mai, vingt jeunes de 18 à 31 ans, étudiants pour la plupart, sont arrêtés vers six heures du matin dans le métro rennais alors qu’ils débranchent des composteurs à billets ou les rendent inutilisables avec de la mousse expansive. Nicolas Jacquet, qui les désigne publiquement comme un groupe dédié à « l’action violente », requiert leur incarcération. Les juges ne suivent pas, et les remettent en liberté sous contrôle judiciaire. Mais la plupart sont désormais interdits de manifestation, et de se rencontrer. C’est le cas de deux sœurs, toutes deux étudiantes à Rennes 2.

 

Le 15 mai, (de gauche à droite) le nouveau préfet Christophe Mirmand, Bernard Cazeneuve, la maire (PS) Nathalie Appéré et le procureur Nicolas Jacquet. © DR Le 15 mai, (de gauche à droite) le nouveau préfet Christophe Mirmand, Bernard Cazeneuve, la maire (PS) Nathalie Appéré et le procureur Nicolas Jacquet. © DR

 

Leur action « métro gratuit » à Rennes n’a touché que six stations, et s’inscrivait dans le programme de la journée de blocage et d’action contre la loi sur le travail. Elle est aussitôt qualifiée par le procureur « d’association de malfaiteurs en vue de commettre des dégradations et des violences en bande organisée ». La qualification de « bande organisée » fait tomber l’infraction dans le champ criminel : les gardes à vue peuvent durer jusqu’à 96 heures. Le message du parquet est ainsi résumé par une dépêche de l’agence Reuters : « Des casseurs, tentant de saboter le métro, interpellés à Rennes. » Les relais politiques se font entendre peu après. « Ce matin, une action commando a été menée contre le métro par un groupe organisé », commente Emmanuel Couet, président socialiste de Rennes métropole, qui parle d’« activistes violents », « pris sur le fait ». « Je condamne avec la plus grande vigueur ces actes de sabotage, commis au nom d'une volonté de détruire le bien commun, au mépris de toutes et de tous », annonce l’élu.

La conférence de presse du procureur laisse deviner un scénario politique qui dépasse, et de loin, les faits immédiatement reprochés aux interpellés. « Cette action de sabotage du métro était extrêmement bien organisée, coordonnée et programmée », annonce Nicolas Jacquet. « Depuis quelques semaines, la direction départementale de la sécurité publique est parvenue à identifier un groupe d’individus manifestement organisé et structuré, agissant ensemble sur les manifestations et se réunissant périodiquement pour évoquer ou préparer les actions violentes notamment de dégradations. »

Suivant à la lettre le guide du militant, les jeunes gardés à vue restent obstinément silencieux, non sans avoir refusé prélèvements d’ADN et prises d’empreintes. Mais les avocats commis d’office tombent des nues devant les charges. « C’est un dossier tout pourri, résume une avocate. Au départ, il est ouvert contre “x” pour “violences en bande organisée sur personnes dépositaires de l’autorité publique”. Or il n’y a aucune violence dans le dossier. Dans leur communication, les autorités ont pu laisser croire que le métro lui-même avait été saboté, cassé, il n’en est évidemment rien. C’est plus potache qu’autre chose. C’est du pipi de chat ! » Les “saboteurs” avaient un passe pour ouvrir les composteurs, et ils se sont contentés dans certaines stations de « déconnecter des fiches », de placer « le disjoncteur en position basse », ou de « sortir des plaquettes métalliques de leur logement ».

Certains composteurs sont bouchés avec du mastic ou de la mousse expansive, mais les dégâts chiffrés par le Service des transports en commun de l'agglomération rennaise (STAR) s’élèvent au total à 9 500 euros. « Ce n’est pas extrêmement grave, concède un responsable du ministère de l’intérieur. Mais c’est parti d’une volonté du procureur d’ouvrir une information judiciaire contre les casseurs. Le parquet a demandé un rapport de situation aux services de police sur les manifestations et ceux qui les organisent. Et sur cette base, le procureur a ouvert une enquête préliminaire, qu’il a confiée à la PJ. Le dossier était assez vide au départ. »

 

Cortège du 1er mai à Rennes © (c) Assemblée générale de Rennes 2 Cortège du 1er mai à Rennes © (c) Assemblée générale de Rennes 2

 

Mediapart a consulté ce rapport, concocté par les “services spécialisés” de la Direction départementale de la sécurité publique (DDSP) au sujet « d’individus gravitant dans la mouvance de l’ultra gauche ». Remis au parquet de Rennes le 12 mai, il s’intitule « Éléments d’information sur les membres de l’extrême gauche rennaise », et se contente de distinguer deux groupes de militants.

Le « premier groupe d’individus » appartient « à l’extrême gauche syndicale et étudiante », et agit « à visage découvert » selon les policiers. Ils « ne participent jamais aux dégradations, se contentant de diatribes contre les forces de l’ordre et l’État en général ». L’un d’eux, « H. », est ciblé, « qui s’emploie à véhiculer sa haine des policiers ». C’est en réalité l’un des animateurs de la contestation à l’université de Rennes 2, membre d’une organisation de gauche, il n’a d'ailleurs pas été mis en cause par les services de police. En mai, il a fait toutefois l’objet d’arrêtés préfectoraux d’interdiction de séjour dans le centre-ville rennais. « Les membres de cette mouvance se positionnent en amont des cortèges pour leur donner une direction à suivre, poursuivent les policiers. Ils agissent en pilotant les cortèges, suivant les positions des forces de l’ordre. Ils désignent des cibles symboliques aux étudiants. »

« Il n’y a pas une arme, même pas un couteau », ironise un avocat

Le second groupe ciblé par les policiers, qualifié de « groupuscule d’ultra gauche », « est dans une démarche beaucoup plus violente », « aux méthodes paramilitaires » selon la police. Il est animé par « J. », l’un des interpellés du métro. Lui aussi est l’un des porte-parole du mouvement, visible et connu des milieux syndicaux. « Les membres de ce groupe seraient, entre autres, à l’origine de l’utilisation des bombes artisanales lancées contre les forces de police », accusent les policiers, sans qu'aucun élément matériel n'accrédite cette hypothèse. « Ils seraient susceptibles de mettre en œuvre des entraînements aux actions violentes », ajoutent-ils, toujours au conditionnel.

D’après l’observation des cortèges, les policiers déduisent aussi qu’ils ont affaire à « une organisation parfaitement rodée avec des éclaireurs, qui réalise des attaques programmées contre les forces de l’ordre ». Dernier élément communiqué par la police au procureur, et qui lui permet de justifier l’ouverture d’une enquête préliminaire : « Il est à craindre que ce groupe ne participe activement à la manifestation du 14 mai en vue de commettre des dégradations en bande organisée », notent les policiers. Les militants envisagent de manifester : un scoop…

La note ne contient aucun fait précis mais elle cible donc une première liste de cinq ou six militants. « On n’est pas parti de grand-chose, si ce n’est de la volonté du parquet, reconnaît un policier. C’est à partir de ce rapport qu’on a pu démarrer l’enquête. Les gens n’étaient pas accrochés au départ. »

 

Le ministre de l'intérieur passe en revue les forces de police à Rennes le 15 mai © DR Le ministre de l'intérieur passe en revue les forces de police à Rennes le 15 mai © DR

 

Le calendrier est important. Le 12 mai, jour de l’ouverture de l’enquête préliminaire, la manifestation contre la loi sur le travail se passe sans incidents, la police se fait discrète et le cortège peut même entrer dans l’hyper centre, jusqu’à la mairie, une zone en principe interdite par le préfet. Mais c’est un calme trompeur. Les autorités ont décidé d’expulser la salle de la cité, occupée par le mouvement, dès le lendemain matin, à la demande de la maire socialiste Nathalie Appéré. Le 13 mai à l'aube, la police met fin à l’occupation des lieux avec le soutien logistique du RAID. Mais c’est le lendemain, 14 mai, que le préfet Patrick Dallennes – chargé d’assurer l’intérim après le départ du préfet Patrick Strzoda à la tête du cabinet de Bernard Cazeneuve – craint l’arrivée à Rennes « de personnes préparées et entraînées pour la guérilla urbaine » à l'occasion de la manifestation prévue contre les violences policières. Dans la nuit du 13, une manif sauvage fait son entrée dans l’hyper centre, les forces de police sont curieusement absentes – au repos, semble-t-il –, les vitrines des banques ainsi que celles d’un poste de police partent en miettes.

 

Lorsque, le 15 mai, Bernard Cazeneuve promet aux casseurs des « convocations devant les tribunaux », le procureur de Rennes espère déjà que son enquête préliminaire sur les animateurs du mouvement va déboucher. Les premières surveillances sont aussitôt engagées : écoutes téléphoniques, filatures, géolocalisation. L’« organisation » d’ultra gauche devrait tomber comme un fruit mûr. Des policiers se mettent en planque dans une camionnette – un sous-marin –, postée aux abords des locaux de Solidaires, 5, rue de Lorraine, où les étudiants disposent de facilités de réunion. Dès le 16 mai, la police est en mesure d'établir des planches photos, où l’on voit les jeunes fumer des cigarettes, se faire la bise, ou simplement humer l’air frais. Pas le moindre indice d’entraînement paramilitaire : des réunions d’étudiants.

 

La réoccupation de la salle de la cité le 30 mai, avant sa seconde évacuation. © (c) Assemblée générale de Rennes 2 La réoccupation de la salle de la cité le 30 mai, avant sa seconde évacuation. © (c) Assemblée générale de Rennes 2

 

La surveillance n'est pas vaine. La police apprend qu’une « réunion secrète a eu lieu » et qu’une action se prépare autour du métro : dix stations seraient visées… Un dispositif d’interpellation est mis sur pied. Plus de soixante-dix fonctionnaires sont mobilisés, ainsi que des renforts venus de Nantes pour quadriller le périmètre. Le flagrant délit est réussi, mais le coup de filet beaucoup moins. Des perquisitions sont conduites partout, y compris chez Solidaires, et l'on n’y trouve désespérément rien : « Il n’y a pas une arme, même pas un couteau », ironise un avocat. Pour démontrer l’existence d’une organisation aux « méthodes paramilitaires », c’est ennuyeux. Mais le procureur félicite la police. « Le procureur était content que l'affaire ait pu déboucher et que le dispositif ait été bon », confie un policier.

À l'issue des 48 heures de garde à vue des jeunes, Nicolas Jacquet requiert le placement en détention provisoire de l’ensemble du groupe, malgré la nature des faits, et l’absence pour la quasi-totalité d’entre eux de casier judiciaire. Les juges d’instruction lui font remettre les pieds sur terre. Ils mettent en examen le groupe pour « association de malfaiteurs en vue de commettre des dégradations », mais écartent la « bande organisée » et les violences. Surtout, les juges remettent en liberté sous contrôle judiciaire dix-huit personnes. Tandis que les deux derniers, animateurs supposés du groupe, sont remis en liberté par le juge des libertés et de la détention, avec un contrôle judiciaire moins strict que les autres.

Pour le parquet, c’est évidemment catastrophique. Il fait donc appel. Jeudi 2 juin, l'avocat général requiert une nouvelle fois l'incarcération des deux jeunes. Il évoque à l'audience un « groupuscule déréglé psychologiquement et idéologiquement » (sic) et des « réunions préparatoires conspirationnistes »… Mais la cour contredit encore le parquet, et maintient un contrôle judiciaire relativement souple, sans même poser d'interdiction de manifester…

 « Le dossier a été gonflé pour des raisons politiques », commente une avocate. « Ce sont des jeunes qui ont voulu faire une action citoyenne, commente la mère des deux étudiantes qui ont l’interdiction de se voir. Chacun se défend comme il peut. Quand ce sont des agriculteurs, on trouve ça moins grave. Ce dont j’ai peur, c’est que mes filles, et les autres, prennent pour l’exemple. Ils n’ont rien trouvé chez eux sauf des lunettes de piscine… Et elles auraient très bien pu être incarcérées, parmi les criminels. On arrive à des trucs de fou avec la gauche… Je trouve ça honteux : je n’ai plus confiance dans ce gouvernement. » 

 

 

 

Source : https://www.mediapart.fr

 

 

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7 juin 2016 2 07 /06 /juin /2016 21:03

 

Source : https://www.mediapart.fr

 

 

Comment les services de renseignement ont mis en place une surveillance générale du Net dès 2009
6 juin 2016 | Par Jérôme Hourdeaux
 
 
 
Bien avant les révélations d'Edward Snowden, la France avait mis en place un dispositif de surveillance automatisé de son réseau internet via l'installation de sondes sur l'ensemble du réseau ADSL. Ce programme, baptisé « IOL » pour Interceptions obligatoires légales, permettait de collecter « en temps réel » les métadonnées, pratique non autorisée à l'époque.

« Moi, assis derrière mon bureau, j’avais certainement l’autorité pour placer sur écoute n’importe qui, vous, votre comptable, un juge fédéral, ou même le président des États-Unis si j’avais un mail personnel. » Ce témoignage, devenu historique, livré par Edward Snowden à Glenn Greenwald en juin 2013 avait provoqué un véritable séisme, symbolisant en une phrase l’étendue des pouvoirs de la NSA, l'agence de sécurité américaine. Il avait suscité, partout dans le monde, des réactions indignées. Ce que l’on sait moins, c’est que le dispositif décrit par le lanceur d’alerte n’était pas si innovant que cela et que d’autres pays, en l'espèce la France, disposaient déjà depuis plusieurs années d’outils similaires dont certains étaient, en théorie, encore interdits.

Certes, les services de renseignement français n’ont jamais disposé des mêmes moyens que leurs homologues américains. Mais plusieurs documents et témoignages recueillis par Mediapart et Reflets montrent que le gouvernement a mis en place, à partir de 2009, un dispositif d’écoute de grande ampleur, reposant sur l’installation de « sondes » chez les fournisseurs d’accès à Internet, permettant d’intercepter n’importe quel flux de données de manière automatisée.

Ce programme français, baptisé « IOL » pour « Interceptions obligatoires légales », fonctionnait peu ou prou comme celui décrit par Edward Snowden. À la différence qu’il ne permettait pas exactement de mettre « n’importe qui » sur écoute. « IOL » n’était pas un programme clandestin, mais s’inscrivait dans le cadre de la procédure d’autorisation des écoutes administratives. Ses cibles, après avoir été déterminées par les services demandeurs, étaient ensuite transmises pour validation au Groupement interministériel de contrôle (GIC), organe dépendant du premier ministre et chargé de mettre en œuvre les écoutes.

Mais techniquement, les services français n’avaient pas à rougir de leurs collègues américains. Concrètement, IOL reposait sur l’installation de « sondes » sur le réseau, plus précisément sur les « DSLAM », des boîtiers permettant de relier un groupe de lignes téléphoniques au réseau internet en ADSL. Ces sondes effectuent en permanence une « analyse du trafic », assurant ainsi une surveillance passive du réseau. Lorsqu’une cible était validée par le GIC, il suffisait d’entrer dans un logiciel un identifiant lui correspondant. Dès que celui-ci était repéré dans le flux, la sonde déterminait l’adresse IP, permettant de localiser le lieu de connexion et de détourner le trafic associé vers un « monitoring center ».

 

Un schéma expliquant l'installation des sondes dans le réseau ADSL des opérateurs Un schéma expliquant l'installation des sondes dans le réseau ADSL des opérateurs

 

Un projet de guide de configuration de ces sondes, datant de 2009, alors que le dispositif était en cours de développement, que Mediapart et Reflets ont pu consulter, résume leur fonctionnement. « L’interception est fondée sur une liste contenant les identifiants des cibles. L’application détermine l’adresse IP d’une cible, dont l’un au moins des identifiants a été reconnu dans le trafic analysé par la sonde », explique la société Qosmos qui a développé ce système. Une fois la cible repérée dans le flux de communications, « les sondes IOL remontent le trafic intercepté (…) vers un Mediation Device qui le convertit (…) avant l’envoi au Monitoring Center ».

Si la procédure respecte la loi concernant les écoutes, le dispositif technique d’IOL est juridiquement beaucoup plus problématique qu’il n’y paraît. En effet, les sondes installées par les fournisseurs d’accès fonctionnaient en analysant « en temps réel » le trafic et donc les « données de connexion » ou métadonnées, c’est-à-dire les données entourant un paquet d’informations. Pour un mail, par exemple, ces métadonnées seront par exemple les identifiants de l’expéditeur et du récepteur, la date et l’heure de l’envoi, la longueur du message…

Ces dernières années, l’analyse de ces métadonnées est devenue une priorité pour les services qui espèrent, grâce à l’application d’algorithmes, détecter dans la masse de métadonnées les « signaux faibles », c’est-à-dire les traces laissées en ligne par leurs cibles. En résumé, plutôt que de miser sur le renseignement humain, les services espèrent détecter les terroristes en analysant de manière automatique leurs interactions en ligne, leurs visites de sites, échanges de mails…

Or, au moment de l’installation du dispositif IOL, la collecte en temps réel de ces données de connexion était strictement interdite. Le régime alors en vigueur avait été fixé par la loi antiterroriste du 23 janvier 2006. Celle-ci permettait la consultation des métadonnées mais a posteriori, chez les opérateurs qui avaient l’obligation de les conserver durant une année. L’analyse « en temps réel » des métadonnées et sur « sollicitation du réseau » n’a officiellement été autorisée que par l’article 20 de la loi de programmation militaire votée en décembre 2013 et dont le décret d’application n’a été publié qu’un an plus tard, le 26 décembre 2014. Ce n’est donc qu’à compter du 1er janvier 2015 que les services ont eu le droit de piocher immédiatement dans les métadonnées.

 

Des pratiques "a-légales"

Que faisaient les services de ces métadonnées ? Étaient-elles traitées ? Par qui et sur quel fondement juridique ? Contactés, ni le cabinet du premier ministre, ni la société Qosmos ou les opérateurs concernés n’ont répondu à nos questions. Un ancien haut cadre d’un fournisseur d’accès nous confirme pourtant que les métadonnées étaient bien collectées « en temps réel, à distance ». C’était d’ailleurs « tout l’intérêt de cet outil par rapport aux dispositifs historiques pour l'interception de données qui reposaient sur des sondes avec stockage temporaire », précise-t-il.

Au niveau juridique, un contournement de la loi n’aurait rien de surprenant : le contrôle des interceptions de métadonnées était, en 2009, particulièrement léger. La loi du 23 janvier 2006 avait en effet confié leur autorisation à une « personne qualifiée » dépendant du ministre de l’intérieur, le contrôle de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS) n’intervenant qu’a posteriori.

Au mois de novembre 2014, le président de la CNCIS, Jean-Marie Delarue, s’était par ailleurs lui-même alarmé devant des députés du manque de contrôle des interceptions de métadonnées. Regrettant que ce contrôle ne s’exerce qu’après coup, il s’interrogeait également sur « l’indépendance » d’une « personne qualifiée » dépendant du ministère de l’intérieur qui, lui-même, fait partie des demandeurs d’interceptions.

Ces inquiétudes étaient d’autant plus fondées que les années 2008-2009-2010 semblent avoir été une période d’intenses activités pour les opérations « a-légales » des services. En septembre 2010, Le Canard enchaîné puis Le Monde avaient par exemple révélé que Jean-Paul Faugère, directeur de cabinet du premier ministre d’alors, François Fillon, avait signé un courrier classé « confidentiel défense » autorisant les services à se procurer les « données techniques » téléphoniques, c’est-à-dire les « fadettes », directement chez les opérateurs, en passant outre le contrôle de la CNCIS.

De son côté, au mois de juillet 2015, L’Obs avait révélé l’existence d’un décret secret signé en 2008 autorisant la DGSE, le renseignement extérieur, à se brancher directement sur les câbles transatlantiques afin d’espionner les communications internationales.

Concernant le dispositif IOL, ses sondes avaient été déployées chez les principaux fournisseurs d’accès à Internet, « soit près de 99 % du trafic résidentiel », nous indique une source interne. Chaque opérateur avait la liberté, dans le cadre de la convention passée avec le GIC, de choisir son propre prestataire. Mais une partie de ce marché a été emportée par le leader du secteur, la société Qosmos à qui Mediapart et Reflets ont déjà consacré plusieurs enquêtes.

Qosmos est notamment connue pour être visée par une information judiciaire pour complicité d’actes de torture en Syrie. La justice reproche à la société d’avoir participé à la vente d’un système d’espionnage à Bachar al-Assad et essaye de déterminer si ses sondes ont bien été opérationnelles et ont permis l’arrestation d’opposants torturés. Dans le cadre de cette procédure, la société a été placée sous le statut de témoin assisté au mois d’avril dernier.

Le produit phare de Qosmos, celui vendu à la Syrie, est le ixM-LI (pour Legal Interception). Et c’est également celui fourni dans le cadre du projet IOL. Selon nos informations, le dispositif IOL a commencé à être imaginé dès 2005, avec la rédaction d’un cahier des charges en 2006, des tests en 2007 et enfin un déploiement au cours de l’année 2009. Des documents internes de Qosmos que Mediapart et Reflets ont pu consulter montrent que, en 2012, la société livrait un « patch », c’est-à-dire un correctif ou une mise à jour, pour la version « 2.1.3 » de la sonde « ixM-IOL ».

Par ailleurs, toujours en 2012, les policiers travaillant sur l’affaire de la vente de sondes au régime de Bachar al-Assad avaient tenté d’obtenir la liste des clients de Qosmos. Quatre d’entre eux étaient classés « confidentiel défense » et désignés uniquement sous des noms de code. L’un d’eux était « IOL ». L’ancien haut cadre d’un opérateur nous confirme que le programme était bien encore actif en 2013-2014. En revanche, le dispositif a de fortes chances d’être ensuite devenu obsolète, tout d’abord pour des raisons techniques liées à l’évolution du réseau internet. Ensuite en raison du vote de la loi sur le renseignement, instituant le dispositif des boîtes noires.

La révélation de l’existence de ce programme confirme en tout cas deux choses. Tout d’abord, comme l’a revendiqué le gouvernement lui-même, les différentes lois sécuritaires votées ces dernières années (LPM, loi sur le renseignement, loi sur les communications internationales…) ne faisaient que donner un cadre légal à des techniques qualifiées par l’euphémisme « a-légales », mais en réalité non autorisées par la loi.

Ensuite, les autorités n’hésitent pas à pratiquer, dans ce domaine, le double langage. Alors que les liens entre les autorités françaises et des sociétés telles que Qosmos ont été à plusieurs reprises révélés par la presse, que ce soit à travers le projet IOL ou le projet Kairos, ces programmes n’ont jamais été évoqués, ne serait-ce que dans leurs grandes lignes, lors des débats parlementaires.

Une anecdote, relayée par Reflets au mois de novembre 2014, est symbolique de ce jeu de dupes. Le président de la commission des lois, président de la délégation parlementaire du renseignement, futur artisan de la loi sur le renseignement et désormais ministre de la justice, Jean-Jacques Urvoas, avait été auditionné par la Commission parlementaire sur les libertés à l’âge du numérique à laquelle participait le directeur de Mediapart, Edwy Plenel. Ce dernier avait interrogé le député sur les liens entre l’État et la société Qosmos après la publication d’une première enquête sur ce sujet. « Je n’ai jamais rencontré, depuis que je suis (…) président de la délégation parlementaire au renseignement, cette structure, je n’ai jamais entendu qu’elle soit un prestataire de qui que ce soit, en tout cas pas pour les organes qu’il m’arrive de fréquenter », avait répondu Jean-Jacques Urvoas.

 

 

 

Source : https://www.mediapart.fr

 

 

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7 juin 2016 2 07 /06 /juin /2016 17:53

 

 

Source : http://www.bastamag.net

 

 

Sport

Euro 2016 : quand Nike et Adidas fuient leur « responsabilité sociale » pour payer des salaires toujours plus bas

 

par , Ivan du Roy

 

 

 

Combien d’ouvriers vietnamiens vaut Cristiano Ronaldo, sponsorisé par Nike ? Combien d’ouvriers chinois vaut l’équipe d’Allemagne, sponsorisée par Adidas ? L’Euro 2016 s’accompagne de son déluge de dépenses publicitaires et de sponsoring de la part des grandes marques d’habillement sportif. Basta ! et Alternatives économiques se sont intéressés à ce qui se passe à l’autre bout de la chaîne, du côté des ouvriers qui confectionnent chaussures et maillots pour joueurs et supporters. Malgré les grandes déclarations sur leur « responsabilité sociale », les grandes marques sont plus que jamais engagées dans une course perpétuelle au moins disant social. Ils quittent désormais la Chine — où le salaire moyen connaît une certaine progression — pour des contrées où le « coût du travail » est encore plus faible.

Quel est le point commun entre Cristiano Ronaldo, star du Real Madrid et de la sélection nationale portugaise qui dispute l’Euro 2016 en France, et un ouvrier d’une usine textile vietnamienne ? Une marque : Nike. Le premier bénéficie d’un contrat de sponsoring avoisinant les 25 millions d’euros annuels pour arborer chaussures et maillots estampillés du célèbre logo. Le second les confectionne pour environ 170 euros mensuels [1], un revenu très inférieur au « salaire vital » nécessaire à la satisfaction des besoins fondamentaux – logement, énergie, eau potable, alimentation, habillement, santé, éducation… – d’une famille vietnamienne.

Sélectionnez un onglet en bas – équipe nationale (France, Allemagne, Espagne, Italie), un club (Manchester United, Bayern de Munich, FC Barcelone, Paris Saint-Germain) ou un joueur (Lionel Messi, Paul Pogba, Cristiano Ronaldo) – puis faites défiler grâce à la flèche pour voir combien d’ouvriers pourraient être payés avec le montant du contrat de sponsoring versé par Nike, Adidas ou Puma (source : Basic).

Le déséquilibre est gigantesque : le contrat de sponsoring que Nike a conclu avec Cristiano Ronaldo pourrait permettre à 19 500 ouvriers vietnamiens travaillant dans les usines sous-traitantes de Nike d’être rémunérés pendant un an au salaire vital, tel qu’estimé par une alliance de syndicats et d’organisations non gouvernementales asiatiques, l’Asian Floor Wage [2]. « Ces chiffres choquants illustrent le modèle des grands équipementiers sportifs : une surenchère dans la communication marketing et dans la recherche de rentabilité pour les actionnaires, sans que les travailleurs qui contribuent à leur croissance en bénéficient réellement », commente Nayla Ajaltouni, du Collectif éthique sur l’étiquette qui œuvre en faveur des droits humains au travail et rassemble plusieurs associations de solidarité internationale et des syndicats.

 

Explosion des dividendes et des dépenses marketing

C’est tout le paradoxe de l’industrie des équipementiers sportifs, incarnés par ses principaux acteurs, Nike, Adidas et Puma, qui pèsent ensemble plus de 70 % du marché mondial des chaussures et de vêtements de sports. Leurs dépenses de marketing et de sponsoring, ainsi que leurs dividendes, connaissent une inflation galopante, pendant que celles consacrées aux salaires versés par leurs sous traitants en Asie, principalement en Chine, au Vietnam et en Indonésie, demeurent désespérément stables à des niveaux très bas. En une décennie, les dividendes versés aux actionnaires de Nike ont bondi de 135 %, approchant les trois milliards d’euros en 2015. Ceux d’Adidas ont grimpé de 66 % à plus de 600 millions d’euros l’an dernier.

Le Collectif éthique sur l’étiquette a réalisé une estimation : sur cent euros dépensés par un consommateur pour une paire de chaussures Nike, seulement deux euros reviennent à l’ouvrier qui l’a confectionné. Sur 85 euros déboursés pour un maillot Adidas, cette proportion est encore moindre : le salaire des sous traitants ne représente que 60 centimes environ. Par comparaison, les bénéfices réalisées par les marques avoisinent les 25 euros. La part consacrée aux salaires des ouvriers sous-traitants est même inférieure à celle dédiée au budget de sponsoring et de marketing, entre 3 et 4 euros par produit. Comme leurs dividendes, le budget de sponsoring a lui aussi considérablement augmenté.

 


Répartition du coût pour le consommateur d’une chaussure Nike Air Jordan : le salaire de l’ouvrier représente seulement 2,4 euros (source : Basic).

 

Pour les ouvriers, maintenir les salaires au plus bas

Les dépenses de sponsoring au profit des dix principaux clubs européens de football (Manchester, Barcelone ou Milan pour Nike, Real, Bayern ou Chelsea pour Adidas…) représentaient à elles seules 400 millions d’euros en 2015, en hausse d’un tiers depuis 2013. Cette disproportion est connue. Ce qui l’est moins, c’est la volonté de ces marques de la maintenir malgré leurs déclarations vantant leur responsabilité sociale. Leur recherche incessante du coût d’achat le plus faible continue d’entraver les hausses de salaires dont pourraient bénéficier celles et ceux qui fabriquent baskets et maillots.

Adidas fait travailler environ 400 000 salariés en Chine, au Vietnam et en Indonésie. Dans un document sur ses « pratiques responsables », l’équipementier allemand « reconnaît l’importance de respecter et de promouvoir les droits humains dans leur globalité. Nous sommes convaincus que le secteur privé peut jouer un rôle constructif dans la poursuite de ces objectifs ». « Les préoccupations salariales des travailleurs continuent de figurer parmi les objectifs prioritaires identifiés lors de nos audits au sein des usines. Nous pensons que c’est un objectif important et nous avons passé plusieurs années à étudier les rémunérations que les travailleurs perçoivent dans les usines sous-traitantes », assure également Nike.

 

« Audits » et effets d’annonce

Certes, les scandales les plus visibles qui entachaient l’industrie des équipements sportifs semblent en partie révolus. Nike avait été la première multinationale textile à avoir été mise à l’index, il y a vingt ans, suite à un reportage photo montrant des enfants pakistanais, accroupis à même le sol, en train de coudre des ballons de football pour son compte. Adidas comme Nike ont encore été accusés, au début des années 2000, de recourir à des sous-traitants indonésiens qui employaient des enfants travaillant 15 heures par jour, pour un salaire inférieur à 50 euros par mois [3]. Depuis, les deux grandes marques ont multiplié audits et indicateurs sociaux.

En 2011, six grandes marques internationales dont Nike, Adidas et Puma avaient signé un accord avec le patronat et les syndicats indonésiens pour garantir la liberté syndicale dans les usines de leurs sous traitants indonésiens. En 2013, suite à une campagne internationale, Adidas avait accepté de participer à l’indemnisation de 2800 travailleurs indonésiens mis brutalement à la porte d’une usine sous-traitante, après la fuite de son propriétaire. En 2014, plusieurs grandes marques textiles, dont Nike, Adidas et Puma, ont aussi demandé au gouvernement cambodgien de respecter les droits des ouvrières en lutte pour un salaire minimum.

 

Le salaire chinois ? Trop cher !

Ces multinationales disent publiquement depuis quelques années vouloir établir des « partenariats de long terme » avec leurs sous-traitants. Mais la pression croissante des dépenses de marketing et de sponsoring et leur perpétuelle quête du moindre prix d’achat rendent ces bonnes intentions largement caduques. C’est ce que montre l’étude réalisée pour le Collectif éthique sur l’étiquette par le bureau d’études indépendant Basic (Bureau d’analyse sociétale pour une information citoyenne).

L’attitude de ces multinationales vis-à-vis de leurs fournisseurs chinois en est l’illustration flagrante. En dix ans, le salaire annuel moyen chinois a été multiplié par 2,5 et le salaire minimum par trois. C’est le seul pays d’Asie où le salaire moyen se rapproche enfin du salaire vital, tel que calculé par la société civile asiatique. Au vu des principes de responsabilité sociale qu’elles affichent, les multinationales des équipements sportifs devraient se réjouir d’une telle évolution. Or, bien au contraire, elles la déplorent vivement. Dans un document interne dont le Basic a eu connaissance, Adidas s’inquiète de « la fin de la Chine à bas coût ». Tandis que chez Nike, une étude interne estime que les augmentations des salaires en Chine constituent « une menace » pour la « durabilité de la valeur ajoutée ».

 

Bienvenue au Vietnam et en Indonésie

Cette « durabilité de la valeur ajoutée », donc des bas salaires chez les sous traitants, les deux géants du textile vont la chercher ailleurs en Asie, principalement au Vietnam et dans une moindre mesure en Indonésie et au Cambodge. Ces pays sont pourtant mal notés par l’Organisation internationale du travail. Près de neuf usines vietnamiennes sur dix ne respectent pas, par exemple, la législation du pays sur les congés payés, selon les données 2015 de l’OIT. Et près d’une usine indonésienne sur trois ne rémunère pas tous ses ouvriers au salaire minimum local, fixé à 80 euros mensuels. Dans les deux tiers d’entre elles, la durée légale de travail est régulièrement dépassée. Le salaire moyen y est très inférieur au salaire décent : En Indonésie, 102 euros contre 209 euros ; Au Vietnam, 174 euros contre 247 euros. En Chine au contraire, les presque 400 euros de salaire moyen se rapprochent davantage des 460 euros du salaire vital.

C’est pourtant ce pays qu’Adidas et Nike veulent désormais quitter. D’ici 2020, la part des tee-shirts Adidas fabriqué en Chine devrait tomber de 33% à 12%, au profit principalement du Vietnam, du Cambodge et de l’Indonésie, selon un document interne de la marque dont le Basic a eu connaissance. Celle des chaussures diminuera de 23% à 15%, toujours au profit du Vietnam, de l’Indonésie ou encore de l’ancienne dictature birmane. Parmi les critères que privilégie Nike pour choisir un pays fournisseur, un salaire minimum « plus bas qu’en Chine » figure tout en haut de la liste. « Maintenant que des progrès ont été accomplis en Chine en matière de revenus et de conditions sociales, ces marques leur disent : c’est trop cher, nous allons ailleurs », commente Laurent Maeder, auditeur d’un bureau de conseil suisse pour la filière textile.

 

Course perpétuelle au moins-disant social

Pour Nayla Ajaltouni, du collectif Éthique sur l’étiquette, « Nike et Adidas ont développé avant les autres une politique de responsabilité sociale parce qu’elles ont été les premières sur la sellette. Ces firmes ont cherché à minimiser les risques en termes d’image, en faisant preuve de davantage de transparence dans leurs chaînes de production. Mais les évolutions récentes montrent les limites étroites de cette évolution : au vu de leurs marges, ces marques auraient parfaitement les moyens d’acheter des produits fabriqués dans de bonnes conditions sociales mais elles continuent au contraire à préférer la course au moins disant social. »

Cela résulte aussi de l’inflation non maîtrisée des dépenses de publicité et de sponsoring des équipementiers sportifs. Les 400 millions d’euros de contrats de sponsoring signés avec les dix principaux clubs européens en 2015 pourraient ainsi permettre à 160 000 travailleurs indonésiens de vivre décemment en touchant un salaire vital. Ces multinationales disposent aussi d’outils de management très précis pour suivre au centime près le coût de fabrication d’une chaussure, de la semelle au lacet en passant par le salaire des ouvriers et la marge du sous-traitant. « Il s’agit d’un outil de négociation et d’optimisation des coûts qui prouve leur capacité à maîtriser toute la chaîne d’approvisionnement. Rien ne les empêcherait de l’utiliser pour estimer le prix de revient correspondant à un salaire décent. Jusqu’à preuve du contraire, elles ne le font pas », commente Christophe Alliot, du Basic. Nous avons sollicité Nike et Adidas pour qu’elles puissent expliquer leurs choix ; les deux firmes n’ont pas souhaité répondre favorablement à notre demande d’entretien.

 

Ors et paillettes en vitrine, obscurité dans l’arrière-boutique

Au-delà des questions de rémunération, se posent également celles des conditions de travail chez les sous-traitants et en particulier celle de leur exposition aux produits chimiques. « Certaines performances, dans les chaussures notamment, sont obtenues grâce à des produits qui ont des effets négatifs sur la santé », alerte Laurent Maeder. Teintures résistantes au soleil, perfluorocarbures (PFC) pour l’imperméabilité, ions d’argent comme anti-bactériens, substances anti-moustiques… La présence de ces produits chimiques dans plusieurs chaussures de sport conçues par Adidas et Nike avait été détectée par Greenpeace au moment de la Coupe du monde de 2014 [4].

Les deux groupes ont adhéré par la suite au programme « Blue Sign » censé bannir tout produit toxique de leurs chaînes d’approvisionnement. « Mais sur les millions de pièces qu’ils produisent, quelle est la partie sous-traitée qui échappe à cette certification ? », interroge l’auditeur suisse. « Ils atteignent une telle taille avec de tels volumes, que cela devient difficile de vérifier 100% de la production. » Vingt ans après les premiers scandales qui ont éclaboussé Nike, l’industrie des équipements sportifs peine toujours à rompre avec un modèle qui privilégie les paillettes de la publicité et du sponsoring aux dépens des salaires et des conditions de travail des sous-traitants… Le ballon officiel de l’Euro 2016 que l’UEFA a commandé à Adidas sera, lui, fabriqué au Pakistan, comme lors de la dernière Coupe du monde...

Ivan du Roy

Infographies : Germain Lefebvre


- Ce dossier a été réalisé en collaboration avec la rédaction du mensuel Alternatives économiques dans le cadre d’un projet commun de développement du journalisme d’investigation économique et social soutenu par la Fondation Charles Leopold Meyer. Le dossier complet est également publié dans le numéro de juin d’Alternatives économiques, disponible en kiosque.

- Le site du Collectif de l’éthique de l’étiquette

 

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7 juin 2016 2 07 /06 /juin /2016 16:59

 

Source : https://www.mediapart.fr

 

 

Lanceurs d’alerte, corruption, transparence: les gros chantiers de «Sapin2»
6 juin 2016 | Par Dan Israel et Mathilde Mathieu
 
 
 

Protection des lanceurs d'alerte, création d’une agence anticorruption, tentative d’encadrement des lobbyistes : les députés ont commencé lundi 6 juin l'examen d'un projet de loi défendu par Michel Sapin « sur la transparence, la lutte contre la corruption et la modernisation de la vie économique ». Mediapart en détaille les enjeux.

Protection des lanceurs d'alerte, création d’une agence anticorruption, transaction pénale pour les entreprises, tentative d’encadrement des lobbyistes, vote contraignant des actionnaires sur la rémunération des dirigeants… Le projet de loi « sur la transparence, la lutte contre la corruption et la modernisation de la vie économique », dont l'examen a commencé lundi 6 juin à l’Assemblée nationale, risque de passer un peu inaperçu, en plein bras de fer sur la loi El Khomri et juste avant le début de l’Euro de foot. Ce texte (dit « Sapin 2 » car le ministre des finances a porté son ancêtre en 1993) tranche pourtant des sujets qui mériteraient de larges débats publics.

Pour Sébastien Denaja, le député socialiste rapporteur du texte, « la loi Sapin 2 est la démonstration que la gauche n’a pas trahi ». Soutien de François Hollande, il s’applique à démontrer que « ce texte est cohérent avec le discours du Bourget » et qu’il doit être compris dans la continuité de la loi de séparation bancaire de 2013, pourtant bien timide, et des lois sur la transparence votées à la suite de l’affaire Cahuzac. « Un gars qui dit : “Mon adversaire c'est la finance”, et qui fait ces lois, il n’est pas complètement déconnecté de son discours, veut croire Denaja. Il s’agit de lutter contre la finance dévoyée. »

À Bercy, Michel Sapin fait même ressurgir le souvenir de François Mitterrand et de son discours d’Épinay de 1971, en évoquant la « lutte contre l’argent qui corrompt ». « Quoi qu’il arrive l’an prochain, nous n’aurons pas été totalement inutiles », affirme Sébastien Denaja, en soulignant que 1 500 amendements ont été déposés pour enrichir la version du gouvernement. La loi Sapin 2 va indéniablement servir à resserrer les rangs socialistes. « Il y a des avancées intéressantes », reconnaît même le Front de gauche. Revue des points marquants.
 

  • Enfin, une véritable protection des lanceurs d’alerte

Le 30 mars, le gouvernement avait déçu en présentant son projet de loi : alors qu’il avait laissé entendre à plusieurs reprises que le texte permettrait de mieux défendre les lanceurs d’alerte, il prévoyait simplement un nouveau régime de protection pour ceux qui agiraient dans la sphère financière, s’ajoutant aux cinq précédents statuts spécifiques qui s’empilaient déjà. On était loin des demandes des ONG et des syndicats, qui ont lancé une pétition en ligne pour « une protection effective » des lanceurs d’alerte, mais aussi à des lieues du travail du député socialiste Yann Galut, dont une proposition de loi était censée servir de base à une refonte complète de leur statut.

Pour aller plus loin, l’exécutif attendait en fait que le Conseil d’État rende un rapport qu’il lui avait commandé sur « le droit d’alerte ». Chose faite le 12 avril, avec un travail très complet de la haute institution judiciaire, qui propose un socle de dispositions communes applicables à tous les lanceurs d’alerte : définition, protections, remboursement des frais de justice, etc. Le ministre des finances a chargé le rapporteur Sébastien Denaja d’intégrer un maximum de ces dispositions dans la loi, via des amendements adoptés en commission des lois à l’Assemblée, qui seront soutenus par le gouvernement dans l'hémicycle.

S’ils sont bien adoptés, ces amendements constitueront une indéniable avancée. Ils prévoient d’abord une définition large du lanceur d’alerte : « Toute personne qui a connaissance de manquements graves à la loi ou au règlement ou de faits porteurs de risques graves a le droit de communiquer, dans l’intérêt général, les renseignements qui y sont relatifs. Ce lanceur d’alerte agit de bonne foi, sans espoir d’avantage propre ni volonté de nuire à autrui. »

Galut et d’autres députés en pointe sur ces questions souhaitaient la création d’une agence nationale de l’alerte, autorité indépendante pour recevoir les signalements et protéger leurs auteurs, mais ils n’ont pas obtenu gain de cause. Le gouvernement préférait, lui, confier ce rôle à l'Agence anticorruption nouvellement créée par son texte, mais le Conseil d’État n’a pas non plus validé ce point. Le compromis trouvé confie la protection des lanceurs d’alerte au Défenseur des droits. Ses services pourront centraliser les démarches, et ils laisseront les autorités sectorielles (financière, sanitaire, environnementale…) déjà existantes évaluer la pertinence des signalements reçus. Satisfait, Yann Galut salue « la forte volonté politique de Michel Sapin et du gouvernement de porter ce débat ». « La protection des lanceurs d’alerte, y compris la création d’un socle général de protection, restera dans les années à venir, et c’est un grand pas », se félicite-t-il.

Les lanceurs d’alerte devraient pouvoir choisir de s’adresser à leur hiérarchie ou à un référent au sein de l’entreprise, mais aussi de se tourner directement vers la justice, le Défenseur des droits, ou même, en cas d’urgence, directement à la presse. C’est le seul point où les députés se sont sensiblement éloignés des recommandations du Conseil d’État. « Le Conseil d’État proposait un cadre assez rigide et hiérarchisé. Il suggérait qu’on ne puisse utiliser un canal externe à l’entreprise qu’après avoir actionné un canal interne, explique Denaja. Nous avons décidé d’instaurer de la souplesse : un lanceur d’alerte pourra se passer de la première étape s’il l’estime nécessaire. »

Autre avancée majeure : les lanceurs d’alerte devraient pouvoir toucher de l’argent pour être soutenus dans leurs démarches. Pas de rémunération à proprement parler, mais une prise en charge des frais de justice auxquels ils doivent très souvent faire face. Une partie pourra même être avancée directement par le Défenseur des droits. Surtout, les députés ont prévu qu’une indemnisation des préjudices moraux ou financiers puisse être versée. Mais les critères d’attribution ne sont pas encore précisés.

  • Pour les élus corrompus, l’inéligibilité obligatoire

Quand ils condamnent des élus pour corruption, les juges s’arrêtent trop souvent à des peines d’amende ou de prison avec sursis, sans infliger d’inéligibilité (une peine dite « complémentaire » et facultative). Pour des politiques, c’est pourtant la sanction la plus dissuasive. À l’initiative de Sébastien Denaja (PS), la commission des lois a donc fait de l’inéligibilité une peine complémentaire « obligatoire » pour « l’ensemble des manquements à la probité commis par des personnes exerçant une fonction publique » (corruption, favoritisme, prise illégale d’intérêts, etc.). Certains s’inquiètent qu’elle ne soit contraire au principe d’individualisation des peines, donc à la Constitution.

« Non, tranche le rapporteur socialiste. Cet argument avancé par certains à droite n’est qu’une argutie. Il ne s’agit pas d’une peine automatique. » Les juges pourront en effet l’écarter, à condition de motiver leur décision. Ainsi rédigée, le centriste Charles de Courson n’hésitera pas à voter la mesure en séance, parce que « nos concitoyens ne supportent plus ces grandes canailles qui ont piqué dans la caisse et restent élues pendant des années ».

L’amendement s’arrête cependant au milieu du gué. D’abord, il n’englobe pas la fraude fiscale. Surtout, il néglige une recommandation faite par des associations et par le service anticorruption du ministère de la justice lui-même, d’exiger un casier judiciaire vierge de la part de tous les candidats aux élections. « Les élus condamnés pour fraude fiscale ou pour corruption seront interdits de tout mandat public », avait promis François Hollande en 2013 après l’affaire Cahuzac. À l’évidence, on n’y est pas.

Le texte ne prévoit pas non plus de « quitus fiscal » pour les candidats aux élections nationales (un document attestant qu’ils ont bien déclaré leurs revenus et payé leurs impôts). Charles de Courson a tenté de l’imposer en commission, mais le rapporteur socialiste l’a vite rappelé à la réalité : cette disposition de nature « organique » ne peut figurer dans un projet de loi simple, tel celui de Michel Sapin. Pourquoi le ministre n’a-t-il pas prévu de projet de loi organique créant ce « quitus fiscal » ? Le gouvernement devra s’en expliquer en séance, car cette réforme est recommandée depuis 2015 par Jean-Louis Nadal (le président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, HATVP), comme par le déontologue de l’Assemblée nationale.
 

  • Une forme de transaction pénale pour les entreprises corruptrices

Sur ce sujet, les associations de lutte contre la corruption sont divisées. Les députés socialistes, eux aussi, ont oscillé. Mais en commission, ils ont fini par voter un amendement de Sandrine Mazetier (PS) réintroduisant la « transaction pénale » que Michel Sapin avait abandonnée en mars dernier, après un avis négatif du Conseil d’État.

En résumé, les procureurs et juges d’instruction pourront proposer aux entreprises mises en cause dans des affaires de corruption d’échapper à tout procès et toute condamnation pénale en échange d’une amende (pouvant aller jusqu’à 30 % du chiffre d’affaires annuel) et d’une mise en conformité de leurs programmes internes anticorruption (placés sous surveillance pendant trois ans). Inspiré du système américain, promu par l’ONG Transparency international, ce dispositif se veut à la fois dissuasif et pédagogique. Mais ses opposants (dont les principaux syndicats de magistrats) y voient l’instauration d’une justice à deux vitesses, qui permettra aux cols blancs de négocier la virginité de leur casier judiciaire.

Concrètement, il vise d'abord à sanctionner les faits de « corruption d’agent public étranger », infraction créée au sein de l’OCDE en 2000 pour lutter contre la corruption internationale. Car depuis seize ans, la justice française rame face à ces faits complexes commis à l'étranger : pendant que des sociétés hexagonales transigeaient aux États-Unis et versaient d’énormes amendes, aucune condamnation définitive n’a jamais été prononcée à Paris. Actant le fait que nos enquêteurs sont trop démunis, les députés socialistes veulent donc tenter la transaction pénale, afin de « sortir du statu quo ». (Voir notre analyse sur les avantages et inconvénients du dispositif.)

Horrifiés, une dizaine d’écologistes emmenés par Cécile Duflot ont déposé un amendement de suppression. De fait, dans son avis de mars dernier, le Conseil d’État craignait qu’en l’absence de procès, « l’intervention de la justice [perde] sa valeur d’exemplarité », que « la recherche de la vérité s’en trouve affectée ». Il soulignait surtout la nécessité que cette transaction pénale, si elle devait être adoptée, soit réservée aux faits de corruption internationale, particulièrement difficiles à sanctionner. L’amendement de Sandrine Mazetier la rend pourtant possible pour des faits commis en France. Sollicitée par Mediapart, la députée ne nous a pas répondu sur ce point.

  • Le « reporting public » pour les entreprises, loin d’être adopté

C’est le sujet qui fâche entre l’exécutif et un nombre croissant de députés de gauche. En décembre, le gouvernement avait empêché in extremis les parlementaires de voter le reporting public pays par pays pour les entreprises. Ce principe, déjà imposé aux banques françaises et européennes, veut qu’une entreprise publie des informations détaillées sur l’activité, les bénéfices et les impôts de toutes ses filiales dans le monde, afin de mettre en lumière les stratégies plus ou moins agressives d’optimisation fiscale. Le gouvernement s’y était opposé, arguant qu’il venait de faire voter un reporting non public, où les entreprises réservent les détails sur leurs filiales aux seules autorités fiscales.

Aujourd’hui, la ligne du gouvernement n’a pas évolué : il préfère attendre que la directive européenne en cours de discussion sur le reporting public soit votée à Bruxelles avant d’avancer à son tour. Pas avant 2018, donc. Mais le sujet est particulièrement sensible pour Sébastien Denaja : en décembre dernier, il avait d’abord voté en faveur du reporting public, avant que Christian Eckert, le secrétaire d’État au budget, ne le convainque de changer son vote, et ce revirement lui a été amèrement reproché par la suite.

Le rapporteur a donc fait adopter en commission des lois plusieurs amendements qui vont plus loin que la position gouvernementale. Ils proposent d’abord que le reporting auprès du fisc concerne les entreprises dont le chiffre d’affaires est supérieur à 50 millions d’euros, et non à 750 millions d’euros, comme le prévoient les textes actuels. Ils proposent également d’anticiper sur la décision européenne, et de lancer sans attendre le reporting pays par pays tel que le prépare la Commission européenne. Il s’agirait donc de rendre publiques les données concernant les filiales d’entreprises situées dans les États membres de l’Union européenne, ainsi que dans les pays recensés par une future liste des paradis fiscaux, sur laquelle Bruxelles doit plancher.

Dans un communiqué sévère publié le 2 juin, toutes les associations et syndicats impliqués dans la lutte pour la transparence fiscale critiquent vertement les choix opérés par la commission des lois. Ils rappellent que « le reporting actuellement proposé dans le texte de loi n’est pas un reporting pays par pays puisqu’il n’inclut pas l’ensemble des pays où les multinationales ont des activités, leur laissant l’opportunité de cacher leurs bénéfices dans certains territoires comme la Suisse ou le Delaware (États-Unis), qui pour des raisons politiques n’ont aucune chance de se retrouver sur une liste de paradis fiscaux ». Ils demandent aux députés de voter pour «  un reporting public complet, couvrant l’ensemble des pays dans lesquels les multinationales sont présentes ».

Sensible à la colère des activistes, Sébastien Denaja devrait proposer lors du débat un nouveau dispositif, couvrant cette fois tous les pays du monde, mais n’ouvrant l’obligation de transparence que pour les pays où les entreprises détiennent un certain nombre de filiales. Toujours pas de quoi satisfaire les associations, sans doute. Mais bien d’autres députés se sont lancés : une trentaine d’amendements ont été déposés sur le sujet. Or, Michel Sapin a beau se dire en privé « favorable à ces systèmes de publicité, le secret est d’un autre temps », le gouvernement s’opposera encore une fois à leurs demandes. L’exécutif se défausse notamment sur le Conseil constitutionnel : dans une décision de décembre, le Conseil a fait savoir qu’il estimait que « les informations transmises » par les entreprises « ne peuvent être rendues publiques ».
 

  • Les actionnaires contrôleront le salaire des patrons

« Ce n’est pas aux actionnaires de décider la rémunération du président. » De cette sentence définitive, Carlos Ghosn, PDG de Renault-Nissan, avait passé outre il y a quelques semaines le vote négatif de l’assemblée générale des actionnaires de Renault sur sa rémunération exorbitante : 7,251 millions d’euros, qui viennent s’ajouter aux quelque 8 millions d’euros qui lui sont versés par Nissan.

Comme vient de le rappeler cruellement cet épisode, ce vote des actionnaires sur la rémunération des patrons, introduit dans l’Hexagone en 2013 par le code de conduite de l’Afep et du Medef, n’est pour l’heure que consultatif. Un amendement de la commission des lois prévoit donc que ce principe, dit du « say on pay », devienne contraignant, comme aux Pays-Bas, au Royaume-Uni, ou en Allemagne. Le gouvernement est favorable au principe, mais indique qu’« il y aura des précisions à apporter lors du débat parlementaire ».

 

  • Un « amendement Bézard » sur le pantouflage

Son départ vers le privé a été difficile à digérer pour beaucoup. Bruno Bézard vient de quitter la direction du Trésor pour rejoindre un fonds d’investissement chinois. Son retentissant transfert vers le privé (« pantouflage ») a donné des idées à Sébastien Denaja. Dans un amendement, il demande que le pantouflage des membres du gouvernement  soit soumis au contrôle de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), et non plus à celui de la commission de déontologie. Issue de la loi « Sapin 1 » de 1993, la commission actuelle n’est pas indépendante, contrairement à la HATVP. Surtout, cette dernière contrôle déjà les déclarations d'intérêts et de patrimoine de ces hauts fonctionnaires, et dispose donc d’une vision globale de leur situation.

Denaja propose aussi que ce contrôle concerne tous les hauts fonctionnaires sans exception, préfets et ambassadeurs compris, ainsi que les membres de cabinet ministériel et les collaborateurs du président de la République. Enfin, il demande que les avis que la Haute Autorité serait amenée à rendre sur ce sujet puissent être publiés, car ceux de la commission de déontologie sont régulièrement assortis de réserves, rarement anodines, qu’il est impossible de connaître aujourd’hui… « La loi devant être promulguée dans de brefs délais, ces dispositions pourraient concerner les départs des hauts fonctionnaires et des collaborateurs ministériels à la fin du quinquennat », souligne Denaja.

  • Une nouvelle agence de prévention de la corruption

Les grosses sociétés, dépassant 500 salariés et 100 millions d’euros de chiffre d’affaires, se voient contraintes de mettre en place, dans leurs rangs, des programmes de détection et de prévention de la corruption (code de conduite, dispositif d’alerte, cartographie des risques, procédures de contrôle interne et externe, etc.). Une nouvelle agence anticorruption sera chargée de les contrôler et de sanctionner les manquements (jusqu’à 1 million d’euros d’amende). Lorsque des entreprises seront condamnées au pénal pour corruption ou trafic d’influence, cette même entité surveillera le respect d’une peine d’un nouveau genre, dite de « mise en conformité » des programmes anticorruption. Si elles ne le respectent pas, elles pourront être à nouveau poursuivies.

Mais tout l’enjeu (outre celui des moyens), c’est le degré d’indépendance de cette agence, certes dirigée par un haut magistrat, mais placée sous la double tutelle du ministre de la justice et du ministre du budget. Certains, à l’image du député centriste Charles de Courson, souhaitaient la doter d’un véritable statut d’autorité administrative indépendante. C’est raté. En commission, les députés ont tout de même adopté un amendement de Sébastien Denaja rendant son directeur « inamovible ». En catastrophe, le gouvernement a déposé un « contre-amendement » visant à faire sauter cette inamovibilité en séance. Argument ? « L’existence d’une telle garantie est susceptible d’être regardée comme contraire à la Constitution. » La bataille s’annonce serrée.
 

  • Ministres en délicatesse avec le fisc : un droit d’alerte pour la HATVP

Les députés parlaient jusqu’ici d’« amendement Thévenoud ». Depuis nos révélations sur Emmanuel Macron et son rattrapage fiscal, certains le rebaptisent hors micro « amendement Macron ». Mijoté par Sébastien Denaja, adopté en commission des lois, il vise à libérer la HATVP (chargée des vérifications fiscales sur les membres du gouvernement) de son obligation de secret vis-à-vis du président de la République et du premier ministre. Aujourd’hui, la situation est en effet ubuesque : quand elle repère un ministre en délicatesse avec le fisc, la Haute Autorité est censée garder ses infos pour elle. Or « il serait utile que [le chef de l’État et le premier ministre] soient avertis en cas d’anomalie dans la situation d’un membre du gouvernement », estime Sébastien Denaja. Dans quel but ? « Pouvoir en tirer d’éventuelles conséquences… » Comme un renvoi du gouvernement.

Au passage, le rapporteur socialiste a glissé d’autres amendements renforçant la HATVP, facilitant son contrôle des déclarations de patrimoine et d’intérêts des élus. Pour accéder à certains fichiers (comptes bancaires, contrats d’assurance-vie, hypothèques, etc.), elle devait pour l’instant compter sur la collaboration du fisc et lui adresser des demandes écrites. Demain, elle pourra s’y plonger en direct. Gage d’efficacité, cette mesure pourrait agacer plus d’un parlementaire, en particulier sur les bancs de droite.

 

 

Source : https://www.mediapart.fr

 

 

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6 juin 2016 1 06 /06 /juin /2016 16:15

 

Source : http://www.acrimed.org

 

 

L’éditocratie unanime : haro sur les grèves !

par Frédéric Lemaire, mercredi 25 mai 2016

 

 

 

La série de grèves dans le secteur pétrolier et les actions des chauffeurs routiers n’ont pas manqué de provoquer la colère des tauliers des grands médias. Sans surprise, leurs avis sont unanimes : les grèves sont irresponsables, insupportables, et elles doivent cesser au plus vite.

 

« Une radicalisation tous azimuts »

Le lundi 23 mai, le sujet fait la « Une » du journal télévisé de TF1 : des pénuries de carburant ont frappé de nombreuses stations-services dans le pays. L’occasion de revenir en long et en large sur les « galères » des automobilistes (4 minutes 35). L’accroche de Gilles Bouleau donne le ton : « Chantage, prise d’otage, un vocabulaire rarement employé par un gouvernement de gauche [...] Les images d’automobilistes attendant des heures pour faire le plein ont sans doute incité le pouvoir à réagir et à désigner la CGT. » Et les médias à lui emboîter le pas ?

Le JT de France 2 débute sur une note moins caricaturale. Un sujet fait le point sur les blocages, il est conclu par un David Pujadas à la mine sombre : « Et nous apprenons à l’instant que le personnel du terminal pétrolier du Havre, qui représente 40% de nos importations, vote pour la grève. » Allons-nous en savoir plus sur les enjeux ou les revendications de ces grèves ? Non, puisque s’ensuit un long sujet (2 min.) sur la « gêne » des automobilistes et les entreprises touchées ; puis deux sujets sur l’organisation des grévistes (les barnums, tables, palettes et pneus qui brûlent) et sur le profil des manifestants qui tiennent les barrages. Puis une longue explication sur la pénurie. Qu’on se rassure : grâce aux stocks stratégiques, la France pourra encore tenir 2 mois face aux grèves. Une information importante, qui devrait contenir toute « analyse » alarmiste, mais dont personne ne semble tenir compte… y compris sur France 2.

Après douze minutes de journal, va-t-on enfin évoquer la cause de ces grèves ? Oui, mais d’une façon… toute particulière. Très remontée, l’éditorialiste Nathalie Saint-Cricq, responsable du service politique de France 2, tient son explication [1]. Elle dénonce « une radicalisation tous azimuts » de la CGT, qui « paralyse un pays malgré une base rabougrie et même si le mouvement s’essouffle ». Et d’afficher son exaspération devant un tract d’une section locale de la CGT qui apparaît à l’écran : « Alors regardez cette affiche, elle est d’une confondante clarté. On y parle de compte-à-rebours, on y voit des bâtons de dynamites, un slogan "on bloque tout", bref clairement on joue la rue et l’affrontement total ». Effrayant !

S’ensuit une « expertise » d’une rare finesse : « La CGT de Philippe Martinez veut tout faire sauter quand celle de Bernard Thibault laissait toujours une petite porte entrouverte. » Pourquoi cette stratégie, s’interroge Pujadas, n’est-ce pas un pari risqué ? Nouvelle tirade de notre experte qui cache mal son agacement : « Alors cette stratégie est justifiée par un score en chute libre à la CGT. Mais c’est un pari risqué parce que rien ne permet de dire que cette radicalisation va dans le sens de l’histoire, au contraire. » Salariés mobilisés, sachez que vous roulez à contresens de l’histoire. Vous êtes par ailleurs irresponsables, puisque « jouer l’explosion sociale c’est prendre finalement la responsabilité qu’il y ait un accident, un blessé ou un mort ». Tout cela en pure perte, car « exiger purement et simplement le retrait de la loi travail, c’est jouer un va-tout qui n’a pratiquement aucune chance d’aboutir ». Fermez le ban ! Une transition parfaite pour enchaîner avec les déclarations de Manuel Valls qui dénonce la « dérive de la CGT » et Nicolas Sarkozy qui appelle à « remettre de l’ordre et de l’autorité dans le pays »…

 

« Une loi qui ne changera pas votre quotidien ni le mien. »

Dans le JT de TF1, les mêmes propos de Manuel Valls font office d’introduction à l’intervention de l’« expert » de la chaîne, François-Xavier Pietri. Gilles Bouleau l’interroge : pourquoi la CGT déploie-t-elle une telle énergie pour mettre à bas la loi El Khomri ? On pourrait gager que c’est la colère des salariés qui s’exprime, après la fin de non-recevoir du gouvernement et le passage en force à l’Assemblée nationale. Mais pour le chef du service économie de TF1, il s’agit avant tout d’une « course à la radicalisation » [2] de la CGT. Et son « expertise » ressemble trait pour trait à celle de sa consœur de France 2 : « La CGT a un problème, c’est qu’elle a perdu beaucoup d’influence aux dernières élections professionnelles dans ses bastions. » Résultat : blocage sur l’essence, grèves à la SNCF, débrayages dans les ports, grève des routiers, à la RATP, ainsi que « l’appel à la neuvième journée de mobilisation générale ». Une mobilisation exceptionnelle des salariés ? A entendre notre expert, il s’agirait plutôt d’initiatives organisées d’un coup de baguette magique par l’état-major de la CGT. Et ce par pur opportunisme : si « la CGT joue son va-tout » face à la loi El Khomri, c’est que celle-ci remettrait en cause son influence.

Le matin même, les mêmes refrains étaient assénés par les « experts » de RMC, dans l’émission de Jean-Jacques Bourdin. Pour Laurent Neumann, « la CGT ne dit pas la vérité ». La véritable raison étant que l’adoption de la loi signifierait « la fin du leadership syndical de la CGT dans les entreprises et sans doute la prise de pouvoir de la CFDT ». Une issue qui ne serait pas forcément sans déplaire à notre éditocrate. Et de conclure : « Est-ce que pour des raisons propres à la CGT, on peut bloquer le pays ? »

Éric Brunet, dont la lucidité n’est plus à démontrer depuis qu’il a publié, en janvier 2012, son désormais culte Pourquoi Sarko va gagner, livre alors son analyse : « La CGT, son équation est simple : je bloque donc je suis ; donc elle a besoin de bloquer et de bloquer n’importe quoi ». Puis s’emporte : « Moi je suis contre Hollande, mais je suis encore plus contre cette CGT absurde qui se bat contre une loi qui ne changera pas votre quotidien ni le mien. » On gage que la loi ne changera pas beaucoup le quotidien d’éditocrates bien nantis. Mais celui des autres salariés ? Et Brunet de se lancer dans un hymne à la « réforme » suivi d’une note pessimiste : « Dès qu’on veut bouleverser, c’est la CGT de 2016 qu’on voit face à nous, c’est un mur ! […] On dit Macron vient avec des idées ; mais si on plaque Macron sur la France de la CGT […] eh bien Macron, tout Macron qu’il est, ne changera rien. » La conclusion est sans appel : « Les Français ne sont que des assujettis sociaux qui ne pensent qu’à leur pomme ».

Les deux compères remettent le couvert le lendemain dans la matinale de Jean-Jacques Bourdin sur le thème « la CGT est-elle devenue irresponsable ? » Le maître de cérémonie les prévient d’emblée : « Attention ! L’opinion publique n’a pas basculé ! Faites très attention moi hier j’ai posé la question aux auditeurs, c’est 50/50 ». Il est vrai que du côté des médiacrates, le pourcentage est moins équilibré. Mais ce rappel à l’ordre sera sans effet sur Éric Brunet, dont la fureur confine au délire. L’éditorialiste explique que la CGT, minoritaire, n’aurait pas été capable de bloquer les raffineries sans « envoyer des élus CGT, parfois des élus de la fonction publique payés avec l’argent du contribuable, des permanents, des salariés de la CGT ». Et de conclure que « ça n’est pas une grève et c’est illégal ». C’est Jean-Jacques Bourdin qui tentera de lui faire entendre raison (!) : les salariés ont bien voté la grève, par exemple au Havre. « Un cas singulier » répond l’éditocrate avec une mauvaise foi confondante.

Laurent Neumann n’est pas en reste : « La CGT ne défend pas les salariés : elle défend la CGT. » Il évoque le tract présenté par Nathalie Saint-Cricq, sur lequel figure un bâton de dynamite : « Est-ce que c’est de bon goût, en plein état d’urgence, après la séquence attentat que la France a vécu en novembre dernier ? » En revanche l’évocation d’une « prise d’otage » du pays par Manuel Valls, Michel Sapin et Myriam El Khomri ne semble pas lui poser problème – il est vrai que ce vocabulaire, qui surprenait Gilles Bouleau dans la bouche d’un « gouvernement de gauche », fait depuis longtemps partie du lexique éditocratique par temps de grève. Moins courante – mais peut-être promise à un bel avenir – l’inculpation des grévistes pour « terrorisme social », selon le titre de l’éditorial figaresque de Gaëtan de Capèle (23 mai), n’a pas non plus suscité l’indignation de nos experts en « bon goût ». Le mot de la fin, provisoirement, pour Éric Brunet : la CGT est « un syndicat ultra-violent qui souhaite mettre la France cul par-dessus tête ».

 

Dans la presse écrite aussi…

Ces exemples tirés d’émissions d’information grand-public sur TF1, France 2 et RMC donnent un aperçu de l’unisson du chœur des éditorialistes et autres experts médiatiques. Les réactions dans la presse écrite, qu’elle soit régionale ou nationale, condamnent elles aussi la principale organisation syndicale en France. L’AFP en livre un remarquable florilège, dans une dépêche que nous nous contenterons de reproduire ici :

La presse quotidienne fustige mardi le « jusqu’au-boutisme » de la CGT, des éditorialistes pensant que le syndicat radicalise le mouvement contre la loi travail pour maintenir son « leardership » syndical, d’autres y voyant un « bras de fer » très égotique entre le Premier ministre Manuel Valls et Philippe Martinez.

Sans surprise, dans Le Figaro, Gaëtan de Capèle tire à boulets rouges contre « cette vieille centrale rouillée (...) lancée dans une inexorable fuite en avant ».

« La CGT joue son va-tout », estime de son côté Laurent Joffrin (Libération). « Elle se lance dans un "tout ou rien" (qui) comporte un risque majeur : s’enfermer dans un jusqu’au-boutisme ».

Dans Les Échos, Cécile Cornudet parle même de « sabotage ». « La CGT se sent en danger et sort les griffes » car, n’ayant « plus les moyens de susciter une mobilisation d’ampleur et d’engager une vraie guerre (...) elle choisit la guérilla ».

« À la CGT, les ultras ont pris le pouvoir », estime Olivier Auguste (L’Opinion) qui y voit « une tentative désespérée de ralentir sa chute ».

Si Olivier Pirot dans La Nouvelle République du Centre-ouest « peut comprendre » que les reculades (du gouvernement) sur certains acquis sociaux soient « la goutte d’eau qui a fait déborder le vase ». Il n’en estime pas moins, lui aussi, que la CGT « a tout intérêt à montrer les muscles. »

« Philippe Martinez, patron de la CGT, n’a pas laissé plus de chances au dialogue avec le gouvernement que l’article 49.3 n’en a laissé aux frondeurs du PS », écrit Jean-Louis Hervois de La Charente Libre. « Les adversaires s’engagent sur un terrain de plus en plus dangereux ».

Pour Alain Dusart (L’Est Républicain), la CGT, « de plus en plus talonnée par la CFDT (...) joue la carte du durcissement » tandis que « Manuel Valls a poursuivi hier les moulinets en promettant de faire lever les blocages dans les ports et les raffineries ». « Si la pénurie s’aggrave, Philippe Martinez aura remporté ce bras de fer ».

Mais « le risque de mettre l’économie en panne (...) est réel », s’inquiète Hervé Chabaud (L’Union). « Faute de mobiliser dans ses défilés, la CGT a décidé de mettre tout le monde à pied. Jusqu’à quand ? », s’interroge Hervé Favre dans La Voix du Nord.

« En plein état d’urgence, la chienlit, pour reprendre le mot du général de Gaulle, en mai 1968, fait tache d’huile », se désole Laurent Marchand dans Ouest-France.

Le Journal de la Haute-Marne, sous la plume de Christophe Bonnefoy, note que « le Premier ministre, en plus de montrer les muscles, a également adopté la politique de la sourde oreille » et que « la CGT marche sur le même chemin et durcit le ton ».

Dès lors, « l’affrontement semble inéluctable entre un pouvoir qui joue du 49.3 et une minorité qui veut en découdre sur le bitume », s’alarme Yann Marec dans les colonnes du Midi Libre.

Il ne manque à ce triste passage en revue que Gilles Gaetner, « journaliste d’investigation » chez Atlantico, qui pose gravement la question qui fâche : « La CGT alliée objective du Front national ? » (c’est le titre).

Ainsi que celui sans qui l’éditocratie française ne serait pas tout à fait ce qu’elle est :

 

http://www.acrimed.org/IMG/jpg/sans_titre-2.jpg?1464131970

 

Reste-t-il encore une once de débat contradictoire au sein des grands médias ? Il est permis d’en douter…


Frédéric Lemaire

 

 

Annexe : pluralisme à la « Une » :


(Une illustration publiée sur la page Facebook du Monde diplomatique)

 

 

 

Source : http://www.acrimed.org

 

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6 juin 2016 1 06 /06 /juin /2016 15:21

 

Source : http://www.monde-diplomatique.fr


 

La liberté de faire « comme on doit »

Derrière la subjectivité des journalistes

 

 

Pourquoi le discours médiatique semble-t-il converger spontanément vers la légitimation de l’ordre établi et apporter ainsi une contribution indispensable à la pérennité du système social ? Nul complot là-dedans. L’aspect concerté semble en effet minoritaire. Le recrutement social des journalistes et leur capacité à s’imprégner de l’idéologie des classes dirigeantes créent entre eux une communauté d’inspiration. Il leur suffit souvent de travailler « comme ils sentent » pour travailler « comme ils doivent ». C’est-à-dire comme ils ne devraient pas.

 

Lobservateur du système médiatique devrait poser en principe que les journalistes ne sont pas, dans leur grande masse, machiavéliquement préoccupés de manipuler le public pour le plus grand profit des actionnaires des entreprises de presse. S’ils se comportent en « conditionneurs » de ceux à qui ils s’adressent, ce n’est pas tant qu’ils ont la volonté expresse de les conditionner que parce qu’ils sont eux-mêmes conditionnés, à un degré que la plupart ne soupçonnent pas. Chacun en faisant spontanément - ou en ne faisant pas - ce qu’il a envie de faire, s’accorde spontanément avec tous les autres. A la manière du poète Robert Desnos, on pourrait dire qu’ils obéissent à la logique du pélican : « Le pélican pond un oeuf tout blanc. D’où sort, inévitablement/ Un autre qui en fait autant. »

 

Les financiers et les marchands qui ont fait main basse sur l’essentiel des médias n’ont pas besoin de dicter aux journalistes ce qu’ils ont à dire ou à montrer. Ils n’ont pas besoin de violenter leur conscience ni de les transformer en propagandistes. Le sens de la dignité journalistique ne s’en accommoderait pas. Il vaut bien mieux laisser le personnel journalistique faire librement son travail (sauf circonstances et cas particuliers), ou plus exactement il faut lui laisser le sentiment que son travail n’obéit pas à d’autres exigences, à d’autres contraintes que celles qu’imposent les règles spécifiques du jeu journalistique acceptées par tous. Il faut s’en remettre à la « conscience professionnelle ».

 

Pour cela il faut et il suffit de confier les rênes du pouvoir journalistique dans les rédactions à des personnes qualifiées de « grands professionnels » , ce qui veut dire en particulier qu’elles n’ont cessé de donner des gages de leur adhésion à une vision du monde dont elles partagent les croyances fondamentales avec leurs employeurs. Une fois les postes supérieurs d’encadrement occupés par des professionnels idéologiquement fiables, il n’y a plus qu’à laisser jouer le mécanisme de la cooptation, qui assure, là comme ailleurs, un recrutement évitant, dans la plupart des cas, de faire entrer des renards au poulailler et des hérétiques à la messe. Ce mécanisme commence à jouer dès l’entrée dans les écoles de journalisme et il se poursuit continûment dans les rédactions.Ainsi les médias sont-ils solidement tenus en main par un réseau à qui il suffit de travailler « comme il sent » pour travailler « comme il doit » , c’est-à-dire pour défendre les normes et les valeurs du modèle dominant, celui sur lequel s’est réalisé le consensus entre une droite en panne d’idées et une gauche en rupture d’idéal.

 

Mais l’efficacité d’un tel système repose fondamentalement sur la sincérité et la spontanéité de ceux qui s’y investissent, même si cet investissement implique un certain niveau d’automystification. On est en droit de faire à l’information journalistique beaucoup de critiques et de reproches bien fondés, y compris celui d’enfermer les esprits dans la pensée unique. Mais il y a un reproche qu’on ne peut pas faire aux journalistes, sauf cas particulier, bien sûr : celui de ne pas être de bonne foi dans leur travail. Ayant bien intériorisé la logique du système, ils adhèrent librement à ce que celle-ci leur commande de croire. Ils agissent de concert sans avoir besoin de se concerter. Leur communauté d’inspiration rend inutile la conspiration.

 

Pour résumer leur croyance fondamentale, on pourrait dire qu’ils croient sincèrement au bilan finalement positif d’un capitalisme à visage humain, et ils croient que cette croyance n’a rien d’idéologique ni de dépassé.

 

Bien entendu, comme chez tous les acteurs de tous les champs sociaux, leur vision des choses se caractérise par un mélange à doses variables, selon la position occupée dans le champ, de lucidité et de cécité, de vu et de non-vu ou de bévue.

 

Ils voient bien, par exemple, les innombrables manifestations d’inhumanité de l’ordre capitaliste partout où il a libre cours ; mais ils se refusent à y voir un trait consubstantiel, inhérent à l’essence même du capitalisme, pour en faire un simple accident. Ils parlent de « dysfonctionnements » , de « dérives », de « bavures », de « brebis galeuses », condamnables certes, mais qui ne compromettent pas le principe même du système qu’ils sont spontanément enclins à défendre.

 

Une forme d’imposture

Ainsi, ils réprouvent sincèrement les « excès » entraînés, en matière de recherche et de traitement de l’information-marchandise, par la concurrence, l’obligation de rentabilité, l’Audimat, bref par la logique du marché. Mais que cette même logique entraîne un développement massif de l’emploi précaire dans les rédactions, avec un contingent croissant d’année en année de jeunes journalistes sous-payé(e)s et jetables, exploité(e)s de façon assez indigne par leurs employeurs, ce qui est compréhensible, mais aussi par nombre de leurs chefs et collègues, ce qui l’est moins, voilà un « dysfonctionnement » qui n’a provoqué jusqu’ici aucune mobilisation de la profession comparable à la défense des 30 % d’abattement fiscal, et il est significatif qu’au cours de la grande grève qui a affecté, en 1999, les chaînes du service public, grandes consommatrices de travail précaire, pas un mot n’ait été prononcé en public à ce sujet.

 

Le champ journalistique, comme beaucoup d’autres, ne peut fonctionner qu’au prix de ce qu’il faut bien appeler une forme objective d’imposture, en ce sens qu’il ne peut faire ce qu’il fait, à savoir contribuer au maintien de l’ordre symbolique, qu’en faisant comme s’il ne le faisait pas, comme s’il n’avait d’autre principe que l’utilité publique et le bien commun, la vérité et la justice. S’agit-il d’hypocrisie ou de tartuferie ? Non. Aucun système quel qu’il soit ne peut fonctionner sur le mode de l’imposture intentionnelle et permanente. Il faut que les gens croient à ce qu’ils font et qu’ils adhèrent personnellement à une idéologie socialement approuvée.

 

En l’occurrence, celle-ci ne peut pas consister à crier cyniquement « Vive le règne de l’argent-roi, à bas l’humanisme archaïque, enrichissons-nous et malheur aux pauvres ! » , mais elle consiste à considérer en toute bonne foi, ne serait-ce qu’implicitement, que le bonheur du genre humain exige qu’on reste au sein de l’Eglise libérale, hors de laquelle il n’est point de salut possible.

 

Pour que la logique économique devienne hégémonique, il faut qu’elle se transmute dans la tête et le coeur des gens en une idéologie philosophique, éthique, politique, juridique, esthétique, etc., relativement autonome, faute de quoi ils percevraient le poids de l’économie sur leur destin comme une intolérable contrainte extérieure, dépourvue de toute légitimité, un épouvantable « matérialisme » . En fait, le propre d’un système, c’est de ne pas rester extérieur aux agents mais d’entrer en eux pour les façonner de l’intérieur, sous forme d’un ensemble structuré d’inclinations personnelles. Et, finalement, sa vitalité repose beaucoup plus sur les dispositions de ses membres en matière de moeurs, de rapport au savoir, au pouvoir, au travail, au temps, et sur leurs goûts et dégoûts, en matière de pratiques culturelles, domestiques, éducatives, sportives, etc., que sur leurs options et opinions expressément politiques. Des esprits bien conditionnés sont d’abord et surtout des variantes incorporées de l’« esprit du temps » . Et celui-ci se flatte de transcender clivages politiques et consultations électorales.

 

Ainsi, fort heureusement pour les maîtres de l’Argent, ils peuvent peupler les médias qu’ils ont achetés de gens intelligents, habiles et sincères, personnellement conditionnés à transfigurer les lois d’airain du capitalisme en conditions permissives et en postulats indiscutables de ce qu’ils appellent la « modernité » ou, si l’on préfère, la « démocratie de marché » .

 

Les conclusions qui valent pour les médias valent pour des pans entiers de la structure sociale. Le microcosme journalistique est à cet égard un espace privilégié pour l’observation in vivo de ce qui se passe dans les champs de production et de diffusion des biens symboliques - dont la population professionnelle appartient très majoritai rement aux classes moyennes (professions intellectuelles de l’enseignement, de l’information, du travail social, métiers de conseil et d’encadrement, de présentation et représentation, etc.). C’est principalement la nouvelle petite-bourgeoisie qui a injecté dans ce système, en s’y investissant à fond, la dose d’humanité, d’intelligence, d’imagination, de tolérance, de psychologie, bref le supplément d’âme dont il avait besoin pour passer de l’exploitation barbare du travail salarié, qui sévissait encore avant la seconde guerre mondiale, à des formes apparemment plus civilisées compatibles avec la montée des aspirations démocratiques.

 

La modernisation du capitalisme a consisté à développer des méthodes de « gestion des ressources humaines » et de communication visant à euphémiser les exactions patronales et à impliquer davantage psychologiquement les salariés dans leur propre exploitation. Bien sûr, cette collaboration comporte des gratifications, matérielles et morales, dont la première est d’assurer la subsistance des intéressés, et la seconde de leur donner le sentiment d’une certaine importance et utilité pour leurs semblables. Et ce n’est pas rien. Il se trouve cependant que, par une de ces ruses objectives dont l’histoire abonde, leur travail profite encore bien davantage au système et aux féodalités qui le dominent, et que croyant servir Dieu ils servent aussi, et parfois surtout, Mammon. Mais ils le font sub specie boni, en toute bonne conscience, parce qu’à peu près tout ce qui pourrait leur donner mauvaise conscience est automatiquement autocensuré ou transfiguré. Ils ont en eux, comme aurait dit Pascal, « une volonté de croire plus forte que leurs raisons de douter » .

 

Probablement parce que les journalistes maîtrisent professionnellement les technologies du faire-voir et du faire-savoir, l’observation de leur milieu permet de voir, mieux que chez d’autres catégories des classes moyennes, que l’imposture objective de ces dernières, qui consiste à n’être et à ne faire jamais tout à fait ce qu’elles-mêmes croient qu’elles sont et qu’elles font, se traduit par une mise en scène constante de soi, destinée à se donner à soi-même en la donnant aux autres, la représentation la plus valorisante de son importance.

 

S’il est vrai qu’aucun jeu social ne pourrait se dérouler si ses acteurs n’acceptaient pas, peu ou prou, de « se raconter des histoires » , d’en faire accroire à soi-même et aux autres, il faut admettre que les classes moyennes sont particulièrement enclines à « se faire du théâtre » ou « du cinéma » . Cette propension plutôt narcissique à la « dramaturgisation » de son existence est liée à l’appartenance à un espace social intermédiaire, entre les deux pôles, dominant et dominé, de la puissance sociale.

 

Tous les traits caractéristiques de la petite-bourgeoisie tiennent fondamentalement à cette position en porte-à-faux entre le trop-peu et le trop-plein, entre l’être et le non-être, dans un monde où la valeur socialement reconnue est devenue directement proportionnelle au degré d’accumulation du capital en général, et de l’économique en particulier. « Les plus démunis » , comme on dit pudiquement, ont beaucoup trop peu pour pouvoir même se préoccuper de valoriser ce qu’ils ont et sont. Les plus privilégiés ont beaucoup trop pour avoir besoin de se rassurer en se donnant en spectacle.

 

Ressentiment et soufrance

Maisle résultat de cette quête perpétuelle de réassurance est rarement tout à fait satisfaisant. Les petits-bourgeois, à cause de leur position moyenne, sont généralement plus sensibles à l’écart avec les positions supérieures, qu’aux avantages intrinsèques de la position occupée. Comme le notait Stendhal, « la grande affaire est de monter dans la classe supérieure à la sienne, et tout l’effort de cette classe est de [vous] empêcher de monter » .

 

Il y a là une source de frustration intense et de ressentiment, une sorte de foyer de pathologie de la reconnaissance sociale, qui est à l’origine d’innombrables cas de cette souffrance existentielle qu’on pourrait réunir sous l’appellation de syndrome d’Emma Bovary et de Julien Sorel. Souffrance d’autant plus difficile à réduire qu’elle est structuralement programmée et par là réfractaire à toute thérapie médicale. Une enquête sur le journalisme de base fournit d’éloquentes illustrations de ce rapport ambigu à leur position, à la fois enchanté et exaspéré, amoureux et dépité, suffisant et douloureux, des dominants-dominés de l’entre-deux social.

 

On est en droit de penser que la seule façon de tenter d’y remédier consisterait rompre avec la logique du système. Entreprise difficile, car elle ne peut aller sans remettre en question tout ce qu’on a personnellement intériorisé au plus profond, tous les liens inviscérés, toutes les adhérences charnelles par lesquels les individus « font corps » avec un système qui les a engendrés et conditionnés à faire ce qu’il attend d’eux, par exemple à s’affronter les uns les autres dans une compétition implacable pour des enjeux factices et dérisoires, dont la poursuite et la conquête ne prouvent rien, sauf précisément qu’on est très bien conditionné.

 

Jusqu’ici les membres des classes moyennes, parce qu’ils y sont conditionnés, y compris par toute leur socialisation, ont dans leur grande majorité entrepris avec persévérance de cultiver leur rêve d’ascension sociale et leurs espérances de réussite personnelle à l’intérieur d’un univers dont, au demeurant, ils sont nombreux à dénoncer les iniquités. Mais ces opinions critiques, parce qu’elles restent cantonnées dans le seul registre politique (voire politicien), et le vote « à gauche » qui peut s’y associer, loin de mettre la logique dominante en péril, ont pour effet d’optimiser le fonctionnement d’un système qui, non seulement peut se reproduire pour l’essentiel, mais encore peut se glorifier d’entretenir, par médias interposés, un logorrhéique débat public qui ne porte presque jamais sur l’essentiel.

 

Alain Accardo

Coauteur de Journalistes au quotidien et de journalistes précaires, Le Mascaret, Bordeaux, 1995 et 2000, respectivement, et de De notre servitude involontaire : lettre à mes camarades de gauche, Agone, Marseille, 2001.
 
 
 
 
 
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