Challenges.fr - Créé le 03-05-2012 à 06h06 - Mis à jour le 05-05-2012 à 09h36
STRATEGIE Le groupe français conjugue au mieux la complémentarité de ses métiers: l'énergie, la construction, et les concessions d'infrastructures. Un moteur à trois temps très performant.
Chantier Vinci (DR) Pour le citoyen moyen, le groupe Vinci est une horreur. Des péages d'autoroutes plus chers d'année en année et des parkings aux tarifs prohibitifs. Ce n'est pas tout. Désormais, un petit pourcentage du ticket d'entrée d'un match de football aux stades du Mans, de Bordeaux ou de Lyon revient au géant français du BTP. Pis, quelques euros d'un billet d'avion pris à Nantes, Quimper, Grenoble ou... Phnom Penh tombent dans son escarcelle. Plus étonnant encore, lorsque la ligne à grande vitesse (LGV) Tours-Bordeaux entrera en service en 2017, Vinci encore touchera sa quote-part!
Car Vinci n'est pas seulement un constructeur. Son business model repose largement sur un deuxième métier: concessionnaire. Aux antipodes de la route suivie par son grand rival dans le BTP, le groupe Bouygues. Son PDG, Xavier Huillard, explique sa stratégie par une image... qui fleure bon le béton: "La granulométrie continue dans le temps." C'est-à-dire? "Lorsque vous bâtissez une maison, pour que votre remblai soit solide, vous devez y mettre des gros, des moyens et des petits cailloux. Et bien, chez Vinci, on fait pareil avec le temps: on mise sur le court, le moyen et le long terme!" Et les résultats de l'année 2011 en témoignent: la granulométrie, ça paie. A près de 37 milliards d'euros, le chiffre d'affaires a augmenté de plus de 10%. Et son bénéfice net de 7,2%, à 1,9 milliard. Comme chaque année, la société redistribuera la moitié de cette manne à ses actionnaires.
Alors, la granulométrie, concrètement, comment cela marche-t-il? Vinci mise sur la complémentarité de trois métiers: les fameuses concessions pour le temps long, la construction pour le moyen terme, et l'énergie pour le court. Recette d'un excellent remblai.
ASF, un achat décisif
C'est connu, le BTP est cyclique. Il faut donc trouver des relais pour faire face aux temps mauvais. Si Bouygues a résolu l'équation en se diversifiant avec TF1, Bouygues Telecom et son ticket dans Alstom, Vinci s'est ouvert aux concessions, ces contrats d'exploitation du domaine public pendant vingt, trente, voire soixante-dix ans! Un bon filon que ces "gros cailloux": quand le BTP ne requiert aucun capital mais dégage une très faible marge (4,6%), les concessions pompent de très grosses sommes au départ mais avec une rentabilité opérationnelle record (41%). Pour le concessionnaire Vinci, le geste décisif est fait en 2006, avec le rachat du réseau autoroutier Autoroutes du sud de la France (ASF) pour 9,1 milliards d'euros. Depuis ce jour, Martin Bouygues n'a de cesse d'ironiser sur son concurrent "rentier". A l'état-major de Vinci, on rappelle que c'est Bouygues qui, pour emporter des marchés de BTP, a recours a des méthodes de rentier. L'Etat et les collectivités locales, qui n'ont plus d'argent en caisse, lancent de plus en plus fréquemment des appels d'offres sous forme de partenariats public-privé (PPP). Par exemple, pour construire le nouveau ministère de la Défense dans le quartier de Balard à Paris, le fameux Pentagone à la française, Bouygues touchera, par exemple, un loyer pendant vingt-sept ans, même si les effectifs et les moyens de l'armée ont été diminués! Une vraie rente que ces montages, selon Xavier Huillard, qui note que "dans un PPP d'hôpital ou de collège, on n'est pas payé en fonction du nombre de patients ou d'élèves, il n'y a pas de risque trafic". Tout l'inverse du métier classique de concessionnaire.
Sur les autoroutes, par exemple, Vinci assume pleinement le fameux risque trafic: si les voitures désertent, Vinci trinque. Et pour gagner de l'argent, il faut investir. Une concession ne rapporte qu'au bout de plusieurs années, voire de dizaines d'années, une fois la dette d'acquisition remboursée. Aussi le secret du bon concessionnaire est-il d'en allonger la durée, chaque année supplémentaire étant l'assurance d'un meilleur bénéfice. C'est l'Etat qui en décide, en fonction de la satisfaction des usagers. Xavier Huillard insiste: "Depuis huit ans, Vinci Autoroutes a dépensé 10 milliards d'euros dans les réseaux qui lui sont concédés. C'est pour cela que nous obtenons des contreparties."
Son excellente réputation rassure le donneur d'ordres public: quand Vinci l'emporte, c'est pour longtemps. Hervé Tricot, président de Lisea, qui gère la concession de la ligne à grande vitesse Tours-Bordeaux, raconte qu'il a été demandé à Vinci de s'engager à ne pas sortir avant dix ans: "Cela n'a posé aucun problème à Xavier Huillard, c'est dans la mentalité du groupe." Une façon de se démarquer des autres. Eiffage n'a-t-il pas revendu 80% de sa participation dans la société Optimet, qui gère quatre prisons, deux ans après leur livraison? Un grand maître d'ouvrage l'assure: "Nous sommes sûrs que Vinci restera aux manettes jusqu'au bout, ce qui n'est pas le cas de ses concurrents."
Principe de sélection
Fort de ce savoir-faire, Vinci n'a de cesse d'élargir son spectre. Dans les aéroports, le ferroviaire ou les stades. Le groupe ne dirait pas non au rachat d'Aéroports de Paris (ADP) que l'Etat pourrait un jour privatiser pour de bon. Histoire de prendre date, Vinci a déjà mis un pied en achetant 3,3% de cette entreprise sous contrôle public, mais cotée à la Bourse de Paris. En revanche, l'eau ou les déchets, pas question : "Il y a bien assez à faire dans les concessions d'infrastructures." Et les ports? Pas pour l'instant: "Nous exerçons toujours en France un savoir-faire avant de partir à l'international." Mais avec les autoroutes, les avions et les voies de trains à grande vitesse, Vinci a déjà maillé son territoire: quelle que soit l'évolution des habitudes de circulation des Français, il s'y retrouve: ce qu'il perd sur la route, il le récupère sur le TGV ou l'avion!
Complémentarité, donc, au sein du pôle concessions, mais complémentarité aussi avec la construction. Du moyen terme qui s'échelonne sur deux à quatre ans. Et où Vinci est le plus rentable. A 4,6% de marge, il dépasse les 3,6% de Bouygues Construction et les 2,4% d'Eiffage. Avec la crise vient la guerre des prix. Xavier Huillard le répète: "Je privilégierai toujours la marge au volume. Ce qui compte, c'est de bien sélectionner les clients." Une attitude vécue comme une forme d'arrogance dans le milieu. "Ils arrivent un peu en terrain conquis, sûrs d'être les meilleurs. J'ai même entendu monsieur Huillard me dire: "C'est à vous de nous désirer" ! "raconte un important donneur d'ordres. Chez Bouygues, on insiste sur la morgue de ce concurrent qui, lorsqu'il perd, "ne comprend pas et brandit très souvent la menace judiciaire". Cet état d'esprit, c'est la botte secrète de Vinci: "Bouygues, c'est l'armée américaine. Nous, c'est la guérilla."
Xavier Huillard est fer de diriger une constellation de PME. Christian Labeyrie, le directeur financier, en soupirerait presque: "Vinci consolide 2 250 sociétés!" En Ile-de-France, par exemple, quand Bouygues s'affiche avec une filiale unique, Vinci en compte huit. Chacune, en principe, a son marché: Sicra pour la préfabrication, CBC pour les bureaux, ou GTM pour la rénovation sociale et les partenariats public-privé. Mais, en réalité, "elles se bastonnent franchement", s'amuse un avocat spécialisé. Sur le terrain, l'efficacité est redoutable. Un concurrent malheureux raconte: "Quand Vinci attaque un marché sur deux fronts, ils ont, évidemment, deux fois plus de chances de gagner!" Xavier Huillard a beau le nier, les exemples ne manquent pas.
Tactique du morcellement
Rien que sur Paris, GTM et Bateg s'affrontent pour construire le siège de l'Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses), comme CBC et GTM l'avaient fait pour le campus de l'Ensta et la rénovation du centre sportif de l'Insep dans le bois de Vincennes. GTM vient par ailleurs de gagner la Cité des loisirs de Courbevoie, contre un groupement Dumez et Sicra! Sans doute "un peu limite côté Code des marchés publics", selon un concurrent, la décentralisation est revendiquée par Xavier Huillard: "Grâce à ce système, je suis persuadé que Vinci peut grandir sans grossir. Car le plus grand péril de nos organisations, c'est la menace bureaucratique." C'est aussi sa seule angoisse: "Que l'une de nos filiales pousse trop loin de nous, hors de notre culture..." Faute de contrôle suffisant, certaines entités, en Hongrie ou en Pologne, se sont mises à "diverger".
Autre inconvénient du morcellement: la perte de compétitivité sur les grosses affaires. Sur les contrats à plusieurs centaines de millions d'euros, "nous sommes obligés de trouver un consensus entre nous, ce qui ne correspond pas forcément à l'optimum", reconnaît un baron de la constellation Vinci. Bruno Vieillefosse, responsable du projet du Pentagone à la française au ministère de la Défense, explique que Vinci "a perdu quelques points de marge en se présentant avec quatre sociétés chapeautées d'une autre structure". Pour quelques "points de marge" - qui valent de l'or en période de disette budgétaire -, c'est Bouygues qui a raflé ce marché à 1,8 milliard.
Pour bien colmater son remblai, entre concession et construction, Vinci s'est trouvé un troisième gisement, de microcailloux cette fois: Vinci Energies. Une foultitude de petites affaires - 40.000 euros en moyenne - sur quelques mois, à la rentabilité meilleure que le BTP (5,6%) et peu sensible aux cycles. Climatisation, chauffage, éclairage public, centrales solaires ou réseau de tramway, ce business explose. Comme Xavier Huillard à son évocation: "Les métiers de l'énergie sont superbes! Je ne serais pas étonné si nous doublions la taille de ce pôle dans dix ans."
C'est d'autant plus facile à dire qu'il l'a déjà fait: entre 2005 et 2011, Vinci Energies est passé de 3,5 à 8,7 milliards d'euros. Grâce à une action menée de main de maître par Xavier Huillard lui-même en 2010: l'acquisition de Cegelec. En 2008, le fonds Qatari Diar rafe le dossier en prenant le contrôle. Huillard ne se décourage pas: "Je leur ai fait comprendre que j'étais preneur. Un an plus tard, l'affaire était conclue." Vinci prend le contrôle de la société en offrant au fonds souverain, en échange, un ticket dans son propre capital. Aujourd'hui, le Qatar possède 5,6% de Vinci et, dans le secteur, le groupe a distancé la filiale énergie de Bouygues, ETDE. Mais chez Martin Bouygues, on s'endette 3,3 fois moins, et surtout, remarque un membre de l'état-major de Vinci, "jamais il n'aurait pu le faire, car la participation de 21% de la famille aurait été diluée". La constellation de Xavier Huillard a sa culture propre. Elle n'est pas celle du capitalisme familial.