De notre correspondante à Rio de Janeiro (Brésil). – On ne dort plus à six heures du matin à Brasilia. C’est l’heure à laquelle la police fédérale lance ses opérations, et les politiques de tous bords s'attendent chaque jour à apprendre qu’un membre de leur famille politique a été touché. Quand il ne s’agit pas d’eux-mêmes. La dernière cible, la plus spectaculaire, fut l’ex-président Luiz Inacio Lula da Silva. Le 4 mars, la police a perquisitionné son domicile, l’Institut qui porte son nom et où il concentre ses activités depuis son départ du pouvoir fin 2010, et les résidences de son fils et de proches.
En tout, 200 policiers ont été mobilisés pour 44 mandats judiciaires. On reproche à Lula d’avoir reçu 30 millions de reais (7,2 millions d’euros) en dons et honoraires d’entreprises du bâtiment. Il aurait aussi bénéficié de la rénovation gratuite d’un appartement à Guaruja, une station balnéaire à proximité de Sao Paulo, ainsi que de celle d’une maison de campagne. Le tout financé par ces mêmes compagnies impliquées dans le scandale de corruption qui éclabousse la compagnie d’hydrocarbures Petrobras depuis deux ans.
C’est à Curitiba, une ville de province dans le sud du Brésil, que Sergio Moro, un juge spécialiste du blanchiment d’argent, a lancé cette investigation qui a pris depuis une dimension nationale. Il a prouvé que Petrobras était victime depuis des années de surfacturations au profit d’un cartel d’entreprises du bâtiment. En échange, ces dernières versaient des commissions allant de 1 % à 3 % des contrats à des cadres de Petrobras et à des dirigeants des partis de la coalition gouvernementale. Outre l’enrichissement personnel de certains, c’est surtout le financement illicite des campagnes électorales qui est en ligne de mire du magistrat. À commencer par celle qui a permis l’élection, en octobre 2014, de la présidente Dilma Rousseff.
L’enquête, baptisée « Lava Jato », littéralement « Kärcher » par une police fédérale toujours soucieuse du nom de ses opérations, a renversé la scène politique et économique brésilienne.
De hauts cadres du Parti des travailleurs (PT, la formation politique de Lula et de Dilma Rousseff) ont été appréhendés et déjà condamnés, dans un pays connu pour la lenteur de sa justice. C’est le cas du trésorier du parti, Joao Vaccari, qui a écopé de 15 ans de prison. Mais il y a plus important encore : la mise sous les verrous de patrons de grandes entreprises, les principales du pays. Au Brésil, ordinairement, les voleurs de shampoings font de la prison alors que les cols blancs y échappent. « On assiste à une véritable révolution de l’institution judiciaire et de la police fédérale », résume Stéphane Monclaire, politologue spécialiste du Brésil à l’université Sorbonne Paris-I. Il souligne la démocratisation progressive des deux corps : « Les juges et les commissaires d’aujourd’hui n’ont plus nécessairement le réflexe de classe qui les pousse à protéger l’élite », dit-il, de passage au Brésil.
Plus indépendants, et, depuis les années Lula, dotés de plus de ressources tant financières qu’humaines, magistrats et policiers n’ont plus d’état d’âme. Ces dernières années, on a vu se multiplier les cassations de mandats au niveau municipal, preuve d’une moindre impunité des notables locaux. S’y ajoute la médiatisation de certains magistrats, et notamment du juge Sergio. Avec leurs manières de cow-boys, applaudies par la société, ils contraignent leurs collègues moins zélés à adopter une position plus offensive à l’égard des puissants.
Après avoir interpellé le banquier d’affaires André Esteves, l’un des hommes les plus riches du Brésil, Sergio Moro a ainsi condamné cette semaine Marcelo Odebrecht, l’héritier du géant du BTP homonyme, à 19 ans de prison. Certes, avec le régime de peines, ramenées au sixième au Brésil, il n’en passera que trois derrière les barreaux. Cela reste énorme pour une personne auparavant protégée par son statut. Le juge de Curitiba lui fait miroiter la possibilité de sortir plus vite. À condition qu’il parle. Qu’il le fasse ou non, la lourdeur de la peine a probablement déjà incité nombre de ses collègues au bavardage.
Car la délation est le principal instrument de cette instruction. Très peu utilisée au Brésil jusqu’à aujourd’hui, la pratique consistant à échanger des informations sur de gros poissons contre des remises de peine est très mal vue pas l’establishment local. Tant pis, estime Sergio Moro qui, pour en faire bon usage, multiplie jusqu’à l’absurde la prison préventive : plus d’une centaine d’occurrences dans l’affaire Lava Jato, et toujours de façon spectaculaire.
C’est que l’autre grand instrument de l’instruction est la presse. Sergio Moro a longuement étudié le cas de l’opération Mani pulite (« Mains propres ») qui, dans l’Italie des années 1990, était alimentée par les fuites organisées par le pouvoir judiciaire dans les médias afin de provoquer panique et aveux. Il revendique aujourd’hui cette stratégie qui dérange : lorsque la police débarque pour une perquisition, la presse est toujours sur place.
C’est d’ailleurs cette logique qui a inspiré le cirque entourant l’interrogatoire de Lula, qui a été emmené de force dans le commissariat de l’aéroport Congonhas, à Sao Paulo. Un épisode condamné par de nombreux magistrats, y compris de la Cour suprême : la loi brésilienne ne prévoit ce genre de pratique que lorsque le témoin refuse de coopérer. « Moro est clairement à la limite du droit, mais en bousculant Lula, il donne un coup d’accélérateur à Lava Jato, il fait comprendre à tous que personne n’est protégé, et espère ainsi faire parler plus vite les acteurs », commente Stéphane Monclaire.
L’image de la présidente reste intimement liée à celle de son prédécesseur
Pour Sergio Moro, la fin semble justifier les moyens. Et cela marche. Le Brésil vit aujourd’hui au rythme de dénonciations publiées par la presse avant même qu’on puisse en définir la sincérité, avec l’espoir d’en provoquer d’autres. La dernière en date est explosive. Elle viendrait – le conditionnel est de mise, puisque seule la presse en a pour l’heure la teneur – du sénateur Delcidio Amaral, issu du PT et ex-représentant du gouvernement au Sénat. Incarcéré deux mois avant de se voir autorisé à la prison domiciliaire, il aurait assuré que Lula comme Dilma Rousseff seraient à l’origine de la tentative d’obstruction de l’enquête Lava Jato. La campagne de la présidente aurait également directement été alimentée par des fonds illégaux en provenance des détournements de Petrobras, aurait-il assuré.
« Si ces propos sont avérés, de la part d’un sénateur qui représentait le gouvernement jusqu’en novembre dernier, la situation de Dilma Rousseff deviendrait très précaire », analyse Mauricio Santoro, professeur de sciences politiques à l’Université d’État de Rio de Janeiro. Contestée par la population, avec une popularité inférieure à 10 %, la plus basse depuis le rétablissement de la démocratie brésilienne, la présidente pensait avoir bénéficié d’un sursis fin 2015. La Cour suprême avait affirmé que le Sénat aurait le dernier mot, si sa destitution était soumise au vote, or le gouvernement bénéficie d’appuis plus sûrs dans la chambre haute.
Parallèlement, le président de l’Assemblée, Eduardo Cunha, principal partisan d’une chute de Dilma Rousseff, a vu son horizon s’assombrir. Poursuivi par le parquet brésilien pour avoir reçu des millions de dollars en pots-de-vin, dans des comptes dont les banques suisses ont confirmé l’existence, ses jours sont comptés, même si son immunité parlementaire et un indéniable talent procédurier lui ont assuré la permanence au perchoir pour l’instant. Surtout, les accusations à l’encontre de la présidente, techniquement recevables, étaient politiquement fragiles. Elle aurait volontairement maquillé les comptes publics à la veille de sa réélection en 2014, cachant l’ampleur du déficit public, révélée après le scrutin. Une pratique peu glorieuse, mais ne justifiant pas, aux yeux de la population de chasser la mandataire avant terme.
S’il était en revanche prouvé que Dilma Rousseff a bénéficié d’un financement illégal de sa campagne ou qu’elle a tenté de bloquer l’enquête, la dynamique de sa destitution serait relancée. Et plus encore si Lula se retrouvait inculpé, ou pire, derrière les barreaux. Car l’image de la présidente reste intimement liée à celle de son prédécesseur.
Le mandat de Dilma pourrait être écourté de deux manières. D’une part, le Congrès pourrait, suite à l’examen par une commission parlementaire de ses « crimes de responsabilité », voter la suspension de la présidente. Il lui faudra le cas échéant réunir deux tiers des votes au Parlement puis au Sénat pour que la destitution soit effective. Dans ce cas, c’est son vice-président, Michel Temer, qui terminerait son mandat, jusqu’au 31 décembre 2018. Peu charismatique mais expert des négociations en coulisses, le président du PMDB – Parti du mouvement démocratique brésilien, une formation fourre-tout, de tous les gouvernements ces trente dernières années – a déjà pris ses distances à l’égard de la présidente. Il tente depuis de se présenter comme l’homme capable d’unir un Brésil polarisé. Une tentative gênée par l’appétit de pouvoir de ses coreligionnaires.
Parallèlement, le Tribunal supérieur électoral (TSE) se penche depuis des mois sur les comptes de campagne de la présidente, un travail qui pourrait être accéléré par les révélations de Lava Jato. En cas d’invalidation des comptes, il ne s’agit plus d’une destitution mais d’une cassation, qui concerne aussi bien la présidente que le vice-président, élus sur le même ticket. Elle pourrait même s’étendre à Aécio Neves, le candidat malheureux de l’opposition (Parti de la social-démocratie brésilienne, PSDB, conservateur), arrivé en deuxième position, en octobre 2014. Car même si le juge Moro et la presse affichent une discrétion à la limite de la complicité à son égard, le sénateur de droite n’en est pas moins cité à plusieurs reprises comme bénéficiaire de dons illicites.
Or le Tribunal supérieur électoral est censé examiner simultanément les comptes des deux candidats puisqu’ils ont bénéficié des largesses des mêmes entreprises aujourd’hui sur la sellette. La plus grande probabilité d’une chute de Dilma Rousseff accroît d’ailleurs les risques pour Aécio Neves : au sein du PSDB, d’autres figures, notamment l’ex-maire de Sao Paulo José Serra et le gouverneur de Sao Paulo Alckmin, voudraient briguer la présidence et pourraient livrer des secrets précieux à la presse et à la justice contre leur ancien candidat.
Une cassation du mandat de Dilma Rousseff par le TSE plongerait le Brésil dans l’inconnu. Si elle se produisait avant le 31 décembre 2016, le pouvoir reviendrait alors temporairement au président de l’Assemblée, Eduardo Cunha. Une situation surréaliste, puisque le député est celui sur lequel pèsent le plus d’accusations prouvées. Ce dernier aurait alors 90 jours pour organiser une élection au suffrage universel, et bien malin celui qui pourrait prédire aujourd’hui quel président surgira des urnes.
Dans le PT, le seul candidat naturel, Lula, risque d’être mis hors-jeu par les accusations, prouvées ou non, à son encontre. Les leaders du PMDB et du PSDB vont s’entretuer pour désigner un poulain, alors que l’écologiste Marina Silva tentera de nouveau sa chance, ainsi que de probables « outsiders ». Un ticket formé par deux députés évangéliques d’extrême droite – Jair Bolsonaro et Feliciano – vient d’ailleurs d’annoncer ses prétentions. Si la cassation était prononcée par le Tribunal électoral après le 1er janvier 2017, le Congrès élirait alors un président chargé de terminer le mandat. « Ce dernier n’aurait aucune légitimité, car si les Brésiliens sont furieux contre le pouvoir exécutif, ils détestent plus encore le Congrès », souligne Mauricio Santoro.
Déjà fragilisée, l’économie a alors subi l’impact dévastateur de la bombe Lava-Jato
Dans les deux cas, s’ouvre une période imprévisible détestable pour une économie brésilienne déjà à genoux. Le produit intérieur brut a reculé de 3,8 % en 2015. La récession devrait, selon les prévisions, s’approfondir encore : un recul de 3,5 % est prévu cette année. C’est la pire chute depuis 1990. Les emplois sont détruits par centaines de milliers, l’inflation, de 10 %, rogne les revenus, alors que le gouvernement envisage de limiter le salaire minimum et de faire des coupes dans les allocations sociales, rigueur oblige. Selon l’économiste Ana Maria Barufi, interrogée par le quotidien économique Valor, 3,7 millions de personnes qui s’étaient hissées au-dessus de la pauvreté après 2004 y sont déjà retombées, et le mouvement ne fait que commencer.
La crise économique s’explique par le ralentissement international, en particulier la chute du cours des matières premières, dont le Brésil est un grand exportateur, « mais c’est surtout le résultat de la politique économique du gouvernement », accuse Joao Sicsu, professeur à l’Université fédérale de Rio de Janeiro. Entre panique pour combler de gros déficits publics et volonté de séduire l’élite pour se maintenir au pouvoir, Dilma Rousseff « a préféré couper dans les investissements publics et offrir des réductions de charges aux entreprises, qui n’ont pas pour autant limité les licenciements », poursuit l’économiste.
Le ralentissement avait aussi pour objectif affirmé d’augmenter le chômage pour que les employés cessent d’exiger des hausses de salaires. Flanquée d’une politique monétaire restrictive (le taux de base a atteint 14,75 %) tuant le crédit, cette stratégie a si bien marché qu’elle a enclenché un cercle vicieux. La peur du chômage faisant plonger la consommation des ménages, qui a connu la plus grande chute en 2015 des vingt dernières années, ralentissant l’économie et faisant exploser les mesures de dégraissages des entreprises.
Déjà fragilisée, l’économie a alors subi l’impact dévastateur de la bombe Lava Jato. Car en atteignant le bâtiment et le pétrole, les deux principaux moteurs de l’économie brésilienne, l’enquête a pratiquement paralysé tout l’investissement dans le pays. Impayés, les petits fournisseurs mettent la clef sous la porte. Des États fortement dépendant des royalties du pétrole, comme celui de Rio de Janeiro, ont cessé de payer leurs fonctionnaires et ferment des hôpitaux. Le secteur de la culture, qui dépendait des subventions de Petrobras, est au bord de la faillite. Et l’impossibilité de prévoir qui sera à la tête du Brésil dans quelques mois incite à l’attentisme. Sans sortie de la crise politique, la récession devrait s’approfondir, sans qu’on en aperçoive le fond.
La situation est d’autant plus confuse qu’elle semble ne plus dépendre du tout des politiques, qui ne font que réagir aux actions et annonces de la justice. « Aujourd’hui, les juges et les commissaires ont plus de poids sur l’avenir du Brésil que les députés et sénateurs », note Mauricio Santoro. « Cela donne une idée de la profondeur de la crise des institutions politiques dans le pays », dit-il, rappelant qu’en 1993, quand se débattait la possibilité de la destitution du président Collor pour cause de corruption, le processus dépendait des leaders du Congrès, qui avaient une véritable légitimité au sein de la population.
Politique et économie dépendent donc du « Parti de la justice », comme l’a surnommé le politologue André Singer, professeur de sciences politiques à l’université de Sao Paulo. En jetant pour la première fois hauts cadres de partis et d’entreprises derrière les barreaux, le « PJ » contraint le Brésil à une réflexion sur les ravages de la corruption, dans un pays où les autorités se servent de l’État pour s’enrichir ou gagner un statut. Son impact sur la vie politique interroge pourtant tant sa sélectivité choque. Il semble naturel que les condamnations au sein du PT soient majoritaires, le parti ayant un président à la tête de l’État depuis treize ans. Mais le silence de la justice quant aux dénonciations de leaders de l’opposition intrigue.
« La conduite de la justice fédérale dérange, celle des justices locales est plus problématique encore », souligne Mauricio Santoro, qui rappelle que les magistrats de Sao Paulo sont acquis à l’opposition. Pour le politologue, Lava Jato est « légitime mais ne devrait pas être au-dessus de la loi ». Mercredi 9 mars, le ministère public de l’État de Sao Paulo a dénoncé l’ex-président Lula pour corruption avant de demander le lendemain son incarcération. C’est en théorie une enquête indépendante de Lava Jato, même si la subtilité est incompréhensible par le public. Face au « Parti de la justice », Lula essaie d’actionner celui de la rue. L’ex-président prend aujourd’hui ses distances par rapport à la politique économique du gouvernement, honnie par les mouvements sociaux. Reste à savoir s’il n’est pas trop tard.