| 22.12.11 | 08h53 • Mis à jour le 22.12.11 | 11h03
En Corée du Nord, le Programme alimentaire mondial et des ONG tentent de remédier à la malnutrition de tout un peuple, due à une organisation agricole délirante et à la rapacité des privilégiés.REUTERS/KIM KYUNG-HOON
Pyongyang Envoyé spécial - A perte de vue sur un millier d'hectares de vallons, de jeunes pommiers aux troncs enveloppés de paille sont parfaitement alignés. Cet immense verger grillagé dont les premières récoltes sont attendues en 2012 est situé à 30 km au nord de Pyongyang. Il est assorti d'un élevage de cochons et d'un autre de tortues, tous deux informatisés et flambant neufs. La ferme d'Etat de Daedonggang est une "poche" inattendue de développement agricole dans un pays qui souffre d'une grave pénurie alimentaire. Remédier à la détérioration des conditions de vie de la population, sous le choc de la mort du dirigeant Kim Jong-il et inquiète de ses conséquences, sera la priorité de la nouvelle équipe dirigeante.
Le Programme alimentaire mondial (PAM) et le Fonds pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) font état d'une augmentation de 8,5 % des récoltes en 2011 tout en soulignant la persistance de la malnutrition dans les couches vulnérables de la population (enfants, femmes enceintes, vieillards), soit 3 millions de personnes sur 24 millions (dans les rapports précédents, PAM et FAO avançaient le chiffre de 6 millions). Le déficit alimentaire sera cette année de 739 000 tonnes (un million en 2010). "La situation alimentaire reste critique", estimait, il y a deux semaines à Pyongyang, Ri Ho-rim, secrétaire général de la Croix-Rouge nord-coréenne.
Au fil des 240 km de voie ferrée entre Pyongyang et Sinuiju (à la frontière avec la Chine), on croisait des trains chargés de sacs de riz. La République populaire démocratique de Corée (RPDC) importe 320 000 tonnes de céréales et bénéficie d'une aide chinoise dont on ignore le volume. Il reste à trouver 400 000 tonnes pour atteindre les 5,4 millions nécessaires à la survie de la population.
Sur les 200 millions de dollars d'aide demandée par le PAM, un tiers a été couvert. A la fin du printemps, les rations étaient tombées à 200 grammes de céréales par jour et par personne (soit un tiers du minimum requis). Ceux qui disposent de liquidités ont accès aux marchés, mais les autres dépendent du système de distribution public.
A l'insuffisance quantitative s'ajoute le déséquilibre nutritionnel. Des experts étrangers évoquent une "génération perdue" : enfants dont la taille est inférieure à la moyenne, pour leur âge, constatée en Corée du Sud, ou qui risquent de souffrir d'effets psychiques dus à la malnutrition. En 2009, le Fonds des Nations unies pour l'enfance (Unicef) estimait que dans les provinces reculées du Nord, 45 % des moins de 6 ans étaient sous-alimentés. La situation n'a pas changé. A l'hôpital de Junghwa, dans la province agricole du Hwanghae du Nord, "les cas d'enfants sous-alimentés ont doublé en un an", selon le médecin chef, Chang Gil-nam. En 2011, Unicef a reçu un quart des fonds demandés.
Des projets européens tentent de pallier la carence de vitamines chez les enfants. C'est le cas de la ferme de Pongsu à la périphérie de Pyongyang, développée sous l'égide de l'Unité 4 du programme de soutien européen - qui n'est autre que l'organisation allemande Welthungerhilfe, les ONG n'étant plus présentes en RPDC sous leur appellation. La production en serre de tomates et de concombres alimente en priorité vingt-huit jardins d'enfants, ainsi que la population du canton (80 000 personnes). Le projet s'autofinance, explique le maître d'oeuvre, Karl Fall : "Nous produisons aussi des fraises - un luxe ici - vendues à l'élite et aux étrangers. Avec ces revenus, nous faisons tourner la ferme." Prochaine étape : "Le bouclage du cycle de production avec l'élevage de poissons : l'eau des bassins servira d'engrais organiques ."
"Travailler ici est un défi mais, sur le terrain, les gens font au mieux dans le carcan des contraintes." En dix ans, l'Unité 4 a construit 600 serres à énergie solaire. Dans le même esprit, l'Unité 5 (l'ONG française Triangle) réhabilite des fermes laitières dans les provinces de Pyongan du Sud et du Hwanghae du Nord, ainsi qu'une ferme piscicole dans le Hamgyong du Sud : 15 000 enfants dans le premier cas et 19 000 dans le second en bénéficieront.
En dépit de ces projets modèles et de l'énorme effort humain exigé de la paysannerie pour remédier à une mécanisation défaillante, la RPDC est chaque année au bord de la disette, voire de la famine - comme ce fut le cas en 1995-1998 (plus de 600 000 morts). Seulement 20 % des terres sont arables et les plantations s'arrêtent à la limite des routes ou du ballast des voies ferrées pour grimper à l'assaut des collines (provoquant un déboisement alarmant dû aussi à la quête de bois de chauffage pour affronter des hivers sibériens). Le long des routes, en ville dans les parcs, des femmes accroupies cueillent des herbes comestibles. Les cultures "privées" légales ou illégales pallient la pénurie sans pour autant l'atténuer.
Poursuivant une utopique autosuffisance, la RPDC s'est lancée dans les années 1970 dans une culture intensive qui nécessite énergie et engrais chimiques. A la suite de l'effondrement de l'URSS et de l'évolution de la Chine, ces approvisionnements à des conditions privilégiées ont cessé. La pénurie d'énergie a un autre effet : 20 % des récoltes sont perdues. Fin novembre, dans les rizières gelées, des meules pourrissaient faute de transports.
Le PAM et la FAO notent des améliorations (plus d'engrais, meilleure alimentation en énergie), mais le rendement des rizières est inférieur de 60 % à celui de la Corée du Sud. Tant que le régime n'aura pas mis fin à son isolement, la population sera sous-alimentée et dépendante de l'aide internationale. Mais les donateurs sont réticents : l'assistance n'irait pas aux populations vulnérables. Dans le passé, une partie a été détournée : "prélèvement" par l'armée ; vente sur les marchés. Certaines catégories sociales, "coupables" d'attitudes "antiparti", sont en outre pénalisées... Sans nier ces phénomènes, les spécialistes américains ou sud-coréens de la RPDC sont partagés sur leur ampleur.
En 2011, le PAM a mis en place une surveillance stricte de la distribution de l'aide : ses experts parlant le coréen peuvent aller partout, sans préavis, pour s'assurer que les denrées arrivent à destination. Un système informatique dans trois villes permet de suivre leur acheminement. "Nous avons fait des efforts, mais le PAM n'a reçu qu'un tiers de ce qu'il demandait. Quelle leçon en tirer ?", interroge un haut fonctionnaire.
L'attitude des Etats-Unis et de la Corée du Sud qui dénoncent des détournements de l'aide ou minimisent la gravité de la situation n'est pas étrangère aux réticences des pays donateurs. Séoul et Washington affirment que leur assistance n'est pas liée à des considérations politiques. Ce que contestent des ONG américaines comme Mercy Corps.
Après bien des tergiversations, le 16 décembre, à la veille de la mort de Kim Jong-il, Pyongyang et Washington étaient parvenus à un accord de principe : en échange de la suspension de son programme d'enrichissement de l'uranium, la RPDC recevrait 220 000 tonnes de produits destinés à lutter contre la malnutrition (vitamines, lait pour les nourrissons, biscuits enrichis en protéines). Si cet accord est officialisé, ce sera la première fois depuis trois ans que les Etats-Unis reprendront leur assistance alimentaire à la RPDC.
Quelles que soient les responsabilités politiques, une bonne partie de la population nord-coréenne souffre. Bien des incertitudes planent sur l'avenir du pays mais, sur ce point, à voir certains visages, à visiter hôpitaux et écoles, le doute n'est guère permis.
Philippe Pons