Alors qu’Apple se prépare à commercialiser son iPhone 7, des abus sérieux – bas salaires, temps de travail excessif, mise en danger des travailleurs... – sont une nouvelle fois signalés dans les usines de ses fournisseurs chinois, comme Foxconn ou Pegatron. Comme le montre une analyse réalisée par le média américain TruthOut, cela fait au moins quatorze années que journalistes d’investigation et ONG signalent ce type de problèmes dans la chaîne d’approvisionnement d’Apple, et quatorze ans que la marque à la pomme promet d’y mettre bon ordre. Les années passent et rien ne change.
En ce moment même, des centaines de milliers de jeunes travailleurs et travailleuses chinois sont en train de trimer sur les lignes de production de l’iPhone 7. Le montage final du dernier smartphone d’Apple s’effectue dans une poignée d’usines de Foxconn et de Pegatron localisées dans toute la Chine, pour le lancement prévu ce mois de septembre 2016.
Le nom de Foxconn est désormais relativement connu, ce fournisseur d’Apple s’étant retrouvé sous les feux des médias internationaux en 2012, après la mise en lumière de violations systématiques – d’un point de vue éthique et d’un point de vue légal – des droits des travailleurs. Pegatron, en revanche, a peu attiré l’attention des journalistes, malgré le rôle de plus en plus important de cette firme dans la chaîne d’approvisionnement d’Apple depuis quatre ans. Pourtant, les conditions de vie et de travail des quelque 100 000 jeunes Chinois et Chinoises qui travaillent dans l’usine de Pegatron de Shanghai paraîtront tristement familières à quiconque a un tant soit peu suivi ces controverses.
Aucun signe d’amélioration malgré les interpellations
Un récent rapport de China Labor Watch montre que les abus dénoncés par les médias internationaux en 2012 se poursuivent aujourd’hui, sans signe d’amélioration. Dans le cas de Pegatron, les conditions de travail auraient même empiré depuis 2015, malgré les audits commissionnés depuis des années par Apple, son adhésion à la Fair Labor Association, et ses engagements répétés à assurer la sécurité et la dignité de ceux qui fabriquent ses produits extrêmement lucratifs.
China Labor Watch est une ONG qui se consacre à mettre en lumière les violations des droits des travailleurs dans les usines chinoises qui fournissent les grandes marques internationales. Son dernier rapport est basé sur des entretiens avec les ouvriers de Pegatron à Shanghai et une analyse de leurs fiches de paie. Il montre que ces travailleurs se voient toujours imposer des heures de travail excessives et parfois extrêmes, pouvant aller jusqu’à 109 heures supplémentaires par mois en plus de leur temps de travail normal – soit trois fois la limite légale en vigueur en Chine.
Des heures supplémentaires pour les stagiaires
La grande majorité des ouvriers du département maintenance de l’usine ont déclaré plus de 82 heures supplémentaires pour le seul mois de mars 2016, et toutes les fiches de paie émanant de ce département sans exception signalent des heures supplémentaires dépassant la limite légale de 36 heures supplémentaires mensuelles. Parmi les travailleurs concernés, des étudiants « stagiaires » qui légalement ne devraient pas faire d’heures supplémentaires du tout, mais dont certains en ont enregistrées plus de 80 par mois.
Interpellés sur ces pratiques, les dirigeants de Pegatron comme de Foxconn font valoir que les heures supplémentaires sont optionnelles dans leurs usines. Les recherches de China Labor Watch démontrent cependant que les quotas élevés de production imposés par Apple, les bas salaires de rigueur dans les usines, les techniques agressives de management et le refus systématique des congés concourent à ôter aux ouvriers tout pouvoir de choisir.
213 dollars par mois
L’enquête de China Labor Watch révèle également que le salaire de base offert à ses ouvriers par Pegatron, après déductions, équivaut à seulement 213 dollars par mois, soit 117 $ de moins que le salaire minimum en vigueur à Shanghai. Même avec toutes leurs heures supplémentaires, les travailleurs gagnent 300 $ de moins que le salaire mensuel moyen de la région.
Ces chiffres mettent en lumière une baisse nette des salaires des ouvriers de Pegatron entre 2015 et 2016. La direction de l’usine a compensé l’augmentation du salaire minimum imposée par le gouvernement par une suppression d’avantages sociaux. L’obligation est désormais faite aux salariés de contribuer par une portion de leur salaire à leur assurance sociale, qui était auparavant payée par l’entreprise. Malgré une hausse légale de 1,85 $ par heure en 2015 à 2 $ en 2016, le salaire horaire net après ces déductions n’est finalement que de 1,60 $.
Parmi les autres violations légales et éthiques documentées par China Labor Watch : plus d’une heure de travail quotidien non rémunérée, des conditions de vie marquées par la surpopulation des dortoirs et leur manque d’hygiène, ou encore la non fourniture d’équipements protecteurs, qui menace la santé et la sécurité des travailleurs.
La réalité des « iPod City » dénoncée dès 2006
De tels abus sont familiers chez Apple. Le lecteur en aura déjà entendu parler, ici (voir notre dossier) ou dans d’autres médias. Ce dont il ne se rend peut-être pas compte est que cela fait plus d’une décennie qu’ils ont été portés à l’attention d’Apple.
Le 18 août 2006, le journal britannique Mail on Sunday publiait un reportage au vitriol sur les conditions de travail dans les usines chinoises où étaient fabriquées, à l’époque, des iPods. Des journalistes d’investigation découvrirent que les ouvriers dormaient à 100 par dortoirs dans l’usine Longhua de Foxconn à Shenzhen, appelée à l’époque « iPod City », et qu’ils trimaient jusqu’à 15 heures par jour pour des salaires de misère. Ils trouvèrent des conditions similaires dans une usine d’Asustek à Suzhou, dans la province du Jiangsu, produisant des iPods Shuffle. Travaillant jusqu’à 12 heures par jours, les ouvriers y perdaient la moitié de leurs salaires en raison des frais de logement et de nourriture imposés par l’usine.
En réalité, les violations légales et éthiques des droits des travailleurs dans la chaîne d’approvisionnement d’Apple remontent encore plus loin. Dans un rapport publié en septembre 2005, Somo, une organisation non gouvernementale néerlandaise qui examine les pratiques des multinationales, révélait déjà des abus chez deux fournisseurs d’ordinateurs portables Apple, Quanta Shanghai et Elite Computer Systems, tous deux basés à Shenzhen. Le rapport de Somo signale notamment des heures de travail excessives, des salaires insuffisants, l’absence de prise en compte de la santé et de la sécurité des ouvriers, leur intimidation par les managers, et l’absence de tout mécanisme de plainte qui auraient permis aux travailleurs de signaler des problèmes.
Les beaux discours d’Apple
Une analyse de l’ensemble des données disponibles sur ce type d’incidents et d’abus – ainsi que d’autres comme des accidents du travail et des problèmes médicaux, des « burn-outs » et autres troubles émotionnels chez les travailleurs, ou les obstacles apportés à des audits indépendants dans les usines – montre qu’ils reviennent année après année dans la chaîne d’approvisionnement d’Apple en Chine. Sur la base des rapports et études réalisés par des organisations à but non lucratif ou des chercheurs sur les conditions de travail chez les fournisseurs chinois d’Apple (China Labor Watch, Students and Scholars against Corporate Misbehavior, Institute of Public & Environmental Affairs, Somo, Good Electronics et quelques autres), cette analyse montre que ces abus, documentés sur une période de quatorze ans dans 26 usines de fournisseurs chinois d’Apple, se poursuivent à ce jour sans signe de répit.
Dans ses rapports annuels sur sa responsabilité vis-à-vis de ses fournisseurs, Apple déclare de manière répétée qu’elle agit auprès de ses fournisseurs problématiques pour améliorer les conditions de travail et de vie, et qu’elle exclut de sa chaîne d’approvisionnement ceux qui refusent de répondre positivement à ses interpellations. Pourtant, on constate des abus répétés d’une année sur l’autre dans 17 usines propriété de dix entreprises sous-traitantes d’Apple. Sur la période récente, des violations répétées ont été documentées dans des unités de production de Pegatron tous les ans de 2012 à aujourd’hui, et de même pour de nombreuses usines de Foxconn jusqu’en 2015 au moins.
Horaires excessifs et conditions de travail insalubres
Au total, l’analyse que j’ai réalisée a identifié 76 cas spécifiques et documentés de situations de violation des droits des travailleurs sur toute la période. Sur ces quatorze ans, les abus les plus fréquents et les plus systématiques sont les durées de travail excessives et l’absence de protection de la santé et de la sécurité des ouvriers. On retrouve ces deux problèmes dans plus de trois quarts des 76 cas. D’autres abus sérieux se retrouvent dans au moins la moitié de ces cas, comme les techniques agressives de management, l’intimidation et l’humiliation des travailleurs, l’insuffisance de la rémunération, les accidents et autres problèmes médicaux liés à des conditions de travail inadéquates, des cas d’épuisement sévère et chronique, souvent liés à des troubles émotionnels, et bien entendu l’absence de syndicat ou d’autre forme de représentation et de protection des intérêts des travailleurs.
En outre, j’ai constaté que dans plus d’un tiers des cas, les ouvriers se plaignaient que leur usine n’avait pas de mécanisme de plainte efficace pour les ouvriers. Dans plus d’un quart des cas, ceux-ci souffraient de conditions de vie inadéquates. Également dans plus d’un quart des cas, les fournisseurs avaient recours à des « dispatch workers » (sorte d’intérimaires), exploités d’un côté par les usines et de l’autre par les agences de placement qui les envoyaient, et à des « étudiants stagiaires » forcés de travailler pour un salaire de misère par leur école ou leur gouvernement local. Les interférences avec les audits sociaux réalisés par des tierces parties indépendantes – par exemple la falsification de documents ou l’intimidation des ouvriers pour qu’ils ne parlent pas aux auditeurs – semble aussi un problème récurrent : je l’ai retrouvé dans 12% des cas répertoriés.
« Rien ne changera tant qu’Apple ne changera pas ses pratiques »
Ces données démontrent sans ambiguïté qu’Apple ne sanctionne en aucune manière ses fournisseurs qui violent la législation chinoise et le propre code de conduite qu’elle a élaboré à leur intention. Aujourd’hui, on retrouve les mêmes abus qu’il y a quatorze ans dans les usines qui fabriquent les produits Apple. Un constat qui ne peut que remettre en question l’efficacité des audits sociaux, une pratique pourtant plébiscitée par l’industrie.
Pire encore, Li Qiang de China Labor Watch estime qu’Apple contribue activement à faire « obstruction » à tout changement positif dans l’industrie électronique en pressurant ses fournisseurs et en leur imposant des marges minuscules, tout en leur fixant des quotas de production qui impliquent de faire tourner les usines 24 heures sur 24. Étant donné son statut de leader du marché des smartphones, Li Qiang pense que rien ne changera vraiment dans cette industrie tant qu’Apple ne changera pas ses pratiques.
Nicki Lisa Cole
Cet article a été publié initialement en anglais le 25 août 2016 par TruthOut. Reproduit avec permission. Traduction : Olivier Petitjean.
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Photo : Sacom