Pour le sociologue Vincent de Gaulejac (1), aucun doute, la «lutte des places» s'est désormais substituée à la lutte des classes, et ce n'est pas spécialement une bonne nouvelle : «Il y a un tel décalage entre le nombre d'emplois disponibles et le nombre de personnes actives en âge de les occuper que cela provoque forcément de la violence...» D'un côté, des candidats dans la galère, prêts à tout pour décrocher un job souvent vital : «On est là pour se taper dessus, pas de pitié !» affirme l'un d'eux - recalé dès le premier tour. De l'autre côté de la table, des employeurs convaincus d'être dans leur bon droit : c'est qu'il faut bien faire le tri ! Quitte à confier le recrutement à un cabinet de chasseurs de têtes aux méthodes un brin sadiques.
Le sociologue appelle cela la «violence innocente» : personne n'est malintentionné, et pourtant le résultat est digne de l'expérience de Milgram (2). Enjeu stratégique par excellence, le recrutement cristallise aujourd'hui toutes les tensions qui minent le marché du travail. Les CV charriés par la crise s'entassent par centaines sur les bureaux des chefs d'entreprise. Dépassés, certains préfèrent déléguer la sélection des profils à des tiers, sur qui ils pourront opportunément rejeter la faute en cas d'erreur de casting. Car le processus d'embauche est long, coûteux et risqué : «Si on se rend compte que ça ne colle pas à l'issue de la période d'essai, il faut tout recommencer depuis le début... C'est une perte de temps et d'argent considérable.
« Si on s'en rend compte après la période d'essai, c'est encore pire évidemment !» explique le patron d'une entreprise de nouvelles technologies. «Recruter quelqu'un de sain, c'est ce qu'il y a de plus difficile !» affirme carrément Jean-Claude Delgènes, directeur de Technologia, un cabinet de prévention des risques liés au travail. A en croire les employeurs, les 10 millions de Français au chômage seraient majoritairement des boulets, et les bons profils, une denrée rare ! Du coup, tous les moyens sont bons pour se rassurer en tentant de faire du recrutement une science exacte, objectivée par des tests, validée par de savants schémas.
«La sélection est devenue un enjeu sensible, les organisations ont inventé des dispositifs pour rationaliser, objectiver les choses, confirme Vincent de Gaulejac. Entre les chasseurs de tête et les officines de sélection, le recrutement est aujourd'hui un véritable marché.» Et tant pis si les méthodes de rationalisation sont parfois limites. Et si les entretiens flirtent souvent avec, au mieux, l'impolitesse, au pis, l'illégalité. «Après trois entretiens réussis chez Total, la responsable des RH a fini par m'avouer qu'en réalité le poste avait déjà été pourvu en interne, se souvient Patricia, 32 ans. Ils ne m'avaient fait venir que pour donner l'apparence d'un recrutement à plusieurs candidats, mais les jeux étaient faits depuis le début. J'ai trouvé ça gonflé.» Plus personne n'est gêné de faire déplacer quelqu'un deux, trois, dix fois...
Même pour un stage à 400 euros ou un CDD. «J'ai eu quatre entretiens pour un CDD de quatre mois, rapporte Marine, chargée de communication dans le domaine de la santé. Au final, on m'a expliqué que j'étais trop qualifiée pour le poste.» Pour sa part, Célia, 27 ans, diplômée d'une école de commerce, conserve un assez mauvais souvenir de ses entretiens dans un syndicat agricole : «Personne ne m'avait prévenue que les entretiens allaient durer toute la journée. J'étais en poste, et j'ai dû me faire porter pâle auprès de mon boulot... Deuxième surprise : c'était un entretien collectif. Les employeurs font ça pour gagner du temps, mais ils font semblant d'oublier que ça verrouille complètement les prétentions individuelles. On ne négocie pas son salaire quand on est six dans une pièce.»
Plutôt que de multiplier les tests et les mises en situation, certaines entreprises choisissent de déléguer la responsabilité du recrutement... à leurs salariés ! «Personnellement, je suis très favorable à la cooptation, affirme Jean-Claude Delgènes. Si vous avez un bon élément dans votre équipe, vous avez une excellente chance qu'il vous amène un autre bon élément, ça permet de limiter les risques.» Signe des temps, la «cooptation» - traduire : le piston - est aujourd'hui acceptée et revendiquée par tous. Chez Google, elle est même encouragée par une prime : 4 000 e sont versés à tout employé ayant recommandé un candidat recruté à son tour. Le sport maison consiste donc à entraîner son poulain pour qu'il ne se laisse pas déstabiliser par les questions tordues qui ont fait la réputation de l'entreprise : combien de balles de golf un camion peut-il contenir ?
Combien de fois par jour les aiguilles d'une horloge se chevauchent-elles ? «Le but, c'est d'évaluer les capacités de raisonnement de la personne, explique Sarah, employée chez Google. A moi, on m'avait demandé combien de poils possède un teckel ! J'avais estimé que le teckel était un cylindre d'une surface de 50 cm2, qu'il avait 400 poils par centimètre carré de peau, et puis j'avais rajouté 30 % pour la tête, les pattes, la queue...» Bonne nouvelle, les postulants peuvent désormais se faire la main en potassant le livre Etes-vous assez intelligent pour travailler chez Google ? (3), qui délivre trucs et astuces pour répondre avec panache à des questions absurdes. Mais, pour être embauché dans l'entreprise préférée des jeunes diplômés, être malin ne suffit pas : le candidat doit aussi faire l'unanimité chez ses futurs collègues. Même une personne située au-dessous de lui hiérarchiquement peut opposer son veto et faire dégager le prétendant. Mieux vaut donc être compatible avec l'«esprit Google» pour espérer faire partie de la famille.
«Dans un monde où ce ne sont plus les compétences qui priment, mais les qualités humaines, relationnelles, on sélectionne sur ce que vous êtes, et sur votre degré d'acceptation des normes du système», note Vincent de Gaulejac. Autrement dit, en 2013, l'employé modèle doit être adaptable, mobile, beau (mais pas trop non plus, sous peine d'être soupçonné d'incompétence), avoir la poignée de main ferme et la démarche assurée, être dépourvu d'accent et de bedaine... et avoir le travail pour seul horizon.
«Les boîtes essaient de trouver des "pattern 1", c'est-à-dire des gens surinvestis, qui adorent le travail, explique Jean-Claude Delgènes. Il existe des tests psychologiques qui permettent de les détecter.» Internet regorge de tests qui proposent de sonder l'âme des recrues potentielles, de démasquer les tire-au-flanc et peut-être de mettre la main sur le Graal : les «pattern 1», les maboules du boulot, ceux qui resteront jusqu'à 23 heures sans même quémander un sandwich. Résultat, le «marché» du recrutement est surtout un immense jeu de dupes. Les candidats à l'embauche deviennent des bêtes à concours, s'entraînent à déjouer les pièges et gonflent leur CV, parfois avec l'aide d'un coach ; et les recruteurs vont de plus en plus loin dans leurs techniques d'investigation. Quitte à fouiller dans la vie privée des postulants.
« Le traditionnel «Madame ou mademoiselle ?», par exemple, est avantageusement remplacé par un petit tour sur Facebook, comme le raconte Laure : «Au neuvième entretien chez Microsoft, on me dit que c'est bon, j'envoie mes photocopies de carte d'identité, de carte Vitale. On m'informe d'un dernier entretien avec le directeur marketing et commercial France qui ne sera qu'une "pure formalité". Le fameux directeur me dit "Tiens, je vais aller sur votre profil Facebook !" En voyant ma photo en robe de mariée, il me lance : "Ah, vous êtes mariée." Je réponds : "Oui, mais je n'ai pas l'intention d'avoir d'enfant dans les deux prochaines années, si c'est cela qui vous inquiète." Sur ce, le ton de l'entretien change du tout au tout pour devenir très froid. Quelques jours plus tard, la responsable des RH me rappelle pour m'annoncer que ma candidature n'avait pas été retenue parce que je n'étais "pas assez adaptable".»
Quand l'enquête façon inspecteur Derrick ne donne rien, reste la magie. Jean-François Amadieu, auteur de DRH, le livre noir (4), dresse le bilan des techniques les plus foutraques utilisées par les recruteurs, de la morphopsychologie (évaluation de la personnalité en fonction des traits du visage) à la «méthode intuitive», appellation sophistiquée d'une pratique connue sous le nom de «voyance». Catherine Bidan, coach sortie d'HEC, explique sans rire que «l'intuition est le plus élevé des sept niveaux d'intelligence» : «Je reçois des images, des mots, des scénarios qui répondent à ce qui se pose des sensations. Je peux ressentir la peine d'une personne. Je peux malheureusement voir le scénario d'un fait divers avant que la télévision n'en annonce son déroulement.»
Entre autres clients, le ministère de l'Economie et des Finances, Chanel ou PSA ont déjà fait confiance à Catherine Bidan et à ses dons. Jean-François Amadieu révèle aussi que «la France a le rare privilège d'être le pays au monde où se pratique le plus la graphologie». Scientifiquement, c'est prouvé, l'analyse de la personnalité par l'écriture ne vaut pas un clou. Mais peu importe : en 2007, la graphologie était pratiquée par 70 % des cabinets de recrutement. «Dans mon entreprise, on fait régulièrement appel à une graphologue pour départager des candidats qui nous intéressent, raconte Marie, qui travaille dans un cabinet de conseil. Mais, finalement, on utilise assez peu ses conseils, parce qu'on s'est aperçus que ses analyses sont toujours dithyrambiques !»
Dans le même registre, l'astrologie fait un malheur chez bon nombre d'employeurs. «J'ai été recrutée en stage dans un grand quotidien national parce que j'étais Capricorne ! raconte une journaliste. Le directeur avait reçu tellement de CV qu'il avait décidé de ne prendre que des Capricorne.» Un classique : Raymond Domenech n'a jamais caché que l'astrologie avait joué un rôle fondamental dans la sélection des joueurs de ses équipes de football. De son côté, le maire d'Issy-les-Moulineaux André Santini affirme se méfier des Poissons, et soutient que «les Verseaux manquent souvent de détermination».
A quand le recrutement par télépathie ? La lecture du CV dans les entrailles d'un poulet ou dans la forme des nuages ? Le sacrifice de jeunes vierges pour s'assurer d'embaucher le bon candidat ? Les charlatans qui pullulent dans les cabinets de recrutement ont encore de beaux jours devant eux. Dommage pour les responsables des ressources humaines qui essaient de faire leur boulot honnêtement. Dommage, surtout, pour les candidats qui espéraient faire valoir une qualité désormais désuète : la compétence.
(1) Auteur de Travail, les raisons de la colère, Seuil, coll. «Economie humaine», 2011.
(2) Une expérience menée en psychologie dans les années 60, et visant à étudier la soumission à l'autorité : sur ordre, les participants devaient envoyer des chocs électriques à d'autres. A l'arrivée, une séance de torture.
(3) William Poundstone, JC Lattès, 2013, 378 p., 20 €.
(4) Seuil, 2013, 236 p., 19,90 €.
Pour recruter leurs ingénieurs, les entreprises d'informatique déclenchent de vastes opérations de séduction : dès lors, on ne parle plus d'«entretiens», mais de «job dating». «Les boîtes de SSII organisent des rencontres dans des bars, note Fabrice Mazoir, responsable éditorial des sites Régions Job. Le but, c'est de rendre le recrutement sexy, voire d'en convaincre certains de quitter leur job. Le mauvais exemple, c'est cette agence de pub qui avait organisé le recrutement de ses stagiaires via un tournoi de poker, ce qui est illégal. Mais il y a d'autres innovations. Par exemple, la société Akka Technologies invite chaque année des jeunes diplômés au ski pendant trois jours.» Et pendant ce temps, l'immense majorité des diplômés et des chômeurs lutte pour obtenir le plus petit CDD...