Boris Picano-Nacci, ancien trader de la Caisse nationale des caisses d'épargne (CNCE), a été condamné fin janvier à rembourser le montant des pertes qu'il avait provoquées en misant sur les marchés des produits dérivés actions, soit une amende de 315 millions d'euros. La sentence a ceci de particulier qu'elle ne pourra jamais être exécutée. De même, Jérôme Kerviel ne pourra pas s'acquitter de l'ardoise de 4,9 milliards d'euros à laquelle la justice française l'a condamné.
Il y a beaucoup de points communs entre ces deux affaires emblématiques : le trader doit rembourser à la banque l'intégralité des pertes au titre des dommages et intérêts ; la sanction est en conséquence vertigineuse, et d'un montant si abyssal que la banque bénéficiaire de la décision de justice en appelle elle-même à la mesure. Ainsi l'avocat de la CNCE a-t-il expliqué que celle-ci pratiquerait le recouvrement " avec tact, intelligence et discernement" ! Le coup de massue financier est sans proportion avec les peines de prison prononcées : deux ans avec sursis pour Boris Picano-Nacci, trois ans ferme pour Jérôme Kerviel, qui demeure cependant libre puisqu'il s'est pourvu en cassation. Ce dernier se dit victime d'une machination et proteste de sa bonne foi. La banque clame elle aussi son innocence, et aucune des parties, même si elle avoue quelques torts du bout des lèvres, ne fait jamais acte de "repentance", même quand un président de la République intervient dans le débat pour demander des comptes aux dirigeants des banques en question (autre particularité française).
Les sentences rendues dans ces deux procès ont donné raison aux banques dans leur aspiration à être reconnues comme des victimes exemptes de toute responsabilité vis-à-vis de leurs clients et de leurs actionnaires, alors même que les inspections internes et les enquêtes externes diligentées par la commission bancaire ont mis en évidence des manquements et des défaillances notables dans les contrôles des risques au sein des banques. Par un piquant paradoxe, ces dysfonctionnements auront même été utiles aux banques devant les tribunaux en leur permettant de démontrer qu'elles ignoraient tout des agissements de leurs anciens employés, tant leur organisation interne et leurs systèmes de contrôle étaient défaillants !
Or, un bref tour du monde des plus grandes pertes de trading permet de penser que la condamnation au remboursement des pertes par son seul auteur - trader indélicat mais réputé isolé et incontrôlable - est bien une particularité hexagonale.
Dans les pays anglo-saxons, il faut distinguer entre les rogue traders, c'est-à-dire littéralement les "traders voyous", qui réalisent des transactions pour le compte de leur employeur sans y être autorisés, et les traders qui ont manqué de clairvoyance.
Ainsi, parmi ces traders malchanceux, figure le champion toutes catégories en termes de montants : Howie Hubler, ex-trader de Morgan Stanley, responsable d'une perte en 2007 de 9 milliards de dollars (6,69 milliards d'euros) liée à des transactions de "credit default swap" sur des crédits hypothécaires (les trop fameux subprimes). Ici, point de sanction, puisque la banque savait et avait validé l'erreur. Howie Hubler quittera Morgan Stanley en encaissant au passage ses bonus différés.
En bonne place également dans ce classement des catastrophes de trading, le Français Bruno Iksil, surnommé "La baleine de Londres" ou "Voldemort" [le méchant dans Harry Potter] en raison du montant colossal de ses positions en produits dérivés complexespour le compte propre de JP Morgan. La perte découlant de ce fiasco financier survenu en 2012 est estimée à 5,8 milliards de dollars. Pas de procès non plus dans cette affaire ni d'amende record. Mais une opération de contrition publique du PDG de JP Morgan, Jamie Dimon, insistant sur la responsabilité collective du département dans lequel le Français travaillait. L'équipe sera licenciée et leur bonus 2012 ne leur sera pas payé.
Rien à voir avec les affaires de traders fous. Pour ces derniers, la case prison est bien souvent au rendez-vous. Au nombre des rogue traders les plus connus figure le célèbre Nick Leeson, responsable dans les années 1990 d'une perte de 860 millions de livres sterling ayant entraîné la faillite de la Barings, l'une des plus anciennes banques du monde. Après une fuite rocambolesque qui l'avait conduit de Singapour à Francfort, il sera finalement condamné à six ans de prison, mais à seulement... 70 000 livres d'amende. Bien plus récemment, le trader d'UBS Kweku Adoboli, reconnu coupable en décembre 2012 d'une perte de 2,3 milliards de dollars, a été condamné à sept ans de prison.
Dans ces instances, les rogue traders reconnus coupables de fraudes ont été frappés d'une lourde peine de prison ferme et ont dû affronter l'opprobre de l'opinion publique. En revanche, la justice leur a épargné la sanction - médiatiquement cinglante mais symbolique - du remboursement du montant des pertes. La banque, elle, a réagi. UBS a fait immédiatement place nette dans son équipe dirigeante jusqu'au PDG, multiplié les excuses publiques et surtout accepté de payer - sans sourciller et avec même une certaine forme de reconnaissance - une amende de 27,6 millions de livres (36,7 millions d'euros), l'une des plus lourdes jamais infligées par la Financial Services Authority [le régulateur britannique des marchés].
D'une façon générale, les amendes peuvent être colossales, comme dans le scandale du [taux interbancaire] Libor, mais elles frappent d'abord et surtout l'établissement bancaire... qui, lui, a les moyens de les régler et n'a pas d'autre choix que de s'exécuter.
De même, dans une affaire particulièrement grave de blanchiment d'argent, la présidente d'une filiale de la banque HSBC a fait en 2012 son mea culpa devant le Sénat américain, déclarant : "La HSBC n'a pas été à la hauteur des attentes de nos régulateurs, de nos clients, de nos employés et des citoyens." Une scène difficile à imaginer devant le Parlement français.
Mais la différence entre la France et les pays anglo-saxons ne s'arrête pas là. Les traders condamnés plaident non coupable, arguant du fait que leur hiérarchie ne pouvait pas ignorer leurs agissements, qu'ils bénéficiaient d'une autorisation tacite de dépasser les limites et que les objectifs de rentabilité fixés par leurs employeurs les avaient poussés à agir ainsi. Du côté des banques, on observe une volonté implacable d'obtenir des dommages et intérêts record, de faire rendre gorge au responsable du fiasco et de minimiser leurs propres responsabilités, excluant de ce fait toute velléité de présenter des excuses à leurs clients et de remettre en question leur management.
Telle est l'exception française appliquée à la sphère du trading, fruit d'une culture et d'une éthique hexagonales qui, de ce point de vue, n'ont pas beaucoup de leçons à donner au reste du monde.