Rue89 - Sur le terrain 18/02/2013 à 19h00
Elsa Fayner | Journaliste
Entré chez Lur Berri à 18 ans, Sauveur Bacho a vu une « coopérative au service des agriculteurs » gagnée par la folie des grandeurs et l’appel de la finance internationale.
Le siège de Lur Berri, à Aïcirits, non loin de la maison de Sauveur Bacho (Elsa Fayner)
(Des Pyrénées-Atlantiques) Depuis que l’affaire Findus a éclaté, même le Times et la BBC ont appelé le maire de la petite commune d’Arbérats, dans sa maison basque sur la colline. Entre les piles de journaux, les meubles en bois foncé et le feu de cheminée, le retraité reste précis, factuel, prudent. Il savoure sans jubiler. Sauveur Bacho a été durant plus de trente ans le leader syndical de la coopérative Lur Berri, qui possède Spanghero, au cœur du scandale sur la viande de cheval.
Le placide Sauveur Bacho s’est également présenté trois fois au conseil général dans le même canton que le directeur de Spanghero et vice-président de Lur Berri, le sanguin Barthélémy Aguerre. Aguerre a toujours gagné. Mais Sauveur Bacho a remporté quelques combats.
Sur l’orientation de l’entreprise, toutefois, Barthélémy Aguerre et les autres dirigeants ont réussi à imposer leurs vues. Aujourd’hui, Lur Berri n’a plus grand chose d’une coopérative.
Années 1970 : l’esprit coopérative
Quand Sauveur Bacho rejoint les 60 salariés de Lur Berri en 1969, comme « technicien porc », il a 18 ans. Le jeune homme découvre « une petite coopérative locale, au service des agriculteurs » – qui sont « les propriétaires de l’usine en théorie » – et à taille humaine :
« On passait beaucoup plus souvent dans les fermes pour donner des conseils techniques. Dans les ateliers et les services, l’ambiance était bien plus agréable qu’aujourd’hui. Le directeur mettait moins la pression. Il comprenait le rapport de forces, il savait jusqu’où ne pas aller. »
Il faut dire, qu’à l’époque, « tu rentrais à Lur Berri, automatiquement tu prenais ta carte à la CFDT ». Les trois quarts des salariés y étaient syndiqués, deux sections ont même un temps cohabité, se souvient celui qui deviendra secrétaire du CE.
Salaires, conditions de travail (« beaucoup de charges se portaient à dos »), contrats courts : les salariés ne gagnent pas à chaque coup, mais veillent. Les temps de travail sont même réduits à la fin des années 1970, sans diminution de salaire.
300 paysans bloquent Lur Berri
Sauveur Bacho chez lui, en février 2013 (Elsa Fayner)
Rien d’idyllique, toutefois. En 1977, une salariée qui fait grève plus longtemps que les autres est mise à la porte. Dans son atelier, ça ne plaît pas, se souvient Sauveur Bacho :
« Dans la salaisonnerie, ils ont tous posé les couteaux et se sont mis en grève pour protester. »
Toute l’usine s’y met. Près de 300 paysans viennent en soutien et bloquent les couloirs de l’usine. A cette époque, Barthélémy Aguerre descend lui aussi dans la cour, comme tous les salariés, contre la direction.
Années 90 : on oublie la production locale
Trois ans plus tard, Barthélémy Aguerre devient vice-président de Lur Berri. La coopérative s’est associée à un leader mondial du maïs semence, Pioneer, pour planter jusqu’à 3 000 hectares de la marque et l’exporter un peu partout en Europe. Une manne.
Lur Berri en profite pour développer la production animale, mais pas forcément localement. La coopérative devient l’actionnaire de référence du groupe Arcadie Sud-Ouest, spécialisé dans l’abattage et la découpe de viande fraîche. En 2009, 60% de la viande commercialisée dans le département vient d’Allemagne et de Pologne, d’après Le Journal du Pays basque.
Le comité d’entreprise parle « traçabilité, respect du consommateur, AOC et autres choix » et déplore les choix de la direction :
« Lur Berri ne s’est jamais intéressé à la production de lait de brebis alors que c’est la production du coin. Nous l’avons souvent reproché. »
Pour Sauveur Bacho, dans les années 1990, Barthélémy Aguerre se fait « le chantre de cette nouvelle politique ». Celui-ci ne s’en cache pas d’ailleurs. Rencontré en juin 2012, en campagne pour les législatives comme suppléant de Jean Lassalle, le vice-président de la coopérative nous expliquait :
« Il y a deux agricultures : la mienne, productiviste, sur des circuits longs, pour les endroits où, malheureusement, il y a plus de terres que d’agriculteurs ; et l’agriculture en montagne, sur des circuits courts et en vente directe, qu’il faut encourager aussi (...) Lur Berri n’est pas l’outil adapté pour les petits, les circuits courts. »
Années 2000 : la folie des grandeurs
En 1998, l’ancien directeur administratif et financier, Olivier Gemin, devient directeur général, et « ça se corse », constate Sauveur Bacho, devenu entre temps responsable des achats de Lur Berri Oisellerie :
« Certes nous avons réussi à bien négocier les 35 heures, mais Gemin ne l’a pas avalé. Depuis, le dialogue social a été de plus en plus limité, jusqu’à devenir quasi-inexistant aujourd’hui. »
Les représentants des salariés ne sont pas les seuls à s’inquiéter :
- en 2007, Lur Berri tire tellement les prix vers le bas que les 200 cultivateurs de maïs semence menacent de cesser la production ;
- la même année, le collectif anti-OGM du pays Basque occupe pendant une semaine les locaux de la coopérative afin qu’elle renonce à commercialiser des semences de maïs OGM ;
- en 2008, Arcadie est mise en examen pour « tromperie sur les qualités substantielles et sur l’origine d’un produit, tromperies aggravées sur les risques pour la santé humaine » et « mise en vente de denrées corrompues ». De grandes quantités de viande avariée ont été découvertes en 2006 dans une usine de Cholet.
Pourtant, Lur Berri continue sur sa lancée expansionniste. En 2009, la coopérative se développe dans les plats surgelés en achetant Spanghero. En 2010, elle fait entrer dans son escarcelle le groupe Alfesca, qui, outre Labeyrie, contrôle entre autres des élevages de saumons et des fabriques de blinis.
L’affaire est « menée avec six banques et le fonds d’investissement LBO France pour une somme considérable », d’après le président de la coopérative cité dans les Echos. C’est le « couronnement » pour Sauveur Bacho :
« On est plutôt dans la finance internationale que dans la défense de l’outil agricole. C’est un très gros investissement, qui a été lourd pour la maison. Et il va falloir attendre longtemps avant de pouvoir en faire d’autres. Ce sont des choix financiers qui ne permettent pas d’investir dans l’agriculture locale. »
Remercié à deux ans de la retraite
En 2009, Lur Berri finit par avoir la peau de Bacho. Le responsable achats accepte de signer une rupture conventionnelle et se retrouve au chômage à deux ans de la retraite.
Mais il vient de gagner un dernier combat. Depuis dix ans, la CFDT et une majorité de salariés accuse la coopérative d’avoir privé les salariés de 1,8 million d’euros, au titre de la participation aux bénéfices. La justice leur a donné raison, avant de se raviser. Pour, le 30 janvier 2013, casser l’arrêt et redonner espoir aux salariés.
Pour Sauveur Bacho, la coopérative a mal tourné, a trop grossi. Ce qui n’est sans doute pas étranger au scandale de la viande de cheval :
« En théorie, ce sont les agriculteurs qui dirigent Lur Berri. Mais l’expansion de cette coopérative les a dépossédés de cette fonction. Il aurait fallu cesser de fermer les abattoirs locaux et d’acquérir des entreprises, pour rétablir au contraire un lien entre producteurs et consommateurs. »
Manifestation du syndicat agricole basque ELB (Elsa Fayner/Rue89)