Rue89 - Révolution 18/02/2013 à 17h32
Le Kef, en Tunisie, au printemps 2012 (Ramsès Kefi)
Au Kef, au Nord-Ouest de la Tunisie, le mot révolution ne fait plus frémir grand monde. Quand vous y évoquez la démocratie, la liberté ou la Constitution, on vous parle d’emblée du chômage, de l’inflation et des pénuries.
Il y a ceux qui ne se cachent plus quand ils relativisent certains « bons côtés » de la dictature. La nostalgie de l’ordre, de la sécurité et du rêve impossible, quand finalement, il n’y avait que des certitudes. Et ceux qui admettent avoir sous-estimé le travail à accomplir pour bâtir la Tunisie nouvelle, bercés par la fuite presque trop facile du clan présidentiel.
Je me rends au Kef plusieurs fois par an. Mon père y est né bien avant l’indépendance de 1956 et une partie de ma famille y vit encore. Une ville magnifique, mais abandonnée, y compris par la révolution, qui n’aura jusque-là permis qu’une seule chose : on peut enfin s’y plaindre librement.
On peut se réjouir, certes, qu’un Tunisien ne risque plus des années de prison et de harcèlement pour un mot ou une opinion. Mais on peut aussi s’en inquiéter, parce que le fatalisme, dont on croyait qu’il s’était exilé avec Ben Ali, teinte de nouveau le discours des Keffois.
Cette frange d’Ennahdha qui divise les Tunisiens
Je les ai longuement écoutés parler de la scène politique tunisienne. De l’Assemblée constituante – qui en plus d’un an d’existence, n’a toujours pas produit de Constitution– et du gouvernement, dont ils ne discutent pas la légitimité, mais déplorent l’impuissance.
Ils ne comprennent pas le décalage entre le sacrifice auquel ils ont consenti pour faire chuter le régime et la récompense en retour, entre l’urgence de la situation économique et l’incapacité du gouvernement à proposer quelque chose de concret.
Ils ne s’attendaient pas à un miracle, parce qu’ils sont conscients qu’on ne sort pas indemne de plusieurs décennies de dictature et de mensonge. Seulement à des signaux positifs, qui marqueraient l’avènement de quelque chose de différent. Là, rien. Alors, comme les Keffois sont très fiers, ils se sentent insultés.
Ils s’épanchent forcément sur Ennahdha, le parti islamiste au pouvoir, qui avait beaucoup (trop) promis pour remporter les élections. Sur leur déception, pas seulement au regard de son bilan, mais sur les conséquences de l’influence d’une frange du mouvement sur la société tunisienne.
Ils accusent le parti de vouloir éduquer les Tunisiens à sa manière, avec des codes et des traditions venus d’ailleurs, dans lesquels ils ne se reconnaissent pas. D’avoir largement contribué à diviser la société tunisienne. Musulmans contre laïcs, pratiquants contre non-pratiquants ou encore progressistes contre conservateurs : en fait, ils en ont assez de ces scissions inutiles et des clichés que cela engendre, comme le présumé fondamentalisme des Tunisiens.
Moncef Marzouki a déçu
Ils se rappellent de la révolution, quand tous ces clivages n’existaient pas. Ils notent, à juste titre, que si cela avait été le cas, Ben Ali serait toujours là et Rached Ghannouchi, fondateur d’Ennahdha et tenant de la ligne conservatrice, serait encore en exil à Londres, interdit de territoire. Alors, ils invitent ce dernier à plus d’humilité, parce que le soulèvement populaire, par essence, n’appartient ni à un homme, ni à un parti, mais au peuple.
Ils remarquent d’ailleurs que si l’opposition avait fait front commun aux élections de 2011, le gouvernement ne serait pas exclusivement dominé par un parti. Qu’un résultat plus serré aurait poussé à plus d’unité et de prudence, ce qui aurait certainement permis d’avancer et de réfléchir beaucoup plus vite aux priorités.
Mes amis et mes cousins keffois, jeunes ou moins jeunes, avec lesquels je squatte souvent au café Rim, se taisent un moment, puis reprennent, en s’apercevant que cette opposition ne propose finalement aucune alternative claire, car « dégager » Ennahdha n’est pas un programme en soi.
Ils s’étonnent de la posture des deux partis de gauche qui composent la troïka avec Ennahdha – le CPR et Ettakatol ; le CPR, dont est issu le président de la République provisoire, l’opposant historique au régime de Ben Ali, Moncef Marzouki.
Ils n’ont pas assez entendu leur raïs, alors qu’il était l’un des hommes politiques les plus prometteurs et les plus à même d’assurer la transition entre la dictature et la démocratie. Ils ne lui pardonnent pas son inertie. Il avait promis d’être un contrepoids au gouvernement et de lui administrer une piqûre de rappel si celui-ci, d’aventure, oubliait les objectifs de la révolution. Il n’en fut rien.
Alors, quand il s’exprime, ils ne l’écoutent plus vraiment, parce qu’ils trouvent qu’il a beaucoup perdu en crédibilité. Ils l’accusent presque à demi-mot d’avoir pris goût au pouvoir, sinon, s’interrogent-ils, pourquoi reste-t-il en place puisqu’il n’a de toute manière aucune incidence sur la politique du pays, tandis que celui-ci vacille ?
La veuve de Belaïd, une parente éloignée
J’ai entendu mes tantes, mes oncles, mes cousins, pleurer la mort de Chokri Belaïd, assassiné il y a une dizaine de jours à Tunis. De loin. Cette fois-ci, je n’étais pas au Kef, mais à Paris. Pour certains d’entre eux, Besma Khalfaoui, sa veuve, est une parente éloignée. Alors, au téléphone, les cris étaient plus forts et les larmes, j’imagine, encore plus difficiles à sécher. Ils pleurent l’opposant de gauche, le père de famille mais aussi la Tunisie. Est-ce qu’ils ont fait une révolution pour que des hommes se fassent abattre devant chez eux ?
Bien sûr, à ce stade de l’enquête, les supputations n’ont pas de sens. Autrement dit, toutes les factions politiques peuvent tirer profit du chaos, tant la Tunisie semble vulnérable. Mais ils ne dédouanent pas le gouvernement, qui depuis son élection, a progressivement laissé s’installer la haine, en excusant trop souvent la violence.
Le choc est profond. Plus encore que ne le croit Moncef Marzouki. Ils craignent que ce genre de modus operandi ne se banalise ; que les mots, de plus en plus durs, ne rejoignent les actes et que les divisions au sein de la société mènent à très court terme à un affrontement violent.
Les Keffois se portent mieux sans la dictature
Il y a quelques jours, j’ai dit à mon cousin Hamma que j’écrirais un article. Un jeune étudiant en informatique, brillant, qui a bricolé un petit musée de la révolution dans sa chambre. Des grenades lacrymogènes, des cartouches, des photos, des vidéos. Chaque fois que je viens au Kef, il m’y traîne et me tend un cahier, où il consigne ce que, de France, j’aurais pu rater. Des coupures de presse, des remarques ou des témoignages, écrits au fil de la plume, dans un café ou un amphithéâtre.
Il a souhaité que j’insiste sur une chose essentielle dans mon billet : même quand ils se plaignent et que certains d’entre eux peuvent donner l’impression du contraire, les Keffois – et c’est une certitude – se portent mieux sans la dictature.