Médiapart
29 avril 2013 Par Les invités de Mediapart
« Nos gouvernants nous emmènent dans le mur car ils ne sont plus guidés par l’intérêt collectif », s'inquiète Elisabeth Cudeville. Comme de nombreux économistes, elle conseille aux dirigeants européens de refermer la « parenthèse libérale » et de cesser de s'accrocher au « mythe » de l'efficacité des marchés libres pour réguler l'économie, avec l'équilibre budgétaire et l'inflation nulle pour principes.
L’Europe et les pays de l’OCDE traversent une des plus graves crises qu’ils aient connue, si ce n’est la plus grave, depuis la révolution industrielle. Si les effets de la crise actuelle apparaissent moins criants que ceux de la Grande Dépression, associée dans l’imaginaire collectif à des queues sans fin de pauvres hères affamés à la porte des soupes populaires, le choc aujourd’hui n’en est pas moins rude. Les pertes d’emploi, la déqualification, la désocialisation, des vies brisées, c’est toujours ça la crise. Néanmoins, depuis les années 30 et la Seconde Guerre mondiale, quelques idéalistes et pragmatiques visionnaires ont réussi à porter l’idée qu’un monde plus juste, non seulement pouvait être meilleur, mais aussi plus efficace. Sur cette base, des systèmes de protection sociale et de redistribution ont été mis en place dans tous les pays de l’OCDE, en particulier en Europe.
En dépit des attaques systématiques qu’ils ont subies sur les trois dernières décennies, ces systèmes ont joué efficacement leur rôle depuis lors, notamment en protégeant les populations les plus vulnérables des effets les plus désastreux et les plus visibles des retournements de l’activité économique. Ce simple constat devrait conduire chacun d’entre nous à réfléchir sur les conséquences de la mise à bas progressive de ces systèmes que les hommes ont su construire, dans une parenthèse de lucidité que la misère et la barbarie avaient ouverte. Des marchés libres n’assurent pas un fonctionnement harmonieux de l’économie. La poursuite des intérêts particuliers ne garantit aucunement la réalisation du bonheur commun comme les économistes des années 1920-30 voulaient le croire.
Depuis cette période, l’économie, en tant que discipline scientifique, a fait des progrès considérables et elle ne donne aucune raison de croire aux vertus du marché libre. Mais les mythes ont la vie dure, les fables simplistes se retiennent facilement et le jeu complexe de la recherche des petits et des gros intérêts de chacun peut contribuer à en assurer la survie, alors même que les disciplines qui les ont vu naître ne permettent plus de les fonder.
La révolution libérale qui a atteint son apogée au début des années 1980, avec l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher au Royaume-Uni et de Ronald Reagan aux Etats-Unis, n’a pas fait long feu du point de vue théorique. Des arguments séduisants, qui ont momentanément fasciné les économistes eux-mêmes, d’autant que l’appareillage mathématique sur lequel ils se sont développés était élégant et sophistiqué, ont rapidement montré leurs limites dans leur confrontation aux faits. Les monétaristes et les nouveaux-classiques, dont le programme de recherche consistait explicitement à réhabiliter la vision classique smithienne du fonctionnement de l’économie, dans sa version la plus simpliste, et à décrédibiliser l’action publique et les politiques macroéconomiques conjoncturelles, ont échoué, même s’ils ont laissé une empreinte très forte sur la théorie économique contemporaine, pour le meilleur et pour le pire.
Pourtant, la parenthèse libérale ne semble pas vouloir se refermer en pratique. Nos décideurs politiques, comme la plupart des commentateurs économiques, continuent de raisonner dans un cadre théorique où l’efficacité des marchés serait la règle plutôt que l’exception et s’arc-boutent sur des dogmes libéraux, sans fondements théoriques solides, aujourd’hui érigés en principes de vertu : l’inflation nulle et l’équilibre budgétaire. En se pliant à ces principes, de manière aussi aveugle que stupide, les gouvernements européens se privent de toute marge de manœuvre conjoncturelle pour peser sur l’activité économique.
Si tous les économistes sérieux s’accordent sur le fait qu’il est dangereux pour une économie de laisser filer ses déficits et que l’accumulation d’une dette déraisonnable au vu des perspectives de croissance futures n’est pas tenable, si aucun ne soutient qu’une politique de relance budgétaire est la panacée, ni même la solution, tous savent néanmoins que mener une politique budgétaire procyclique en plein cœur d’une récession sans précédent, ne peut qu’aggraver dangereusement la récession.
Ainsi, Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie 2001, affirmait déjà en mai 2010 : « L'Europe va dans la mauvaise direction […], elle veut un plan coordonné d'austérité. Si elle continue dans cette voie-là, elle court au désastre. Nous savons, depuis la Grande Dépression des années 1930, que ce n'est pas ce qu'il faut faire. »
Olivier Blanchard, directeur du département des études du Fonds monétaire international, déclarait le 24 janvier 2012, après l’annonce du FMI d’une révision à la baisse de ses prévisions de croissance de la zone Euro : « Il faut continuer de rééquilibrer les budgets, mais à un rythme approprié. La réduction de la dette, c'est un marathon, et pas un sprint. Une action trop rapide tuera la croissance et torpillera la reprise. »
En France, Thomas Piketty, lauréat 2013 du prestigieux prix Yrjö Jahnsson du meilleur économiste européen de moins de 45 ans, affirmait, en septembre 2012 : « On se retrouve à faire de l'austérité à marche forcée, soit disant pour rétablir notre crédibilité, alors que tout le monde sait que cette politique conduira à plus de récession et plus d'endettement. »
Paul Krugman, prix Nobel d’économie 2008, déclarait en septembre 2012 : « Mon propos contre les politiques d'austérité s'adresse aux pays qui ont encore le choix. Ni l'Espagne ni la Grèce ne pouvaient s'affranchir des exigences allemandes et prendre le risque de se faire couper les vivres. Mais, de mon point de vue, la France n'est pas dans une situation budgétaire critique et n'a pas autant besoin d'une politique de rigueur. »
Maurice Obstfeld, grand spécialiste d’économie internationale, professeur à l’Université de Berkeley, écrivait, en janvier 2013 : « Des politiques trop ambitieuses de réduction des dettes nationales et des déficits publics ne devraient pas être mises en œuvre en temps de récession, en particulier dans les récessions telles que celles de la crise actuelle qui affectent tous les pays en même temps. » (PDF)
Charles Wyplosz, économiste français, professeur à l’Institut de hautes études internationales et du développement (Genève), spécialiste internationalement reconnu des crises monétaires, écrivait encore, le 29 mars 2013 : « On sait bien qu’un pays qui se retrouve avec une dette trop élevée ne peut la ramener à un niveau confortable que très, très lentement, sur plusieurs décennies. Rien ne presse donc, et le faire à marche forcée en situation de récession et de chômage en augmentation n’a aucun sens économique. »
Mais alors, jusqu’où nous conduira-t-on dans la récession et pour quels bénéfices ? Pourquoi nos gouvernements n’écoutent-ils plus les économistes et pourquoi personne ne s’en émeut ?
A force de prévoir des reprises qui ne viennent pas, de prévoir des taux de croissance qui ne se réalisent pas, de laisser le discours libéral le plus crasse s’accréditer dans les milieux d’affaires, le monde des experts et le monde technocratique, alors que dans le même temps, les peuples ne font que constater une réalité sociale qui se durcit, comment les économistes pourraient-ils encore être entendus dans l’opinion ? Comment s’étonner que personne ne s’inquiète des mises en garde du FMI, lui qui n’a eu de cesse de défendre et d’imposer, dans la plupart des pays en développement, avec le peu de succès qu’on leur connaît, depuis près de quarante ans maintenant et de manière inflexible, les mêmes politiques d’austérité ? Pourtant, tuer le médecin, même s’il est médiocre, ne guérira pas le malade.
Si la rupture entre les peuples européens et leurs élites s’accroît (voir l'eurobaromètre), c’est que les peuples ont compris que la politique menée actuellement en Europe, en approfondissant la crise, servait les intérêts à courte vue des banques et des industriels. L’intérêt des banques aujourd’hui, tant qu’elles savent qu’en dernier recours les gouvernements les sauveront, est d’exiger des taux d’intérêt toujours plus élevés au fur et à mesure que les pays s’enfoncent dans la crise. L’intérêt des entreprises est de voir se développer le chômage de masse et d’invoquer la récession et la compétitivité pour finir de démanteler les systèmes de régulation, de protection et de redistribution afin d’accroître leur profit en pesant toujours plus sur les salaires. Or les intérêts de court terme sont bien souvent incompatibles avec les intérêts de long terme.
Rationnels, les acteurs le sont, à l’horizon qui est le leur. Ce faisant, qu’ils en aient ou non conscience, ils minent les sources de la croissance future et appauvrissent l’ensemble de la société. La situation actuelle n’est que l’illustration de la faillite de la main invisible du marché.
Comment expliquer l’aveuglement de nos gouvernants ? Le marché, on le sait, ne redistribue pas, il préserve le statu quo et tend à renforcer les positions dominantes. Il n’est donc pas surprenant de constater que le mouvement de libéralisation des économies, entamé au milieu des années 1970, se soit accompagné d’une tendance au creusement des inégalités à l’intérieur des pays. Dans une économie de marché, il y a des forces sous-jacentes puissantes de perpétuation et de renforcement des inégalités qui peuvent maintenir ou enclencher des dynamiques perverses, comme l’explique très bien l’économiste François Bourguignon dans son dernier ouvrage, La mondialisation de l’inégalité (2012).
Le mouvement de dérégulation est allé si loin aujourd’hui, notamment dans le domaine financier, que les rentes de situation sont devenues gigantesques et les incitations pour sécuriser ces rentes et faire pression sur les gouvernements pour aller dans le sens de toujours plus de dérégulation et moins de redistribution se sont considérablement accrues.
Les économistes ont de bonnes raisons de s’inquiéter de cette évolution des inégalités. La redistribution des revenus, en imposant une limite aux inégalités, joue un rôle majeur dans la perpétuation de la cohésion sociale et, ce faisant, elle renforce l’efficacité économique et bénéficie à chacun. C’est pourquoi Thomas Piketty insiste tant, et avec raison, sur la fiscalité. Une société riche en moyenne, dans laquelle l’essentiel de la richesse est concentré entre les mains d’un petit nombre d’individus, n’est socialement et donc économiquement pas tenable. Il y a une frontière à ne pas dépasser, c’est celle de l’instabilité sociale et politique.
La vieille idée libérale selon laquelle l’enrichissement de quelques-uns finirait par bénéficier à tous n’est fondée ni théoriquement, ni empiriquement. Comment peut-on imaginer qu’une société, même riche en moyenne, puisse survivre durablement et paisiblement à un taux de chômage des jeunes de plus de 50% et à un taux de chômage moyen de près de 30% comme on l’observe actuellement en Espagne et en Grèce. Nous n’avons aucun exemple historique qui nous permette de le croire.
En tissant des liens, à travers différentes pratiques de lobbying, ouvertes ou déguisées, qui garantissent aux élites des avantages substantiels et facilitent leurs petites affaires, les puissances industrielles et financières et les rentiers du monde entier orientent de plus en plus clairement les décisions politiques dans un sens qui leur est favorable et s’approprient ainsi une part de plus en plus grande de la richesse créée, en contraignant de plus en plus d’individus à la misère.
Les peuples européens fondamentalement ont compris ce que leurs élites s’évertuent à nier en criant au populisme. Mais le populisme a de belles heures devant lui. Le populisme, pour se développer, a besoin d’un terreau fertile que nos gouvernements déversent aujourd’hui à la pelle, dans toute l’Europe. Nos gouvernants nous emmènent dans le mur car ils ne sont plus guidés par l’intérêt collectif. Comme toutes les institutions, organisations, un gouvernement est confronté au problème de la mise en cohérence des intérêts individuels des membres qui le constituent, dans la réalisation de fins qui les dépassent.
La communauté scientifique, intellectuelle, comme les autres, est confrontée elle aussi à ce problème. Quand l’imbrication entre la communauté scientifique, le personnel politique et les milieux d’affaires se généralise, le risque d’instrumentalisation et de dérive s’accroît. Quand un économiste académique travaille parallèlement pour une banque, il est peu probable qu’il soit incité à s’intéresser aux potentielles dérives du système bancaire et financier. Quand un ministre du budget fraude le fisc, il est peu probable qu’il soit le mieux placé pour lutter contre la fraude fiscale.
Le mouvement général de dérégulation a ouvert des brèches dans la digue, et le flot des intérêts particuliers pourrait bien tous nous emporter. Il nous faudrait aujourd’hui, plus que jamais, quelques idéalistes ou pragmatiques visionnaires pour les refermer. Angela Merkel et François Hollande ne le sont, pour l’heure, ni l’un ni l’autre et il est à craindre qu’ils poursuivront dans l’erreur, tant que l’équilibre de nos économies et de nos sociétés n’aura pas été gravement ébranlé. Mais il sera alors trop tard pour inverser le processus. Ils ne pourront pas reprocher aux économistes de les avoir mal conseillés. L’économiste conseille, le politique gouverne.
Elisabeth Cudeville, maître de conférences d’économie à l’Université Paris 1, membre du Centre d’économie de la Sorbonne et de l’Ecole d’économie de Paris.