Le séisme provoqué par les révélations d’Edward Snowden sur le système d'espionnage américain Prism continue de secouer les fondations d’internet. La France, restée relativement discrète jusqu'à présent, se gardant de toute réaction officielle trop agressive, se trouve à son tour à l'épicentre du scandale après la publication par le Monde de documents montrant qu'elle a été, elle aussi, largement surveillée par son allié.
Désormais, on peut s'attendre à ce que Paris, qui vient de convoquer l'ambassadeur américain pour lui demander « des explications », rejoigne le camp de ceux qui réclament une réforme en profondeur du mode de régulation du Net, accusé d'être aux mains des Américains. « Avec les nouvelles technologies de la communication, il faut évidemment des règles, cela concerne tous les pays », a ainsi affirmé le ministre de l'intérieur Manuel Valls. « Si un pays ami, un pays allié, espionne la France ou espionne d'autres pays européens, c'est tout à fait inacceptable », a ajouté le ministre. Une nouvelle réplique est attendue mardi 22 octobre, lors de l’ouverture, à Bali en Indonésie, de l’Internet Governance Forum (IGF), un événement rassemblant l’ensemble des acteurs du réseau pour décider de son avenir.
À cette occasion doit en effet être rouvert l’épineux dossier de la gouvernance du Net que l’on croyait, il y a encore peu, enterré. La question, hautement sensible, de savoir qui gère l’organisation technique du réseau et décide des protocoles communs n’est pas nouvelle.
© Reuters
Né aux États-Unis, le Net s’est logiquement construit et structuré en suivant le modèle dit « multi-stakeholder » (multipartite). Influencé à la fois par les idéaux libertaires des pionniers du Net et par le libéralisme américain, ce modèle entendait assurer son indépendance en excluant toute intervention gouvernementale grâce à la création de divers organismes chargés de gérer les aspects techniques, et dirigés par des représentants de la « société civile », c’est-à-dire des associations, organismes privés, entreprises…
Au fil des années, une multitude d’entités, aux acronymes obscurs et pour la plupart inconnues du grand public, ont vu le jour, chacune chargée de gérer un aspect du réseau : l’Icann (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers) chargée de l’attribution des noms de domaine, le W3C (World Wide Web Consortium) chargé d’assurer le développement du Web ou encore l’IETF (Internet Engineering Task Force) chargé de définir les standards et protocoles communs.
Ce modèle a tenu tant que le réseau restait encore relativement confidentiel. Mais avec l’explosion du Web dans les années 1990, certains ont commencé à remettre en cause cette approche multipartite qui ne servirait, selon eux, qu’à dissimuler une domination américaine. Car si les organismes de gestion du réseau sont internationaux, leurs sièges sont, eux, tous situés sur le sol des États-Unis, et donc soumis au droit américain.
Toute tentative de réforme avait jusqu’à présent échoué, principalement en raison de l’absence d’alternative crédible. Car certains des plus grands pourfendeurs du modèle « multi-stakeholder » ne sont pas, eux non plus, sans arrière-pensées. Au mois de décembre 2012 à Dubaï, à l’occasion de la Conférence mondiale des télécommunications internationales organisée par l’ONU, plusieurs pays avaient ainsi tenté de faire entrer internet dans le domaine des Nations unies en le plaçant sous la compétence de l’Union internationale des télécommunications (UIT).
En face, les États-Unis, mais aussi plusieurs pays européens et les grandes entreprises du Net, s'étaient fermement opposés à toute remise en cause du multipartisme, soulignant les dangers encourus à placer internet sous la responsabilité directe des États, même au travers de l’ONU. En résumé, cette proposition ne serait qu’une tentative de la part d’États peu démocratiques de renforcer leur contrôle sur le réseau. Ainsi, le texte, déposé par la Russie et soutenu par des pays tels que la Chine ou l’Iran, prévoyait de réserver aux gouvernements « un droit souverain pour réguler le segment national de l’Internet ».
« Nous étions, en quelque sorte, pris entre Charybde et Scylla », résume Kavé Salamatian, professeur d’informatique à l’université de Savoie. « D’un côté, il y avait ceux qui proposaient un statu quo impliquant une domination forte des États-Unis. Et de l’autre côté, nous avions la vision pro-UIT et gouvernementale des choses, qui s’était montrée sous son plus mauvais visage dans le cadre de la conférence de Dubaï. » Sans surprise, celle-ci s’était terminée sur un échec, et le dossier de la gouvernance du Net semblait refermé pour un certain temps.
Mais, depuis, les révélations de l’ex-consultant de la NSA, Edward Snowden, sur le système de surveillance mondial mis en place par les États-Unis ont joué le rôle d’un électrochoc. « Pour les gens connaissant ce genre de problématique, le fait que les États-Unis espionnent internet n’a pas vraiment été un scoop mais plus une confirmation », explique Kavé Salamatian. « Ce qui a réellement surpris, ça a été la crudité de cette surveillance, le fait qu’elle s’est exercée sans garde-fou, sans un minimum de protection légale, et surtout avec une totale hypocrisie de la part des entreprises du Net. »
« Ces révélations ont provoqué tout d’abord la stupéfaction, puis le réveil, de la base au sein des gouvernements mais également du côté "technique" », poursuit le professeur. « Il faut bien comprendre qu’internet est géré par des techniciens qui, jusqu’à présent, estimaient que toutes ces questions n’étaient pas de leurs compétences. Mais aujourd’hui, on ne peut plus rester neutre face à ce qu’a révélé Edward Snowden. »
La déclaration de Montevideo
Témoignage de cette prise de conscience, le 7 octobre lors d’une réunion à Montevideo en Uruguay, les principaux organismes de régulation du net, parmi lesquels le W3C, l’Icann et l’IETF, ont publié un communiqué condamnant les exactions de la NSA et appelant à un rééquilibrage des pouvoirs au sein des instances.
Cette déclaration fait notamment part de « sa grande préoccupation concernant la perte de confiance » des internautes et appelle à une réforme du modèle multi-stakeholder afin que celui-ci inclue « tous les gouvernements, participant sur un pied d’égalité ».
« Il est clair que les révélations sur Prism ont été un choc », confirme Frédéric Donck, directeur du bureau Europe de l’Internet Society, un des organismes signataires. « C’est pour cela que la déclaration de Montevideo a été forte. Elle a été forte non seulement dans les termes dans lesquels elle a été exprimée, mais également par le nombre de participants qui l’ont soutenue : toutes les organisations qui sont actives dans la coordination et la gestion d’internet. »
Ces organismes sont désormais soumis à une pression extrême. Certains États semblent prêts à claquer la porte de la gouvernance mondiale et à imposer une nationalisation de leur réseau. Cette fronde est principalement menée par le Brésil dont la présidente, Dilma Rousseff, personnellement écoutée par la NSA, a fait de ce dossier une affaire personnelle. Ces derniers mois, Brasilia a annoncé toute une série de mesures visant à briser la dépendance du pays vis-à-vis des États-Unis, par exemple en imposant aux entreprises américaines de stocker sur des serveurs situés au Brésil les données qu’elles collectent sur ses citoyens.
La présidente brésilienne Dilma Rousseff© Reuters
« Madame Rousseff a été la personne qui a tiré le premier missile », estime Kavé Salamatian. « Et la déclaration de Montevideo est en quelque sorte une préparation du feu roulant qui va commencer à s’abattre sur les instances de gouvernance de l’internet à partir de l’IGF et dans les autres événements à venir. »
Il y a peu de chances, pourtant, pour que la révolution annoncée soit pour demain. D’abord, les révélations d’Edward Snowden ont montré les limites du pouvoir des organismes de gouvernance, qui n’ont pas gêné le moins du monde les États-Unis dans leurs opérations de surveillance.
« Le terme même de gouvernance est un mot-valise dont l’utilisation à tout propos a tendance à neutraliser le sens », estime ainsi Jérémie Zimmermann, porte-parole de l’association de défense des internautes La Quadrature du net. « Normalement, ce terme désigne l’ensemble des décisions ayant un impact sur internet. Or, un grand nombre de ces décisions sont aujourd’hui prises par les pouvoirs publics et les gouvernements. Souvent même en violation des lois et principes internationaux. Il y a également les acteurs commerciaux, les entreprises, les mouvements sociaux et citoyens, par exemple ceux s'inscrivant contre les projets Acta et Sopa. » « L’IGF risque de n’être qu’une vaste fumisterie », poursuit-il, « une manière de tenir les hacktivistes occupés, une sorte de club de vacances dans lequel se rencontrent des gens privilégiés et des ONG censées représenter "la société civile". Alors qu’il y a urgence. »
De plus, si tout le monde s’accorde à reconnaître une prise de conscience collective, les principaux blocages qui empêchaient toute évolution il y a moins d’un an n’ont pas disparu. Dans leur déclaration de Montevideo, les organismes de gestion de l’internet prennent ainsi bien soin de rappeler leur attachement au modèle multi-stakeholder, rejetant à la fois toute tentative de nationalisation sur le modèle brésilien et toute mise sous tutelle des Nations unies.
« Je m’attends à ce qu’un certain nombre d’acteurs, parmi les stake-holders eux-mêmes, remettent en cause ce modèle à cause de ces révélations », avertit Frédéric Donck à propos de cette mise sous tutelle étatique ou onusienne. « Or, c’est l’inverse (qu'il faudrait faire). Aujourd’hui, il faut plus de transparence, plus de discussions dans un modèle multi-stakeholder. Et l’ONU n’est pas le cadre idéal pour ces discussions car c’est une grande organisation, avec beaucoup de lourdeurs. C’est une organisation opaque qui réunit des gouvernements entre eux. »
Reconnaître l'extraterritorialité d'internet
« Cet argument comporte une partie correcte et une partie incorrecte », répond Kavé Salamatian. « La partie correcte, c'est que, effectivement, aller vers une gouvernance étatique va amener à un état de fait qui est problématique car pouvant générer des situations de blocage, comme on a pu le voir lorsque la Libye de Kadhafi a pris la présidence de la commission des droits de l’homme en 2003. Mais là où l'argument est faux, c’est qu'il considère, en premier lieu, que les Américains sont les meilleurs pour être les garants de la liberté d’expression et qu’ensuite, il n’y aurait que deux modèles en compétition : le modèle où vous êtes contrôlés par les Américains, et le modèle où vous êtes contrôlés par les autres gouvernements. »
Une carte d'internet© Wikipedia / The Opte Project
Les tentatives brésiliennes de reprendre le contrôle de leur réseau au niveau national sont également loin de faire l’unanimité. « Il y a eu un certain nombre de réactions – et je pense bien entendu à celles qui ont lieu au Brésil mais également à d’autres qui ont suivi – consistant à dire : "Puisque nous ne pouvons pas faire confiance à un certain nombre de pays, nous allons faire en sorte de créer notre internet nous-même, ou en tout cas de favoriser des routes qui ne passeraient plus par les États-Unis" », reconnaît Frédéric Donck. « La déclaration de Montevideo dit qu’il faut faire tout de même attention à ce qu’il n’y ait pas de réactions émotionnelles qui risqueraient de provoquer une "balkanisation", c’est-à-dire une fragmentation d’internet. »
Or, « internet fonctionne de la manière la plus simple, et donc la plus efficace, possible », poursuit-il. « Les paquets de données sont transportés de manière efficace plutôt que politique. Ils ne connaissent pas les frontières humaines. On ne peut donc pas décider de ne plus passer par tel ou tel pays. Les réseaux sont interconnectés, il y en a plus de 40 000, et le fonctionnement d’internet est justement basé sur une distribution à travers tous ces réseaux sans contrôle central. Donc vouloir en une fois recréer un internet bis, ou favoriser certaines routes par rapport à d’autres, créerait en fait plus de problèmes techniques que ça n’en résoudrait au niveau politique. »
Pour sortir de cette impasse, Kavé Salamatian propose une troisième voie qui consisterait à reconnaître « l’extraterritorialité » d’internet. « Internet a fait émerger un espace qui n’existait pas avant et qui est totalement différent de sa partie physique, qui, elle, se trouve dans les États car il s’agit de câbles de routeurs… des éléments ancrés dans la réalité physique. Il faut donc déjà prendre conscience de cela et accepter qu’un nouvel espace a été délimité. Ensuite, on peut se poser la question de sa délimitation. Enfin, on peut se demander qui doit le gouverner et comment on doit le gouverner. »
« Et de ce point de vue, on a différentes visions qui s'affrontent », poursuit M. Salamatian. « La première, que je qualifierai de colonialiste, consiste à dire que pour cet espace nouveau, comme dans le cas des pays que l’on a découverts aux XVe et XVIe siècles, c’est le premier qui arrive et qui réussit à planter son drapeau qui en est propriétaire. Et il y a une deuxième vision qui consiste à dire que, non, les gouvernements n’ont pas la même emprise sur cet espace que sur leur espace traditionnel et qu’il faut trouver un nouveau système de gouvernance qui soit lui aussi récent et nouveau. Or il existe des précédents à ce genre de situations. L’espace maritime a par exemple connu cette situation au début du XVIIIe siècle. On peut également citer comme exemple l’Antarctique qui a rencontré une problématique assez semblable. Il y a enfin une troisième vision consistant à l'envisager comme l’espace, ou la lune. »
Mais l’adoption d’un tel statut d’extraterritorialité d’internet, qui en ferait un bien commun de l’humanité préservé des intérêts égoïstes des États, nécessiterait un consensus international qui semble aujourd’hui hors d’atteinte. « Le Brésil est le seul porte-parole de ce discours », regrette le professeur Salamatian. « Ça ne veut pas dire que les autres ne sont pas d’accord. Mais tout le monde est très content que ce soit un autre qui prenne le flambeau et pas eux. »
« En particulier, il est sidérant de voir que la France n’a pris aucune position », conclut-il (NDLR : cet entretien a été réalisé jeudi 17 octobre). « Il n’y a que la Cnil qui a réagi avec une petite mise en demeure. Mais je n’ai pas vu le ministère de l’intérieur s’insurger sur cette question. Or, cette discussion est extrêmement importante. Je suis également étonné que les partis politiques, à l’approche des élections européennes, n’aient pas pris à bras-le-corps ce problème. Il faut l’imposer sur la place publique pour qu’il devienne un élément central de la campagne électorale. »
Les informations publiées lundi 21 octobre par Le Monde sur l'ampleur des écoutes réalisées par la NSA sur le territoire français pourraient changer les choses. Jusqu'à présent plutôt discret sur la question, Manuel Valls a déjà qualifié ces informations de « choquantes » et estimé qu'elles allaient « appeler des explications ». Laurent Fabius, de son côté, a annoncé la convocation de l'ambassadeur des États-Unis à Paris.