Il y a des silences éloquents dans l’affaire Bettencourt. Les 267 pages qui composent l’ordonnance de renvoi et de non-lieu partiel, signée le 7 octobre par le juges d’instruction bordelais Jean-Michel Gentil et Valérie Noël, valent autant pour ce qu’on y lit — voir les trois articles détaillés de Mediapart ici, ici et là — que par ce que n’y est pas écrit.
Au-delà du cas personnel de Nicolas Sarkozy, qui profite d’un non-lieu tout en écopant de considérations assassines, le travail des juges, aussi méticuleux, patient et pléthorique fût-il, apparaît comme le révélateur d’un aveu de faiblesse institutionnel et culturel de la justice française quand ses investigations approchent d’un peu trop près les agissements du locataire du palais de l’Elysée.
Mis en examen en mars 2013, Nicolas Sarkozy a finalement profité d'un non-lieu en octobre. © Reuters
Pour ce qui concerne plus précisément les vingt pages consacrées à l’ancien président de la République, les juges de Bordeaux, tout en décidant de ne pas le renvoyer devant un tribunal correctionnel faute de charges suffisantes pour caractériser le délit d’ « abus de faiblesse », illustrent dans leur ordonnance un vieil axiome policier et judiciaire : « L’absence de preuve n’est pas la preuve de l’absence ».
En quelque sorte, les juges de Bordeaux ont inventé le non-lieu qui accuse. Il suffit pour s’en convaincre de lire les trois phrases qui introduisent le propos final des magistrats sur Nicolas Sarkozy :
- « Il résulte de l’information que la situation de faiblesse apparente de Liliane Bettencourt était parfaitement connue de Nicolas Sarkozy, lorsque celui-ci s’est présenté à deux reprises à son domicile les 10 et 24 février 2007 ».
- « Il existe également des charges suffisantes à l’encontre de Nicolas Sarkozy d’avoir le 24 février 2007 sollicité un soutien financier illégal d’André et Liliane Bettencourt de nature à entraîner pour eux des conséquences gravement préjudiciables ».
- « En revanche, il n’est pas démontré de lien direct entre ce comportement abusif de Nicolas Sarkozy et l’acte préjudiciable consenti par Liliane Bettencourt de mises à dispositions d’espèces ».
Les faits, d’abord. Entre le 5 février 2007 et le 7 décembre 2009, un complexe système de sortie d’espèces depuis les comptes non déclarés en Suisse de Liliane Bettencourt a permis à son gestionnaire de fortune, Patrice de Maistre, de rapatrier 4 millions d’euros à Neuilly-sur-Seine, en sept remises distinctes. Aucune de ces sommes ne correspondait à des besoins de dépenses particulières pour les Bettencourt, ont pu établir les juges à partir de l’étude minutieuse de toute la comptabilité de la maison. Conclusion : cet argent avait une destination qui ne s’avoue pas.
Sur la foi des témoignages de certains membres du personnel de la maison Bettencourt (à commencer par celui, recoupé, de la comptable Claire Thibout), des concordances d’agendas des protagonistes et des contradictions des mis en cause, les juges ont acquis la certitude qu’une partie des sommes arrivées en liquide de Suisse et d’autres retirées en France préalablement ont été remises, début 2007, par Patrice de Maistre à Eric Woerth, à l’époque où il était le trésorier de la campagne de Nicolas Sarkozy. C’est la raison pour laquelle Eric Woerth, contrairement à son ancien patron, a été renvoyé devant le tribunal correctionnel et devra s’asseoir sur le banc des prévenus avec Patrice de Maistre.
Pour ce qui est de Nicolas Sarkozy lui-même, les faits, aussi, sont là. Il y a, pour commencer, cette mention à la date du 26 avril 2007 dans les carnets personnels du dandy François-Marie Banier, confident de Liliane Bettencourt, à qui il attribue cette phrase : « De Maistre m’a dit que Sarkozy avait encore demandé de l’argent. J’ai dit oui ». Or, le même jour, à 18 heures, un coursier apportait 400.000 euros en espèces au domicile de Mme Bettencourt...
Un chauffeur des Bettencourt, Dominique Gautier, a également rapporté sur procès-verbal ce que lui avait raconté la meilleure amie de Liliane Bettencourt, qui s’était confiée à elle : « Elle lui avait dit que Nicolas Sarkozy était venu les voir, elle et son mari, pour “leur demander des sous” », écrivent les juges. Le témoignage du chauffeur vient « incontestablement donner du poids à la mention portée sur l’agenda de François-Marie Banier à la date du 26 avril 2007 », poursuivent les magistrats.
Impasse juridique et République monarchique
C’est à partir de ces éléments qu’une guerre d’agendas a eu lieu entre les magistrats et l’ancien président français. Est-il venu une seule fois chez les Bettencourt début 2007, comme Nicolas Sarkozy le prétend, ou deux fois, comme le pensent les juges ? Sur ce point, les attendus de leur ordonnance sont accablants. On y lit que « les affirmations de Nicolas Sarkozy sont totalement démenties par les déclarations concordantes des membres du personnel de Liliane Bettencourt ».
Les juges parlent aussi des « affirmations peu crédibles » de l’ancien chef de l’Etat, arrivant donc à la conclusion que Nicolas Sarkozy s’est bien rendu deux fois chez les Bettencourt, les 10 et 24 février 2007, en pleine campagne présidentielle. Et c’est à l’occasion de la visite du 24 février, jamais admise par Nicolas Sarkozy mais établie par l’enquête judiciaire, que le candidat serait venu réclamer de l’argent aux époux Bettencourt, écrivent les juges.
Une pancarte, pendant les manifestations contre la réforme des retraites de 2010. © Reuters
Deux autres sorties d’espèces, les 2 et 8 décembre 2008, pour un montant total de deux millions d’euros, ont beaucoup intrigué les juges. « Le seul événement marquant de la période proche de ces deux mises à dispositions des 2 et 8 décembre 2008 était constaté plus tard suite à la perquisition réalisée dans les locaux professionnels de Nicolas Sarkozy (…) Il apparaissait en effet que Nicolas Sarkozy avait reçu Liliane Bettencourt le 5 novembre 2008 à l’Elysée », notent-ils. Or, c’est pour ce rendez-vous que l’héritière de L’Oréal avait dû apprendre par cœur, à la demande de Patrice de Maistre, un petit mot à l’adresse du président de la République : « Je vous ai soutenu pour votre élection avec plaisir, je continuerai à vous aider personnellement ».
La question cruciale qui s’est posée aux juges au moment de rédiger leur ordonnance fut donc : est-ce que le cumul de tous ces éléments suffisent juridiquement à caractériser l’ « abus de faiblesse » pour lequel Nicolas Sarkozy avait été mis en examen le 21 mars 2013 ? Non. C’est donc en toute logique que l’ancien président français a in fine profité d’un non-lieu au terme de l’instruction, les magistrats reconnaissant n’être pas parvenus à établir le « lien direct » entre le comportement de M. Sarkozy, qualifié d’ « abusif », et le préjudice causé à Mme Bettencourt.
Mais à y regarder de plus près, les juges se sont mis eux-mêmes dans une impasse juridique en tentant de caractériser un délit, l’abus de faiblesse, très difficile à prouver en général, impossible à soutenir devant un tribunal pour le cas particulier de Nicolas Sarkozy vue la faiblesse des charges réunies dans ce dossier.
Pour autant, Nicolas Sarkozy a-t-il été « innocenté », comme il l’a écrit sur sa page Facebook ? Non. Et la lecture de l’ordonnance des juges d’instruction, qui ne sont pas là pour dire la culpabilité ou l’innocence — c’est le travail d’un tribunal au moment du procès —, apparaît en ce sens comme un camouflet pour tous les marchands de certitudes et les apôtres du binaire, selon lesquels le monde se sépare entre blanc et noir, bien et mal, coupable et innocent.
Cette porte ouverte sur une pensée complexe oblige aujourd’hui à se demander si les juges n’ont pas agi ainsi faute de mieux. De toute évidence, ils disposaient d’indices graves et concordants contre l’ancien chef de l’Etat dans leur dossier. Oui, mais de quel délit si ce n’est d’abus de faiblesse ? Les magistrats l’écrivent eux-mêmes, page 220, de leur ordonnance : « Il existe des charges suffisantes à l’encontre de Nicolas Sarkozy d’avoir le 24 février 2007 sollicité un soutien financier illégal d’André et Liliane Bettencourt ».
Dès lors, pourquoi ne pas l’avoir poursuivi pour financement politique illicite ? La réponse est de pure forme : les faits, remontant à 2007, étaient prescrits en 2010 au moment de l’ouverture des enquêtes judiciaires suite aux révélations de Mediapart — la prescription n’est que de trois ans dans ce cas…
Du coup, est-ce que d’autres délits étaient envisageables ? Oui, mais c’est là qu’entrent en jeu les poussiéreux verrous institutionnels d’une République à la vieille mémoire monarchique, qui a été pensée pour soustraire le président de la République à toute forme de justice ordinaire.
L'acte manqué
L’enquête a en effet établi que c’est dans les semaines qui ont suivi la visite de Mme Bettencourt à l’Elysée, en novembre 2008, que la présidence de la République s’est mêlée directement de la procédure judiciaire opposant, au tribunal de Nanterre, l’héritière de L’Oréal à sa fille, François-Meyers Bettencourt, au point que le cours en fut changé. Ainsi, en dépit d’un rapport de la brigade financière accablant sur le rançonnage dont Mme Bettencourt était la victime, le procureur Courroye a enterré l’affaire en 2009. Un inestimable cadeau offert à Patrice de Maistre, courroie de transmission entre la maison Bettencourt et l’UMP pour tout ce qui concernait les financements politiques, légaux ou non.
Les pressions de l’Elysée sur la justice furent telles que Patrice de Maistre a été averti secrètement du classement du dossier par le conseiller de Nicolas Sarkozy, Patrick Ouart, en juillet 2009, trois mois avant tout le monde, comme l’ont prouvé les enregistrements du majordome, que nous n’avons plus le droit de citer suite à une censure judiciaire de la cour d’appel de Versailles. Résumant dans leur ordonnance l’audition du procureur Courroye sur cette anomalie, les juges de Bordeaux ont noté, amusés, que celui-ci « ne pouvait expliquer comment Patrice de Maistre avait eu connaissance (du classement, ndlr) dès le 21 juillet 2009 par l’Elysée, alors que l’audience était prévue pour le 3 septembre ».
Ces immixtions de la présidence de la République, en théorie gardienne de l’indépendance de la justice, dans une affaire judiciaire familiale relèvent-elles du « trafic d’influence » — Nicolas Sarkozy avait un intérêt à protéger un de ses donateurs — ou de l’ « entrave à la justice » ? Seuls des magistrats pourraient répondre précisément à la question.
Ceux de Bordeaux n’ont pas souhaité s’engager dans cette voie. Se sont-ils posés la question ? Ont-ils pensés que les faits incriminés ayant été commis par un président en exercice, Nicolas Sarkozy n’aurait pas eu à répondre de la justice ordinaire — la leur — mais de la Haute Cour, comme l’impose la Constitution. La Haute Cour ne peut être réunie que par le Parlement, elle est composée de députés et sénateurs et, depuis février 2007, ne juge le président que pour des faits relevant d’un « manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat ». Est-ce le cas du « trafic d’influence » ou de l’ « entrave » ? Le débat n’existe pas, la question n’a jamais été posée concrètement.
Nicolas Sarkozy au soir de sa mise en examen à Bordeaux, en mars 2013.© Reuters
Mais les hasards du calendrier et des affaires avaient pourtant offert une ouverture aux juges de Bordeaux. Quatre jours avant qu’ils ne signent leur ordonnance de renvoi et de non-lieu partiel, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris rendait en effet un jugement de première importance sur les enjeux de la responsabilité pénale du chef de l’Etat. Saisie d’une demande d’enquête concernant une éventuelle violation du secret de l’instruction par l’Elysée, en marge de l'affaire Karachi, la présidente de la chambre de l’instruction, Michèle Luga, a ouvert une brèche considérable s’agissant de l’interprétation des articles 67 et 68 de la Constitution, qui consacrent le statut pénal très particulier du chef de l’Etat.
Contrairement à ce qui est communément admis, « la réforme constitutionnelle du 23 février 2007 a institué non pas l’inviolabilité de la personne du chef de l’Etat, mais celle de sa fonction », écrit la juge Luga. Qui explique que les poursuites judiciaires sont impossibles, certes, mais « encore faut-il qu’il s’agisse d’actes non détachables de sa fonction ».
Détaillant sa pensée, la juge parisienne écrit ainsi que « la cour considère que les actes accomplis par le président de la République “en cette qualité” sont ceux qu’il effectue au nom et pour le compte de l’Etat, en quelque sorte, pour le bien de l’Etat, et que cette irresponsabilité est politique et couvre tous les actes de sa fonction, c’est-à-dire ceux qui sont en lien avec la conduite des affaires de l’Etat ». « A contrario, poursuit-elle, doivent être considérés comme des actes étrangers à la qualité de président de la République, ceux qui sont détachables de sa fonction ».
Dès lors, les agissements de l’Elysée dans l’affaire Bettencourt pour empêcher que le scandale n’éclate, pour éteindre l’incendie après les révélations de Mediapart, pour manœuvrer un procureur inféodé et faire obstacle à la marche de la vérité, ce dans le seul but de protéger les intérêts de quelques donateurs amis (Patrice de Maistre et les époux Bettencourt), tous ces agissements avaient-ils un lien avec la conduite des affaires de l’Etat ? Bien sûr que non. Ils avaient tout à voir avec l’inverse de l’intérêt public.
Mais au final, dans un débat public alimenté par une classe politique globalement allergique à l’intranquillité et aux contre-pouvoirs, fuyant les zones grises du droit comme la peste, l’affaire Bettencourt se résume, par le seul non-lieu rendu en faveur de Nicolas Sarkozy, à la démonstration qu’il n’y avait rien dans le dossier sur l’ancien président. C’est en vérité tout le contraire. Le débat n’a pas vraiment eu lieu. Et n’aura pas lieu. A Bordeaux, dans quelques mois, il y aura bien un procès Bettencourt avec une dizaine de personnes sur le banc des prévenus. Pour quelques unes d’entre elles, comme Eric Woerth ou Patrice de Maistre, ce sera le procès du sarkozysme, sans Sarkozy. Le procès, aussi, d’un silence assourdissant.
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