Ils ne lâcheront pas ! Un an après avoir remis un premier rapport sur l’évasion fiscale internationale, la commission d’enquête sénatoriale, animée par François Pillet (UMP) et Éric Bocquet (PC), vient d’achever le second tome de ses travaux. « Des progrès ont été réalisés dans la lutte contre l’évasion des capitaux. Mais les risques persistent. Nous sommes confrontés à de nouveaux défis face à la sophistication de la finance », a expliqué François Pillet.
Toute l’attention de la commission, cette fois-ci, s’est portée sur la finance. L’argent, ses acteurs et ses serviteurs, les mécanismes de fraude, ceux qui les imaginent et ceux qui tentent de combattre les évasions, ont été au cœur de leur étude. (Lire la présentation et leurs propositions dans l’onglet Prolonger.)
Sans surprise, les banques ont fait l’objet d’un examen soutenu. Car, même si elles s’en défendent, elles sont au centre de tout. Ce sont elles qui font vivre les centres offshore et les utilisent sans retenue. Ce sont elles qui permettent l’évasion fiscale, en facilitant le transfert d’argent en moins de deux minutes « de Suisse à Panama, en passant par Singapour, pour revenir en France avant d’atterrir à Chypre », comme l’a expliqué Maïté Grabet, directrice nationale des vérifications des situations fiscales.
Comme lors de la première commission, les banques françaises semblent s’être offusquées d’être mises ainsi à l’index. Entre temps, il y avait bien eu HSBC, UBS, l’affaire Cahuzac, Offshore Leaks. Mais il s’agissait de banques étrangères, font-elles valoir. Les banques françaises ne sont pas concernées…
« Les auditions de votre commission témoignent d’une sensibilité très inégale d’acteurs très importants de la finance française face à la réalité de l’offshore. (…) Lors des auditions de la commission d’enquête, cette résistance culturelle est apparue fréquemment. Aux yeux de certains, il n’est pas même question d’envisager que des centres offshore très développés puissent être critiqués. Leur importance financière suffit à leur conférer une légitimité sans faille », note le rapport.
Il n’est pas possible de savoir ce que les banquiers ont dit aux membres de la commission d’enquête. Que ce soit Michel Pébereau, président d’honneur de BNP Paribas, François Pérol en tant que président de la BPCE ou Jean-Yves Hocher, directeur général délégué du Crédit agricole, tous ont demandé à être auditionnés à huis clos, sans retranscription de leurs propos.
Le rapport reprend parfois de façon indirecte et anonyme certaines de leurs interventions. À lire ce que la commission sénatoriale a retenu, il semble qu’ils aient énervé. Ainsi, l’un d’entre eux leur a justifié la présence de sa banque privée au Luxembourg « pas pour des raisons fiscales mais parce que la réglementation en matière de gestion d’actifs y est particulièrement souple ». « C’est la référence internationale pour les promoteurs de fonds – notamment les Américains, qui dominent le marché », leur a-t-il expliqué.
À défaut de parler ouvertement, ils ont laissé Christian Noyer, gouverneur de la Banque de France et président de l’Autorité de contrôle prudentiel (ACP) et Jean-Claude Trichet, ancien gouverneur de la Banque de France et ancien président de la Banque centrale européenne (BCE), s’exprimer au nom de toute la profession. Un consensus de place en quelque sorte.
Pour l’un comme pour l’autre, la crise ne vient pas des « trous noirs » que sont les paradis fiscaux, même s’il est légitime, précisa Christian Noyer, que « les États s’unissent pour éradiquer ces zones de sous-réglementation et de sous- fiscalité ». Quel contrôle exerce la Banque de France sur les filiales offshore des banques françaises ? « L’une des difficultés réside dans la comptabilisation précise des implantations offshore. Nous couvrons des pays économiquement important pour l’Union européenne et ses exportateurs, tels que la Suisse, le Luxembourg ou l’Autriche. (…) La Suisse est ainsi un des plus grands pays d’exportation pour les industriels français. Il est donc normal que les banques accompagnent les entreprises françaises en Suisse. Il est vrai que ce pays peut servir de refuge fiscal à de grandes fortunes mais, dans ce cas, les résidents français ne font pas appel à des banques de leur propre pays », a soutenu le gouverneur de la Banque de France sans rire.
« Les pratiques des banques françaises sont tout aussi sidérantes », avait raconté, quelques jours auparavant, Pierre Condamin-Gerbier, un témoin clé de l’affaire Cahuzac, aux membres de la commission sénatoriale. « J’ai travaillé pour une famille britannique, les Hambros. Cette famille a vendu sa banque à la Société générale. J’ai vécu le changement de culture entre les deux. (…) La Société générale a présenté un cas d’école à ces conseillers et chacun est venu expliquer comment il aurait aidé le client, notamment à frauder », leur avait-il expliqué. Un témoignage qu’il avait déjà donné à Mediapart.
Pour les autres paradis fiscaux, les îles Vierges, Caïmans et autres, le gouverneur de la Banque de France a reconnu que la surveillance était un peu plus lâche : « Nous accordons assez peu d’importance aux pays des Antilles », a-t-il concédé. Dommage. Les banques françaises ont 18 filiales dans les seules Îles Caïmans, dont 12 pour BNP Paribas, recense le rapport. Les investissements transnationaux de la France vers ces mêmes îles ont représenté 35,5 milliards de dollars . Après le Luxembourg (144, 4 milliards de dollars), c’est la deuxième destination offshore de la France, avant même la Suisse.
Interrogé sur le fait que BNP Paribas possède plus de 300 filiales dans des paradis fiscaux, Jean-Claude Trichet s’est efforcé de minimiser lui aussi la réalité. « Il faut savoir que beaucoup de pays souhaitent être maîtres chez eux, et ce, pas nécessairement dans le but de pratiquer des fraudes, une évasion fiscale ou des activités criminelles. Ces pays peuvent exiger alors des filiales afin que leur autorité prudentielle exerce le contrôle. » Sans contester ouvertement le bien fondé de la lutte contre l’évasion fiscale, Jean-Claude Trichet en nuance l’objet. Pour lui, l’existence de paradis fiscaux au sein même de la zone européenne et la concurrence fiscale entre les États et tous ceux qui profitent des trous pour échapper à l’impôt ne sont finalement que des contingences annexes par rapport aux vrais problèmes : les dépenses publiques. « J’insiste sur ce point : nous ne pouvons traiter l’harmonisation des recettes fiscales sans traiter l’harmonisation des dépenses », a-t-il expliqué avant de conclure : « Je sais que ces propos sont impopulaires. »
« Jamais ! L'opacité est trop grande ! »
C’est à cet état d’esprit assez convenu dans le monde financier, qui finit par conduire à la plus grande complaisance à l’égard de la fraude fiscale, que les sénateurs souhaitent d’abord s’attaquer. Ils proposent toute une série de mesures afin de renforcer les contrôles internes, diffuser un esprit de responsabilité, inciter les cadres internes comme les fonctionnaires à faire les signalements auprès de Tracfin en cas de soupçon, protéger tous ceux chargés des contrôles et assurer leur indépendance. Une de leurs propositions préconise notamment de doter les personnels dédiés au contrôle interne de conformité d’un statut de salarié protégé. C’est faire peser beaucoup de responsabilités sur les salariés des établissements bancaires, comme l’a prouvé le cas UBS. Le responsable de l’audit interne, Nicolas Forissier, la responsable des événements, Stéphanie Gibaud, d’autres cadres qui ont dénoncé à l’intérieur de la banque puis auprès des autorités l’industrialisation de la fraude fiscale chez UBS France, ont tous été licenciés. Pourquoi ne pas imaginer des règlements beaucoup plus contraignants pour les banques elles-mêmes, avec de lourdes sanctions à la clé, en cas de manquement ?
Le changement de culture est d’autant plus impératif, selon les sénateurs, qu’il n’y a que peu de distance entre la fraude fiscale et le crime organisé. Mille passerelles existent pour faciliter la circulation de l’argent entre les deux mondes, comme l’ont raconté lors de leurs auditions divers responsables chargés de la lutte contre la fraude fiscale. « Des personnes, qui ne sont pas elles-mêmes liées au trafic de drogue ou au braquage de banque, mettent leur argent dans de grandes lessiveuses, dont les réseaux sont très sophistiqués : un opérateur en Suisse donne des ordres à un opérateur à Londres, qui gère des comptes aux îles Tortuga, qui reversent sur des comptes en France de l’argent, qui repart à Chypre, puis l’argent retourne dans différents pays. De manière invisible, se déroulent dans le même temps des opérations de compensation », a longuement expliqué aux sénateurs Bernard Petit, sous-directeur de la lutte contre le crime organisé et la délinquance financière.
Toutes ces opérations reposent sur une sophistication financière de plus en plus élaborée, ont insisté nombre de témoins. Avocats, fiscalistes, commissaires aux comptes, gestionnaires de fortune, notaires sont devenus les chevilles ouvrières de cette industrie de l’évasion fiscale mondiale. Ils sont les intermédiaires indispensables, jonglant entre les cascades et les trusts, afin d’assurer l’opacité et semer les contrôles. « Utilisez-vous des banques de territoire offshore ? » demanda la rapporteur de la commission à Hervé Dreyfus, gestionnaire de la banque Reyl, impliquée dans l’affaire Cahuzac. Réponse de ce dernier : « Jamais ! L’opacité est trop grande ! J’ai des comptes à rendre à ma clientèle… »
Le fait que les avocats, les fiscalistes, les commissaires aux comptes, ne fassent pratiquement aucun signalement ou de déclaration de soupçon auprès de Tracfin ou des autorités fiscales n’a pas échappé à la commission d’enquête. Ils souhaitent qu’à l’avenir ces absences de déclaration soient pénalisées. De même, les sénateurs entendent instaurer un délit d’incitation à la fraude fiscale, visant tous les professionnels et les groupes prêts à fournir des montages de fraude, parfois clé en main, comme Alternatives économiques l’avait prouvé dernièrement. La mesure peut avoir une certaine efficacité en France, mais d’être d’effets plus limités à l’étranger.
Les responsables de la lutte contre la fraude fiscale le reconnaissent : face à la sophistication des moyens utilisés, les technologies permettant les transferts d’argent d’un bout à l’autre de la planète, l’opacité volontairement cultivée pour masquer tous les mouvements, ils ont toujours un train de retard. D’autant que les moyens financiers et humains leur font défaut.
Sur ce point, la commission d’enquête sénatoriale arrive aux mêmes conclusions que le référé de la Cour des comptes la semaine dernière : en dépit de ses engagements, l’État ne mène la lutte contre la fraude fiscale qu'à pas très comptés.
Un témoignage a particulièrement frappé les sénateurs, celui d’Éric Ginger. Il leur a raconté ce qui se passe à la cellule de régularisation pour les contribuables souhaitant rapatrier leurs avoirs de l’étranger, mise en place au sein de la direction nationale des vérifications des situations fiscales (DNVSF). « Une vingtaine d’agents sont chargés de ce sujet. Ces 20 agents réalisant chacun environ 200 jours de travail chaque année , nous obtenons un total de 4 000 jours travaillés. Un dossier requérant deux jours de travail, la capacité d’absorption de l’administration est donc actuellement de 2 000 dossiers par an. (…) Nous refusons de nouveaux dossiers car nous ne disposons pas de la capacité de les traiter. (…) 25 ans seront nécessaires à l’administration sur la base de 50 000 dossiers au total. »
De même, le traitement des dossiers issus de la liste HSBC laisse les sénateurs perplexes. « Sur un total de 8 839 lignes, on est passé à 2 932 personnes, la modicité de ces deux ratios peut surprendre », relève le rapport. Les sénateurs s’étonnent aussi des choix faits par l’administration fiscale, qui a fixé des indemnités transactionnelles et des pénalités différentes selon les contribuables. Enfin, le « taux de fiscalisation des avoirs découverts dans le cadre du dispositif HSBC ressort comme médiocre », pointe le rapport. Il poursuit : « Si l’on se fonde sur l’estimation des avoirs détenus sans déclaration ( 3,5 milliards de dollars), le taux de prélèvement s’élève aux alentours de 7 %, pénalités incluses. »
Plus surprenant encore pour les sénateurs, est le faible taux de dossier transmis aux autorités judiciaires. Que ce soit pour HSBC ou pour tout autre dossier, il n’y en a pratiquement pas. L’administration fiscale, qui réalise quelque 52 000 contrôles par an, transmet à peine 1 000 dossiers par an à la justice. « Évitons de verser dans la politique du chiffre », s’est défendu Bruno Bézard, directeur général des finances publiques, en réponse au président de la commission, François Pillet, qui s’étonnait qu’il n’y ait qu’une seule personne emprisonnée pour fraude fiscale.
Estimant que l’État et l’administration manquent totalement de vigilance dans la lutte contre la fraude fiscale, les sénateurs sont bien décidés à les faire bouger. Ils entendent demander plus de moyens financiers et humains, mais aussi des changements d’organisation. Tracfin, pour eux, ne doit plus être sous la tutelle de Bercy et acquérir une vraie indépendance. Ils souhaitent que la justice soit associée aux dossiers de fraude fiscale. « Il faut faire sauter le verrou de Bercy », dit Éric Bocquet, qui reproche à l’administration d’enterrer les poursuites judiciaires. Le ministre du budget Bernard Cazeneuve s’oppose à ce projet et la question semble tranchée. « La question n’est pas tranchée du tout. Nous ne lâcherons pas le sujet », prévient Éric Bocquet.