D’entrée de jeu, OXFAM montre la disparité énorme entre les sommes approuvées par l’Union européenne pour venir en aide au secteur financier (4500 milliards d’euros) - sans compter les aides indirectes par le biais d’interventions des États - et les mesures de relance économique destinées à contrecarrer les effets de la crise que les populations des différents pays européens subissent sans en être en rien responsables (200 milliards d’euros).
Un graphique sous forme de camembert tiré du rapport illustre très bien cette disparité.
Plan de relance économique de l’UE vs aides au secteur financier
L’analyse des répercussions de l’austérité imposée par la Troïka dans différents pays démontre son inefficacité économique pour sortir de la crise. Le rapport mentionne une citation de Joseph Stiglitz qui témoigne de l’absurdité macro-économique des mesures d’austérité au regard des expériences passées : "J’aimerais qu’Angela Merkel comprenne que l’austérité affaiblit l’économie. Elle augmente le chômage, diminue les salaires et creuse les inégalités. Il n’existe aucun exemple de grande économie pour laquelle l’austérité a permis la reprise de la croissance."
Cependant, ce qui n’est pas dit c’est que cela correspond bien à l’effet recherché. L’imposition de ces mesures d’austérité - absurdes du point de vue macro-économique car elles bloquent toute perspective de relance - est bien conforme à l’agenda du patronat et des élites européennes qui veulent faire baisser le coût du travail.
Le rapport donne deux exemples en matière salariale. En Grèce, les mesures d’austérité imposées par la Troïka ont entraîné une baisse des salaires réels de plus de 10% tandis qu’au Royaume-Uni, "les salaires réels sont à présent au niveau de 2003 et représentent une décennie perdue pour le travailleur moyen". Dans ce dernier exemple, les mesures d’austérité ont été imposées sans l’intervention de la Troïka |1|, ce qui montre bien la concordance entre les gouvernements nationaux qui appliquent ces plans et la Commission européenne, la BCE ou le FMI .
Baisse des salaires et privatisations : deux éléments clés dans le développement des inégalités
La crise représente donc une opportunité pour le patronat et les élites de renforcer des mesures déjà bien présentes auparavant visant au maintien et au développement des inégalités. Ce que le rapport signale ainsi : "Même avant la crise financière, de nombreux pays affichaient malgré une croissance forte, un taux croissant d’inégalités de revenus. Le Portugal et le Royaume-Uni se classaient déjà parmi les pays les plus inégaux de l’OCDE, ce qui pose de graves questions concernant le caractère équitable de la croissance dans les pays dans lesquels elle sera finalement relancée".
La citation extraite du rapport parle bien de taux croissant d’inégalités de revenus. Et en effet, la tendance est significative, la part des salaires dans le PIB tant états-unien qu’européen a nettement reculé depuis la seconde moitié des années 1970 : de 65% en 1975 à 61% en 2008 aux États-Unis et de 67% en 1975 à 57% en 2008 comme le met en évidence le graphique suivant élaboré par Michel Husson.
Source : Michel Husson, à partir d’AMECO, Commission européenne, http://tinyurl.com/ameco8 |2|
Selon le principe des vases communicants, cette baisse qui se chiffre en centaines de milliards de dollars et d’euros se traduit par une hausse de plusieurs points de PIB du taux de profit aux États-Unis et en Europe, comme en témoigne le graphique suivant :
Source : Nacho Alvarez y Bibiana Medialdea, à partir d’AMECO, Commission Européenne, http://tinyurl.com/ameco8 |3|
En termes de revenus, les 10% les plus riches ont un revenu 8 fois plus important que les 10% les plus pauvres. Cet écart déjà fort significatif s’accroît bien sûr considérablement si l’on prend en compte les 5% les plus riches ou les 1%, les différences devenant alors abyssales.
Source : Le piège de l’austérité, l’Europe s’enlise dans les inégalités, page 15
Lorsque l’on ne prend en compte que le patrimoine, les écarts sont bien plus importants encore, tout bonnement ahurissants et scandaleux !
Oxfam signale que : "La richesse combinée des dix personnes les plus riches d’Europe dépasse le coût total des mesures de relance dans l’UE sur la période 2008 - 2010 (217 milliards d’euros contre 200 milliards d’euros)" |4|.
Le corollaire de tout cet accaparement scandaleux de richesse fait que selon Oxfam "en 2011, 121,2 millions de personnes (soit 24,3% de la population de l’UE) étaient exposées à un risque de pauvreté ou d’exclusion sociale".
Couplée à la baisse des salaires, la déferlante de privatisations partout dans le monde depuis le début des années 1980 a également substantiellement contribué à un transfert massif vers le capital et l’enrichissement spectaculaire des plus fortunés. La revue Forbes se réjouit chaque année de l’augmentation constante du nombre de milliardaires. Ils étaient 497 en 2001 et leur nombre a presque triplé en l’espace de 12 ans pour se monter à 1426 en 2013. Avec une augmentation de 210 milliardaires par rapport à 2012, leur fortune cumulée en 2013 atteint 5400 milliards de dollars, soit presque les PIB cumulés de l’Allemagne et de la France.
L’absence de rôle correctif de l’impôt
Alors que l’impôt pourrait corriger des inégalités aussi scandaleuses, son rôle visant à diminuer les inégalités est de plus en plus battu en brèche par le développement de l’ingénierie de l’optimisation fiscale.
Selon une source européenne citée par Oxfam : "Tous les ans, mille milliards d’euros environ sont perdus en raison de la fraude et de l’évasion fiscale dans l’UE, soit l’équivalent du budget européen pour sept ans |5|".
Face à ce constat, Oxfam préconise la transparence concernant les informations financières des multinationales, de nouvelles règles fiscales internationales pour les entreprises ainsi que le renforcement de la coopération multilatérale sur les impôts.
La Commission européenne ne peut plus feindre d’ignorer le problème. Cependant, on peut douter de sa réelle volonté de résoudre véritablement le problème, sinon par des mesures à la marge.
L’organisation déplore à raison le "peu de nouveau impôts sur la fortune, alors que ceux-ci pourraient être une source de revenus nouveaux et une façon beaucoup plus progressiste de faire face aux déficits". Pour être plus précis, le terme "peu" devrait être remplacé par "aucun". Bien au contraire, jusqu’au début des années 1990, beaucoup de pays européens avaient un impôt sur la fortune qui a été supprimé au cours des années 1990 et 2000 |6|.
Il faudra certainement un accroissement de la conscience et des mobilisations sociales pour y parvenir.
L’interaction entre dette et budget
Le lien entre la dette et le budget dans les différents pays pose le constat que l’austérité a surtout été synonyme d’une réduction marquée des dépenses visant à réduire les déficits budgétaires.
L’organisation originaire du Royaume-Uni donne l’exemple pour ce pays où on peut mettre en balance d’une part 85% de réduction des dépenses et d’autre part 15% d’augmentation des impôts. L’exemple du Royaume-Uni peut être transposé dans de nombreux autres pays. En effet, les médias entretiennent l’idée de dépenses publiques excessives, surtout en ce qui concerne les dépenses sociales, on serait face à une crise des dépenses. Les dépenses liées aux intérêts de la dette ne sont, elles, par contre pas remises en question. Par ailleurs on entend rarement parler de l’autre face de la pièce, à savoir la crise des recettes en raison des cadeaux fiscaux qui, depuis les années 1980, creusent le déficit budgétaire.
Oxfam conclut avec raison que la réduction des déficits ne s’accompagne pas nécessairement d’une réduction de la dette et que les taux de déficit peuvent chuter alors que la dette continue à augmenter.
Une des grandes faiblesses de ce rapport est que, s’il pointe l’augmentation de la dette comme un problème sérieux, il ne parle nullement de dette illégitime. Pourtant il aurait pu facilement arriver à cette conclusion en faisant davantage le lien avec les aides au secteur financier clairement mentionnées, ainsi que le creusement du déficit budgétaire des différents pays bien avant la crise en raison des politiques fiscales régressives appliquées depuis les années 1980.
Comparaisons avec le Sud
Depuis sa création, le CADTM dénonce les conséquences désastreuses des plans d’ajustement structurel imposés aux pays du Sud.
Oxfam reprend le constat de la Commission économique des Nations unies pour l’Amérique latine (la CEPAL) de "décennie perdue de l’Amérique latine" et établit un parallèle avec l’Europe, qui restera sur le chemin de l’enlisement dans les inégalités et de la régression sociale si les mesures d’austérité se poursuivent encore plusieurs années.
"Au milieu des années 1990, la plupart des pays d’Amérique latine ont vu leurs revenus par personne chuter à des niveaux datant de 15 ans et, dans certains pays, ces chiffres sont retombés à des niveaux disparus depuis 25 ans[...]. Les analystes estiment que la moitié de l’augmentation de la pauvreté basée sur les revenus pendant cette période était due à la redistribution en faveur des plus riches. Lorsque le taux de croissance a commencé à se relever et que l’inflation a commencé à diminuer dans les années 1990, aucune amélioration dans la distribution des revenus n’a été constatée".
En clair, les transformations économiques de transfert de richesse vers les plus riches, imposées par les dictatures latino-américaines à l’aide d’une répression sanglante, n’ont pas été remises en cause malgré la chute de ces régimes.
L’expression " décennie perdue " de la CEPAL est largement en deçà de la réalité puisque d’après Oxfam, "il a fallu 25 ans pour retrouver un niveau de pauvreté équivalent à celui d’avant la crise".
À l’autre bout de la planète, les plans d’ajustement structurel imposés par le FMI suite à la crise de l’Asie du Sud-est en 1997 ont eu les mêmes effets. La différence est qu’au lieu de commencer au début des années 1980 comme en Amérique latine, ils ont commencé une quinzaine d’années plus tard. Lorsqu’on regarde rétrospectivement, c’est le même constat de régression sociale qui peut être posé : " en Indonésie, le nombre de personnes vivant avec moins de 2 dollars par jour est passé de 100 millions en 1996 à 135 millions en 1999, le PIB a décliné de 15% en un an. Il a fallu plus de 10 ans pour retrouver un niveau de pauvreté équivalent à celui d’avant la crise".
Les mêmes causes produisant les mêmes effets, l’austérité en Europe n’est pas juste un mauvais moment à passer mais entraînera une régression durable. Le constat est sans appel : "en Europe, 15 à 25 millions de personnes supplémentaires pourraient se retrouver en situation de pauvreté d’ici 2025 si les mesures d’austérité se poursuivent, ce qui équivaut à la population totale des Pays-Bas et de l’Autriche. Au mieux, les pays les plus touchés par l’austérité deviendront les plus sujets aux inégalités du monde occidental. Au pire, ils se classeront parmi les plus inégaux du monde entier".
En se basant sur ce constat fort sombre et les précédents de l’Amérique latine et de l’Asie du Sud-est, Oxfam en conclut que "dix à vingt-cinq ans pourraient être nécessaires pour retrouver des niveaux de pauvreté antérieurs à ceux de 2008".
La nécessité de politiques alternatives
Oxfam en appelle à l’action dans deux domaines principaux : d’une part "la lutte contre une dette publique européenne insoutenable" et "la résolution des défauts sous-jacents du système financier (réglementations inadaptées, fiscalité insuffisante, taille dangereuse des institutions financières et capacité du système financier à influencer le pouvoir politique").
On peut bien évidemment déplorer qu’Oxfam ne parle que de dette insoutenable et ne fasse nullement mention du caractère illégitime d’une partie de la dette.
La Malaisie est citée comme un exemple intéressant pour avoir refusé l’intervention du FMI. L’Argentine est également citée en exemple pour avoir refusé de payer la dette mais la mention d’une annulation de dette à hauteur de 80% est néanmoins beaucoup trop optimiste par rapport à ce qui s’est passé en réalité.
Le rapport préconise d’investir dans l’humain et les services publics en s’appuyant sur l’établissement de systèmes fiscaux justes pour dégager des moyens.
Il prend le cas de l’Espagne pour évaluer le coût et la faisabilité de la généralisation de la politique de couverture universelle du revenu minimum sur base des recettes d’une taxe sur les transactions financières |7|.
Actuellement, cette mesure a un coût de 843 millions d’euros. Sa généralisation aux 407 000 ménages représentant 1 178 000 personnes qui sont en situation de pouvoir en bénéficier coûterait 1,8 milliard d’euros.
Or, 1,8 milliard d’euros ne représenterait que 36% des revenus annuels obtenus par l’Espagne par une telle taxe qui, au taux de 0,05%, devrait rapporter à l’Espagne 5 milliards d’euros par an.
L’intérêt d’une telle simulation est de mettre en regard le coût estimé d’une mesure sociale avec les recettes d’une mesure fiscale pour en montrer la faisabilité.
Cependant, pour garder le cas de l’Espagne, on peut déplorer qu’Oxfam qui parle d’ "une dette européenne insoutenable" n’établisse pas une telle simulation sur base des montants annuels - considérablement augmentés depuis la crise par les aides au secteur financier espagnol - destinés au service de la dette espagnole, car l’enjeu représente bien plus que les potentielles recettes de la taxe sur les transactions financières.