La ministre de la Justice Christiane Taubira à L’Elysée, le 8 novembre 2013 (REVELLI-BEAUMONT/SIPA)
Christiane Taubira a tout pour fédérer la haine : femme, noire, ministre de la Justice, auteure de deux lois fondatrices, contre l’esclavage et pour le « mariage pour tous » ; elle coalise sur sa personne les racistes, les sexistes, les homophobes de tout acabit.
Comme en plus elle est courageuse et brillante, qu’elle est une des rares, à gauche, à ne pas cacher ses convictions, qu’elle ne renie pas son anticolonialisme de jeunesse, elle excite les passions et devient la cible des nouveaux enragés de la droite extrême et de l’extrême droite.
La une de Minute, datée du 13 novembre 2013
Mais depuis que Christiane Taubira a été comparée à une « guenon mangeant sa banane » par des enfants d’excités de l’UMP et par une candidate du Front national et que des militants de Civitas, le groupuscule de cathos intégristes, scandait dans la rue « y’a bon Banania », les attaques ont franchi un seuil qui vaut affaire d’Etat.
A un tel niveau d’obscénité, le racisme – qui n’est pas une opinion mais un délit – devient un marqueur du climat pourri qui s’est instauré en France depuis quelques mois.
Animalisation des Noirs
Certes l’animalisation des Noirs n’est pas une chose nouvelle. L’année dernière, le film « Vénus noire », montrait que ces pratiques remontent loin dans notre histoire. Nombreux sont les « progressistes » de tout bord qui ont sombré dans ce racisme à caractère prétendument scientifique.
Ma famille idéologique n’en est pas exempte puisque l’inventeur du mot « écologie » Ernst Haeckel, vulgarisateur du darwinisme, transposa la théorie de l’évolution à la société en expliquant que :
« Si l’on voulait à tout prix établir une limite bien tranchée, c’est entre les hommes les plus distingués et les sauvages les plus grossiers qu’il faudrait la tracer, en réunissant aux animaux les divers types humains inférieurs. Cette opinion est en effet celle de beaucoup de voyageurs… Un Anglais qui a beaucoup voyagé et séjourné longtemps sur la côte occidentale de l’Afrique, écrit ceci : “ A mes yeux, le Nègre est une espèce humaine inférieure : je ne puis me décider à le regarder comme homme et comme frère ; car alors il faudrait aussi admettre le gorille dans la famille humaine”. »
La purification de la race était à la mode chez les intellectuels de l’époque. La colonisation institua un Code de l’Indigénat, succédant au Code Noir qui régissait les rapports entre maitres et esclaves.
Tabou après la Seconde Guerre mondiale et l’Holocauste
Mais, ce qui était courant au XIXe siècle devint tabou après la Seconde Guerre mondiale et l’Holocauste.
Le fait qu’il soit brisé aujourd’hui est une régression absolue. On le constate non seulement en France, mais aussi en Italie où Cécile Kyenge, la ministre de l’Intégration, a été victime des mêmes injures racistes depuis sa nomination en avril.
Au mois de juillet, Roberto Calderoli, sénateur de la Ligue du Nord, l’avait comparée à un orang-outan, en ces termes :
« Cécile Kyenge fait bien d’être ministre, mais peut-être devrait-elle le faire dans son pays. Je me console quand je surfe sur Internet et que je vois les photos du gouvernement.
J’aime les animaux, mais quand je vois les images de Kyenge, je ne peux m’empêcher de penser à des ressemblances avec un orang-outan, même si je ne dis pas qu’elle en soit un. »
Un mois plus tôt, un conseiller local du même parti avait estimé qu’il faudrait violer la ministre afin qu’elle comprenne ce que ressentent les victimes de crimes commis par les immigrants.
Crise morale et idéologique
Ce retour vers un passé que l’on croyait révolu montre l’étendue de la crise morale et idéologique qui sévit en France et en Europe et qui risque bien de se traduire politiquement aux prochaines élections européennes.
Je n’ai pas de solutions pour enrayer cette crise, mais je suis convaincu qu’il faut rompre avec le silence de bon aloi qui règne dans tous les milieux, des élites aux corps intermédiaires, tandis que la plaie devient purulente et empoisonne le corps social.
Aucune excuse ne devrait empêcher l’indignation, la révolte, mais aussi la répression et la sanction contre celles et ceux qui osent bestialiser un être humain. Car c’est de l’humanité qu’il s’agit. Et comme dans les années 30, si nous faisons mine de baisser la garde, alors la bête immonde resurgira. Après le tabou de la parole, celui des actes vient toujours.
Ce silence des intellectuels et des politiques s’explique : La droite sarkozyste, avec le débat mortifère sur l’identité nationale, les discours de Toulon, Grenoble et Dakar, le « pain au chocolat », a légitimé peu à peu la libération de la parole raciste en hystérisant le débat politique. La gauche revenue au pouvoir a voulu l’étouffer.
Le silence de Hollande
Le silence de François Hollande durant douze longs jours ne s’explique pas autrement. Le Président a toujours hésité avant de s’engager dans des combats identitaires qui lui semblent « moraux » et non essentiels. Mais ce silence s’explique aussi par les reculs sur le contrôle au faciès, sur le droit de vote des étrangers, sur l’immigration.
Si la gauche croyait gagner une partie de la droite en faisant l’impasse sur ces sujets, elle y a perdu son âme, ses électeurs et semé la division dans son propre camp. Car, comme toujours, ceux qui étaient contre ces mesures se sentent confortés dans leurs positions, ceux qui étaient pour sont découragés devant tant d’impuissance à respecter ses engagements.
La gauche est divisée : nombreux sont ceux qui, en son sein, veulent maintenir les Noirs et les Arabes dans l’invisibilité, estimant qu’en mettant les problèmes sous le tapis, on échappera à la vague raciste. Logiques avec eux mêmes, ils refusent les statistiques de la diversité et la discrimination positive devenue un gros mot à gauche. Ils ont tort.
La thèse de Finkielkraut, un modèle du genre
Ce racisme d’en haut est aussi encouragé par des intellectuels de renom qui, au nom de la défense de « l’identité malheureuse », cautionnent la traque du paria moderne partout où il dérange le mode de vie des bons Français. La thèse d’Alain Finkielkraut est un modèle du genre : le changement démographique et l’immigration de masse affectent l’identité nationale. Il écrit dans « L’Identité malheureuse » (Ed. Stock, 2013) :
« Avec le passage d’une immigration de travail à une immigration familiale, les autochtones ont perdu le statut de référent culturel qui était le leur dans les périodes précédentes de l’immigration. Ils ne sont plus prescripteurs. Quand le cybercafé s’appelle Bled.com et que la boucherie ou le fast-food ou les deux sont halal, ces sédentaires font l’expérience déroutante de l’exil. Quand ils voient se multiplier les conversions à l’islam, ils se demandent où ils habitent. Ils n’ont pas bougé, mais tout a changé autour d’eux.
Ont-ils peur de l’étranger ? Se ferment-ils à l’autre ? Non, ils se sentent devenir étrangers sur leur propre sol. Ils incarnaient la norme, ils se retrouvent à la marge […] Plus l’immigration augmente, et plus le territoire se fragmente. » (pp. 123-124)
Le philosophe à la retraite est nostalgique d’une République du bon vieux temps et pleure l’identité nationale fondée sur l’homogénéité. Pour Finkielkraut, comme pour le Front national, les Français « de souche » ne se sentent plus chez eux et se demandent « où ils habitent ».
Médias : plus c’est gros et plus ça fait vendre
Les médias ont enfin une responsabilité énorme dans cette dérive : les « news magazines » ont remplacé les marronniers sur l’immobilier ou le classement des lycées les plus performants par des unes redondantes sur l’islam, l’immigration, les Roms. Plus c’est gros et plus ça fait vendre. La dictature de l’audimat se faisait auparavant sur le vide. Elle se décline aujourd’hui autour du racisme le plus exacerbé : « la carte des Roms », « l’invasion islamique »… Valeurs actuelles, Le Point, L’Express, L’Opinion, sont devenus les « Minute » politiquement corrects de la pensée rancie.
Médias, intellectuels et politiques se fourvoient. Les flux migratoires sont l’expression d’une mondialisation qui n’a pas débuté il y a trente ans : nous avons détruit des civilisations, des nations, des empires, en voulant imposer notre vision du monde. Le boomerang est là.
Les miséreux du monde se sont mis en marche, arrachés de leur terre par les accords de libre-échange, les multinationales, le démantèlement d’Etats corrompus, par notre argent. Les pauvres du monde présentent aujourd’hui l’addition aux peuples riches. Elle n’est pas chère. Ils nous disent simplement : « Vous avez envahi notre monde, maintenant personne n’est plus chez soi. » Désormais tout le monde est chez les autres. C’est un fait. Le cosmopolitisme et le métissage s’imposeront quoi qu’en pensent les oiseaux noirs du malheur.
Gangrenés par la haine raciste
Oui, nombreux sont nos compatriotes qui, pour une raison ou une autre, à des niveaux plus ou moins grands, sont gangrénés par la haine raciste. Qu’ils soient chômeurs, victimes de la crise économique, n’excuse rien. Mais que les élites de ce pays démissionnent de leurs responsabilités en faisant le lit des pulsions les plus détestables, voilà le vrai danger. Elles ont perdu leur boussole en chemin.
Le court XXe siècle, qui a commencé dans la folle et inutile guerre de 1914, a été le produit de l’esclavage et de la colonisation mais aussi la matrice des génocides contemporains fondés sur le racisme.
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Nous sommes tous des Christiane Taubira
Voilà une femme qui par la force de ses convictions et de sa personnalité s’est hissée à hauteur d’une république qu’elle conçoit comme son horizon politique. Mue par une intégrité sans faille, elle consacre depuis longtemps toute son énergie à rendre accessible cet horizon à tous et toutes, sans distinction de sexe, de race, d’origine ou de religion. Elle n’a pas attendu les soubresauts identitaires de partisans d’une France qui veut demeurer blanche et straight pour œuvrer au bien commun. Elle n’en attendait sans doute pas tant de leur part : pourquoi tant de haine ?
Voilà qu’une ministre est ravalée à la rhétorique la plus abjecte qui, parcourant la surface de sa peau, entend l’avilir au plus profond d’elle-même, en tant que femme et en tant que noire. Comme s’il fallait étouffer en elle toute fierté d’être l’une et l’autre.
Pendant que l’on se repaissait de détails croustillants sur les slogans bestialisant la garde des sceaux, dont, par décence, il faudrait cesser de faire la publicité, le silence a régné au plus haut niveau de l’État. Un silence indécemment long. Comme si dans les esprits grinçait cette ritournelle selon laquelle elle l’aurait bien cherché.
Que le silence ait pu persister dans les Palais de la république ne devrait pas nous étonner plus que cela et pour tout dire, ne requiert déjà plus notre attention. Il est urgent de nous tourner vers la seule question qui vaille : serons-nous capable de résister au racisme qui prospère et de lutter pour qu’enfin sa matrice soit démantelée et ses exploiteurs démasqués ?
Voilà des années de trop, que le balancier oscillant de la haine de soi à la haine de l’autre fauche les maigres espoirs d’une France réconciliée avec elle-même. Elle prenait des couleurs pour le meilleur, croyait-on, puis le pire est redevenu notre seul horizon et il vient de se refermer sur elle et sur nous.
Désormais, il est trop confortable de se contenter d'accuser la droite extrême, restée assise à l’assemblée, pour avoir bonne conscience et croire s’être ainsi dédouané de toute forme de racisme. Ce sont les mêmes qui hier jetaient de l’huile sur le feu en désignant les coupables à la vindicte populaire et à l’audimat, par viennoiserie interposée, et qui aujourd’hui appellent à rompre avec les scélérats à leur droite toute, en persistant à ignorer qu’ils ne font plus qu’un. Car leur union est déjà scellée par ce dénie partagé : la France est raciste par leur faute. Chaque jour, ils misent un peu plus sur l’exacerbation des propos et des actes de haine qui la mettent à genou.
Mais la gauche n’est pas en reste. Elle n’est plus immunisée, à supposer qu’elle l’ait jamais été. Qu’elle s’installe au pouvoir, ou qu’elle veuille résister à cet exercice corrupteur, elle s’est dissoute au contact corrosif de dissensions et divisions qui laissent la voie libre au grand dérangement raciste. Jusqu’à ses figures consensuelles qui n’ont pas hésité à exploiter le filon de l’aversion contres les nouveaux français, trop basanés, trop musulmans, dont il est temps de dénoncer le jeu dangereux.
Entendons-nous : dire la France est raciste, n’est pas dire tous ses habitants le sont. C’est dire que la xénophobie d’État est bien là, installée dans ses quartiers, qu’ils soient rupins, protégés ou relégués et qu’elle expose toutes sa population au passage à l’acte et à la parole racistes. La xénophobie expose à l’ensauvagement. Que ce soit sous les ors de la république, dans les centres ville préservés ou dans les ornières de périphéries oubliées, le racisme bat son plein, et ce depuis longtemps. C’est donc rappeler que cela ne date pas d’hier et qu’en vérité cela n’a jamais cessé. Certains ont cru, qu’une fois révolues la collaboration et la colonisation, leur pays était tiré d’affaire, guéri d’un désir lancinant de supériorité. Alors qu’il n’était qu’en rémission. Et encore, elle fut bien brève. Tant dans ses tréfonds administratifs, à ses guichets, dans ses dossiers en bas de piles inamovibles, dans ses évictions de postes privilèges réservés, et à chacune de ses brimades, entre dévoilement, expulsion, contrôle au faciès et fouille au corps, s’active un racisme routinier, de basse intensité, sans panache, sans grade, mais bien réel.
Il atteint sans hésiter tout ce qui compte, et ils sont nombreux, de métèques et de parias. Devenu disponible, comme une substance psycho active dont on ne parvient plus à se défaire, objet de transactions à découvert, le racisme peut avoir le visage de chacun d’entre nous, sans exception. Mais, si pour certains, il est insu, ayant infusé face au désastre, pour d’autres il est devenu une vertu, l’ultime rempart d’un patriotisme désastreux.
Il révèle les alliages les plus improbables. Comme les partisans d’un antisexisme patriarcal, s’accommodant d’un racisme aveugle à lui-même, passager clandestin d’un cortège convaincu de cheminer glorieusement vers la liberté et l’égalité pour toutes. Ou ces croisés d’une laïcité dévoyée, tardivement unie à un féminisme intolérant et sélectif, qui marmonnent des formules magiques censées faire fuir les ennemis de l’intérieur qu’ils se sont inventés pour plus de vraisemblance.
Racisme des puissants comme des faibles, l’ironie veut que nous soyons tous égaux face à lui : il corrompt tous ceux qu’il atteint et les avilie bien plus que les cibles qu’il se désigne. Même lorsqu’il nous traverse, il ne nous laisse pas indemne, il se métabolise et s’installe dans les replis de notre être. Ce racisme, dont les effets délétères dissolvent les individus et désagrègent le bien commun, est devenu notre double.
Partout le rictus est sur le point de tordre les bouches et la haine prompte à empoisonner les esprits. Il est temps de les regarder en face.
Faut-il comprendre que répondre à l’abject n’est pas à l’ordre du jour ? Dans ce cas, comment ne pas voir dans le silence qui pèse sur la France une complicité de fait ?
Qui sème le vent récolte la tempête. Qui ne dit mot consent. Ce sont plus que des adages, des alertes qu’il importe désormais d’entendre.
Et qu’enfin, on comprenne que l’intégration n’est plus une réponse, mais le sauf-conduit qui autorise, étalonne et absout toutes les discriminations. Car tenus comptable d’une impossible intégration, les mis en échec subissent la sanction légitimée du racisme et des discriminations. La rhétorique de l’intégration est le plus sûr vecteur de racialisation d’une France qui n’en fini pas d’être hantée par ses spectres coloniaux et raciaux. Ces vestiges survivent au cœur de la république : celles et ceux qui la chérissent devront aller les en extirper.
Voilà pourquoi le silence et l’inaction sont pires que tout, parce qu’ils signent notre capitulation collective devant l’abject. Hormis reconnaître l’étendu du désastre et conjurer la tentation d’une reddition face au raciste pour en venir à bout, aucune autre alternative n’est viable.
La France ressemble déjà à ce qu’elle sera demain, sans retour et sans regret. Il faudra bien qu’enfin ses habitants apprennent, comme y invite la maturité démocratique, à réguler l’aversion qui les étreint encore trop souvent à la vue et au contact d’une altérité devenue intérieure à notre monde commun. L’État doit être le garant du droit à exister avec ses singularités et ses capacités afin d’en faire le multiplicateur des possibles. Il doit mettre un terme à l’aggravation des tensions qui sapent des existences devenues des rebus parce qu’elles sont marquées, à leur corps défendant, du verdict du rejet.
Voilà pourquoi nous sommes tous des Christiane Taubira. Nous, les arabes, les noirs, les roms, les musulmans, les juifs, les migrants, les minoritaires, les étrangers, les indigénisés, les femmes subalternes, les queers, les expulsés, les expulsables, les contrôlés, les contrôlables, les dé/voilées, les percutés au plafond de verre, les exilés forcés, les évincés, les double-peine, les sans droit de vote, les sans papiers, les sans logis, les sans travail. Car elle est comme nous, notre égale, notre semblable, entrée comme nous en résistance face au racisme et à ses pratiquants. Tout ce qui l’atteint nous affecte, tout ce qui lui est ôté nous ampute. Et vice-versa. Bienvenue au club à toutes celles et ceux qui nous rejoindront ! En attendant de manifester, manifestons (nous) sur la toile !
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