Si vous faites du jardinage, il vous est sans doute déjà arrivé de conserver les graines produites par vos fleurs pour ensuite les ressemer l’année suivante. C’est ce que font encore beaucoup d’agriculteurs : on appelle cela les "semences de ferme".
Mais cette pratique n’est que tolérée par la loi : depuis le début des années 1960, les semenciers peuvent protéger leurs variétés grâce à un "certificat d’obtention végétale" (COV). "Cela concerne 90% des semences utilisées aujourd’hui par les agriculteurs", indique Guy Kastler, délégué général du réseau Semences Paysannes. Théoriquement, l’agriculteur n’a pas le droit de ressemer ces variétés d’une année sur l’autre. Au nom de la propriété intellectuelle, il doit racheter au semencier (producteur de semences) des graines chaque année.
Mais dans les faits, de nombreux agriculteurs gardent une partie de leur récolte pour la semer l’année suivante. Selon un document du Groupement national interprofessionnel des semences et des plants (GNIS), la part des semences de ferme atteint 60% pour certaines espèces (blé dur, féveroles, pois protéagineux, etc).
Les semences de ferme, de la contrefaçon
Cette pratique est donc considérée comme relevant de la contrefaçon depuis la loi du 8 décembre 2011 relative aux certificats d’obtention végétale. Le texte n’autorise les semences de ferme que dans deux cas :
soit l’agriculteur utilise des variétés tombées dans le domaine public, qui ne sont plus protégées par un certificat d’obtention végétale. "Mais elles sont difficiles d’accès : les semenciers n’ont plus intérêt à les mettre sur le marché puisqu’ils n’ont plus de droit dessus", explique Roxanne Mitralias, chargée du dossier semences à la Confédération Paysanne.
soit il utilise une des vingt-et-une espèces que la loi autorise à ressemer (certaines céréales, des fourragères, etc.) : dans ce cas l’agriculteur doit payer des royalties au semencier qui détient le certificat d’obtention végétale.
Ainsi aujourd’hui quand un agriculteur ne paye pas les royalties pour une de ces vingt-et-une espèces, ou quand il ressème une variété protégée par un certificat d’obtention végétale, il est dans l’illégalité. "Mais il n’existe pas de test simple pour prouver qu’il fait des semences de ferme et reproduit une variété certifiée", dit Roxanne Mitralias. Les possibilités de recours des semenciers sont donc limitées. Le GNIS signale huit actions en justice, où l’entreprise productrice de semences a toujours été gagnante.
Mais la proposition de loi "tendant à renforcer la lutte contre la contrefaçon", discutée à partir de ce mercredi 20 novembre au Sénat, pourrait apporter de nouvelles armes aux producteurs de semence. Le texte traite les certificats d’obtention végétale comme les autres domaines concernés par la contrefaçon (objets de luxe, logiciels, films, musiques...) et il donne les moyens à l’Etat de mieux les contrôler. "Il pourra saisir une récole sur simple présomption de contrefaçon !", s’insurge Guy Kastler.
"Et il n’y a pas que les semences qui sont concernées, ajoute Roxanne Mitralias. Les mâles reproducteurs dans l’élevage ou certains procédés microbiologiques, comme celui du levain pour le pain, rentrent aussi dans le champ de la loi !"
"Des lois pour l’industrie semencière"
Surtout, souligne Guy Kastler, cette loi va se combiner avec une disposition déjà adoptée dans la loi du 8 décembre 2011 : désormais, les agriculteurs qui produisent des semences sont contraints de s’enregistrer. "Les industriels ont donc la liste de tous les agriculteurs qui utilisent des semences de ferme", explique le paysan. Il sera donc d’autant plus facile de soupçonner un agriculteur de contrefaçon, et de faire saisir sa récolte.
"Pour l’instant l’Etat ne peut pas agir tant qu’il n’a pas prouvé qu’il y a contrefaçon. Et si on demande à un agriculteur s’il a utilisé des semences de ferme, il n’est pas obligé de répondre." Mais la proposition de loi inverse la charge de la preuve : "Ce sera à l’agriculteur de prouver qu’il n’y a pas contrefaçon. S’il n’a pas de factures d’achat de semences, ce sera très compliqué..."
"L’Etat va pouvoir se mêler de droit privé." s’étonne Roxanne Mitralias. "Ce sont des lois pour l’industrie semencière, qui visent à obliger les paysans à acheter de la semence certifiée."
"La loi sur la contrefaçon n’aura aucun effet sur le domaine des semences", rétorque François Burgaud, directeur des relations extérieures du GNIS. "Le contrôle de la propriété intellectuelle reste dans le domaine privé. Pour prouver une contrefaçon, il faudra toujours un huissier assermenté et mandaté par un vendeur de semences."
"Protéger nos entreprises"
"Il s’agit simplement de regrouper ces contentieux dans certain nombre de tribunaux : ils seront plus compétents et spécialisés", détaille le sénateur PS Richard Yung, à l’origine de la proposition de loi sur la contrefaçon. Le texte prévoie aussi le paiement de dommages "à la hauteur du préjudice : ils seront proportionnels au chiffre d’affaires qu’aurait pu faire l’entreprise avec le produit copié", continue le parlementaire.
Pour lui, il faut "protéger nos entreprises". Il rappelle que l’industrie semencière française est la première en Europe et la troisième dans le monde pour son chiffre d’affaires. "Le risque, c’est que vous développiez une nouvelle plante, et qu’elle soit reproduite sans que l’on vous paye", justifie le sénteur. C’est comme dans tous les autres domaines : les gens copient." Un point de vue partagé par le GNIS, qui explique que les agriculteurs qui pratiquent la semence de ferme empêchent de financer la recherche et développement : "Treize programmes de sélection ont été abandonnés ou fusionnés", déplore le syndicat des semenciers.
Mais du point de vue des défenseurs des semences de ferme, l’industrie s’approprie ainsi "un travail engagé par les paysans depuis des millénaires". C’est ce qu’expliquent le Collectif Semons la biodiversité et l’association Humanité et Biodiversité dans une lettre ouverte adressée à l’ensemble des sénateurs : "En dix mille ans d’agriculture, on ne s’était jamais posé la question. Les paysans ont semé et choisi, saison après saison, les graines qu’ils allaient replanter. De la même manière, les éleveurs ont sélectionné leurs reproducteurs. C’est leur métier. C’est ce qui fait aujourd’hui de l’agriculture un domaine riche de savoirs, ce qui nous a permis de conserver la diversité du vivant. C’est un patrimoine universel qui n’a pas de prix."