Berlin, correspondance
La chancelière allemande a confirmé, jeudi 21 novembre, que l’Allemagne allait se doter d’un salaire minimum légal. « Une analyse réaliste de la situation montre vite que les sociaux-démocrates ne pourront pas sortir de ces négociations sans avoir obtenu un salaire minimum légal universel », a-t-elle expliqué à un parterre de patrons comme consternés. Cette concession est la seule option envisagée par Angela Merkel pour s'assurer de la formation d’un gouvernement de grande coalition (conservateurs/sociaux-démocrates) et éviter la tenue de nouvelles élections à quelques mois du scrutin européen.
Angela Merkel. © Reuters
Mise sous pression par une base militante qui répugne très fortement à voir son parti « perdre son âme » une nouvelle fois en s’alliant aux conservateurs, la direction du SPD a en effet décidé que ses 473 000 adhérents se prononceront par référendum du 6 au 12 décembre sur le programme de gouvernement en cours de négociation. Or si ce programme ne comprend pas le salaire minimum, il ne fait aucun doute que les militants le rejetteront, ouvrant la voie à de nouvelles élections.
Le geste de Mme Merkel n’est bien sûr pas gratuit. En échange, celle-ci entend encore obtenir des assurances de la part du SPD. Par exemple celle du maintien ferme et définitif de la retraite à 67 ans. Les négociations entre les conservateurs et le SPD sur le salaire minimum s’achevant mardi prochain, Angela Merkel a précisé que son parti ferait tout pour limiter les effets négatifs sur l’emploi que l’introduction d’un tel salaire pourrait induire. Pour l’instant, la commission de négociation, qui réunit les chefs de parti, n’a pas décidé si le futur « Smic allemand » serait identique pour tous les secteurs d’activité, sur tout le territoire et d’un montant minimum de 8,50 euros de l’heure, comme le veulent les sociaux-démocrates.
L’annonce de la chancelière est un tournant important dans le long combat sur les salaires qui a démarré en 1995, après la dernière grande grève de l’IG Metall. À l’époque, l’Allemagne est considérée comme le « malade de l’Europe » et connaît déjà un chômage de masse. La grève déclenchée cette année-là par les métallos, pour obtenir une augmentation salariale de 6 %, part de la Bavière et s’étend vite à toute l’Allemagne. Pourtant, dans les nouveaux Länder, les troupes traînent des pieds. Une partie importante des ouvriers de la métallurgie comprend mal que leur syndicat revendique une telle augmentation en pleine crise. À tel point que le syndicat est obligé d’affréter des bus qui emmènent des métallos de l’Ouest pour assurer les piquets de grève dans les usines de l’Est.
Pendant ce temps, chez Volkswagen, où 20 000 emplois ont été maintenus grâce à l’introduction en 1993 de la fameuse « semaine de quatre jours », les syndicalistes admettent à mi-mots que l’entreprise ne pourra pas longtemps maintenir cette situation de sureffectifs qui pèse sur sa compétitivité. Cette grève, qui s’achève par une augmentation modeste, marque le début d’une longue période de modération salariale, d’abord forcée, puis acceptée par des syndicats affaiblis et dont les effectifs fondent comme neige au soleil. De 1991 à 2004, le nombre des adhérents des syndicats allemands passe ainsi de 12 à 6,5 millions
Au début des années 2000, rien n’y fait. La modération salariale et les réformes lancées par Gerhard Schröder pour faciliter l’adaptation des entreprises allemandes à la mondialisation n’empêchent pas la croissance du chômage : il culmine, en 2005, à 5 millions de chômeurs. En 2003, Schröder décide de lancer une réforme radicale du marché de l’emploi qui doit rendre le « travail plus intéressant que le chômage ». Il annonce alors le fameux Agenda 2010 qui, schématiquement, généralise le recours à l’intérim, crée les mini-jobs (jusqu’à 60 heures par mois pour un salaire de 400 euros par mois avec des cotisations sociales réduites). Il fusionne l’allocation chômage longue durée et l’aide sociale. La nouvelle et désormais célèbre allocation « Hartz IV » place alors les chômeurs sous une pression parfois insoutenable qui doit les motiver à rechercher un travail, quel qu’il soit.
« À l’époque, nous avions déjà proposé la création d’un salaire minimum universel. Mais il a été refusé par les conservateurs », se rappelle aujourd’hui Thomas Oppermann, secrétaire général du groupe parlementaire du SPD. En réalité, les syndicats sont également opposés à la création d’un Smic par la loi. À l’époque, ils y voient surtout une grave atteinte à leur monopole de négociation. Ils n’ont pas prévu que les réformes de l’Agenda 2010 vont être massivement utilisées par les patrons pour faire pression sur les salaires, flexibiliser l’emploi à l’extrême et faire reculer la négociation collective sectorielle au profit des accords d’entreprise.
Aujourd’hui, le résultat est là. L’Allemagne affiche des records à l’exportation et un taux de chômage spectaculairement bas (6,9 % en octobre 2010). Mais selon l’Institut sur le travail et la qualification, de l’université de Duisbourg-Essen, 6,8 millions d’Allemands travaillent pour un taux horaire brut de moins de 8,50 euros en 2012 ; 2,5 millions d’entre eux sont même rémunérés à moins de 6,50 euros de l’heure. Par ailleurs, près de 1,31 million de salariés plein temps sont obligés de quémander un « complément de revenu» auprès de l’Agence fédérale pour l’emploi afin de pouvoir assurer le minimum vital à leur famille. Enfin, la pauvreté progresse nettement.
Améliorer l'image de l'Allemagne en Europe
Les chiffres livrés en octobre dernier par l’Agence fédérale des statistiques montrent qu’en 2011, 1 Allemand sur 6, soit 13 millions de personnes ou 16,1 % de la population, vit sous le seuil de pauvreté (environ 980 euros brut par mois pour un célibataire). De son côté, le principal groupe de sociétés de recouvrement de créances, Creditreform, qui publie régulièrement des statistiques sur l’endettement des Allemands, précise que près de 10 % des Allemands adultes sont surendettés (6,59 millions de personnes en 2012). Pendant que les exportations bondissent de record en record au point que même Washington s’en inquiète et que Bruxelles décide de lancer une enquête, la consommation des ménages allemands reste atone. En 2009, les dépenses des Allemands avaient augmenté de 13 % par rapport à 1995, contre 37 % pour les Français, 45 % pour les Britanniques et 47 % pour les Espagnols.
Dans l’Allemagne d’aujourd’hui, personne n’est dupe. L’économie allemande est gagnante à cause de son excellence technologique, d’un remarquable dispositif de cogestion du monde du travail ou encore d’un système d’apprentissage qui assure la formation d’un personnel hautement qualifié. Mais elle est aussi gagnante à cause de la dualité de son marché du travail. Pendant qu'une élite salariée réalise les tâches « nobles », un nouveau prolétariat assure à moindre coût les services plus vils. Angela Merkel et l’aile « sociale » du parti conservateur savent qu’à terme, les déséquilibres ainsi créés sont dangereux.
Chaîne de montage chez Audi. Le salaire minimum est déjà supérieur à 8,50 euros de l'heure. © Reuters
Sous ces deux premiers mandats, Mme Merkel se résout à accepter des solutions sectorielles là où les partenaires sociaux sont suffisamment implantés. De 2005 à 2013, 14 secteurs tels l’intérim, les services postaux, le gardiennage, la coiffure ou le nettoyage industriel, se dotent ainsi d’un salaire minimum sectoriel, la plupart du temps égal ou supérieur à 8,50 euros /heure. En revanche, et jusqu’à aujourd’hui, la Chancelière a toujours refusé toute solution générale comme un Smic à la française. La droite libérale a toujours refusé de parler de « salaire minimum », lui préférant le terme de « minima salariaux ».
Le rapport de force politique issu des élections la conduit aujourd’hui à accepter cette solution qu’elle qualifie de « mauvaise ». Les adversaires du Smic, qui se sont livrés ces dernières semaines à un matraquage médiatique exceptionnel, espèrent encore que les derniers arbitrages permettront d’éviter un vrai salaire minimum identique pour tous et dans toute l’Allemagne. Le week-end dernier, les quatre grands patrons de l’automobile, Dieter Zetsche (Daimler), Martin Winterkorn (Groupe Volkswagen), Norbert Reithofer (BMW) et Karl-Thomas Neumann (Opel), ont même menacé de délocaliser une partie de leur production si ce salaire arrivait.
En réalité, personne ne sait vraiment quels seront les effets d’une telle mesure sur l’économie allemande. Certains spécialistes du ministère des finances évoquent la destruction possible de 1,8 million d’emplois. D’autres, plus impartiaux, comme Viktor Steiner de l’université libre de Berlin et Kai-Uwe Müller de l’institut DIW, estiment à 500 000 le nombre d’emplois menacés. Selon eux, l’instauration de cette revendication sociale-démocrate risque surtout d’avoir un effet réduit sur le salaire net des personnes concernées : après la hausse des cotisations sociales, de l’impôt sur le revenu et surtout la diminution des prestations sociales consécutives à leur basculement dans une autre catégorie, il resterait en moyenne une augmentation nette des revenus de 900 euros par an, expliquent-ils.
Sur le terrain, les craintes des entreprises semblent moins consistantes. Et ce, même dans les services, secteur le plus concerné par les bas salaires. Le hard-discounter Lidl a ainsi fait savoir qu’il pourrait très bien vivre avec 8,50 euros/ heure puisque, via un accord-maison, il offre déjà un salaire minimum de 10 euros de l’heure ! Quant à Amazon Deutschland, actuellement menacé par la grève à cause de son refus de signer une convention collective, l’entreprise paye un minimum de 9 à 10 euros de l’heure. Dans l’industrie, le patron du comité d’entreprise de Volkswagen, Bernd Osterloh, a de son côté expliqué que 8,50 euros, c’était « très insuffisant ». Il faut savoir que si le « cœur exportateur » de l’industrie allemande (métallurgie, automobile, machine-outil) utilise de plus en plus d’intérimaires ou de travailleurs sous contrat de prestation (en tout 1 million sur 3,6 millions de salariés !), les employeurs de ces secteurs payent bien au-delà de 8,50 euros.
La crainte de nombreux employeurs et économistes est plutôt liée aux effets que pourrait induire l’introduction d’un salaire minimum légal, par exemple une pression généralisée à la hausse sur les salaires, qu’au salaire minimum lui-même. Reste que des secteurs « sauvages » comme l’hôtellerie, la restauration, les petits enseignes du commerce ou encore la tristement célèbre filière « viande » et ses abattoirs à bon marché, vont probablement subir un choc.
Il n’est en tout cas pas certain qu’Angela Merkel soit entièrement désolée par cette évolution. D’une part, parce que personne ne conteste le problème posé à long terme par la fracture sociale. Et d’autre part, parce que les effets du Smic sur la consommation intérieure allemande pourraient jouer positivement au niveau européen. Une telle évolution, saluée hier par le ministre français de l’économie Pierre Moscovici, serait aussi une réponse positive aux critiques des partenaires de l’Allemagne. À terme, cela pourrait nettement améliorer l’image et la marge de manœuvre politique de Berlin au sein de l’Union européenne.
Lire aussi