Comment êtes-vous devenu un maraîcher militant ?
J’ai grandi dans la banlieue de Montréal dans un endroit pas totalement bétonné, mais où les maisons se ressemblent toutes. (…) L’écologie ne m’intéressait pas particulièrement. C’est à 18 ans que j’ai découvert la beauté et la fragilité du monde, dans les grandes forêts de Colombie britannique. Ce voyage m’a orienté vers des études d’écologie. Je voulais consacrer ma vie à la défense de cette nature.
Si on ne la protège pas, elle devient du béton. La nature ne peut pas toujours être recréée. On peut planter des arbres, mais on ne peut pas restituer des écosystèmes.
J’ai choisi finalement ce métier de jardinier pour être dehors, car je ne me voyais pas travailler dans un bureau
Vous dites de vous que vous êtes un fermier de familles, qu’est-ce au juste ?
Un fermier de famille, c’est un peu comme un médecin de famille. Nous sommes en ASC (agriculture soutenue par la commnauté). La ferme est à une heure de Montréal. On les rencontre chaque semaine, on discute et on les invite deux fois par an. Avec le temps, les gens nous connaissent bien.
- Maude-Hélène et Jean-Martin Fortier au marché de Saint-Armand -
Je sais que mes légumes sont très importants dans leur vie. Ils goûtent, ils voient et ils nous rencontrent. Ils se rendent compte que ces légumes n’ont rien à voir avec ce que l’on peut trouver dans les supermarchés. Ils savent que cela vient de chez nous et comment nous travaillons pour les produire. Ils me racontent que lorsqu’ils rentrent chez eux, ils déballent les légumes, et les posent un à un sur la table. Ils trouvent cela beau. Ces légumes ont une grande valeur. Car on met tout en œuvre pour faire des légumes qui sont beaux en apparence mais aussi de très bonne qualité.
Comment produit-on de tels légumes ?
Notre projet de ferme est basé sur la vie dans le sol. Nous faisons des légumes qui ont une super qualité nutritive. C’est difficile à mesurer mais c’est mon impression. Cela se ressent dans l’énergie de ces légumes. Les légumes conventionnels sont aussi souvent très beaux, mais ils sont comparables aux solutions que l’on vous donne à l’hôpital. Elle vous apporte tous les éléments nutritifs dont vous avez besoin, mais ce n’est pas comme un bon repas pris à la maison. J’ai cette conviction que l’énergie d’un sol vivant se retrouve dans les légumes. Mais je n’ai pas le bagage scientifique pour l’expliquer.
Comment entretenez-vous la vie dans votre sol ?
Nous avons appelé notre ferme les jardins de la Grelinette, car cet outil est symbolique de notre façon de faire : ne pas retourner le sol, pratiquer un travail doux, gentil, qui permet d’aérer sans bouleverser les couches. Depuis 2005, nous avons installé sur 8000 m2 des planches permanentes, comme un gros potager. Nous n’avons jamais labouré. La flore microbienne est à sa place, là où elle s’est développée.
- Au milieu d’un champ de pois -
Si on vient toujours bouleverser le sol, on dérange, voire on empêche ce travail que la nature fait gratuitement. Par exemple, en laissant faire les vers de terre qui transforment les matières organiques en humus et aèrent le sol. Les équipements utilisés sont très importants. C’est aussi le choix et la quantité des matières organiques que l’on apporte pour nourrir le sol.
Vous ne touchez jamais le sol ?
On le touche un peu, car nous produisons cinquante légumes différents sur neuf mois de l’année. Nous travaillons en surface, délicatement, avec la grelinette et des outils légers qui fonctionnent, une simple perceuse, par exemple pour mélanger le compost à la terre avec des mouvements rotatifs horizontaux. Depuis huit ans, la qualité de notre sol s’est améliorée. On le voit à l’œil nu. Sa texture est plus grumeleuse. Nous avons de moins en moins de mauvaises herbes car on ne remonte pas les graines en surface en retournant la terre. Les analyses que nous réalisons chaque année en laboratoire le montre aussi. À force d’entretenir le jardin gentiment, il est devenu plus clément.
Quelles ont été vos sources d’inspiration ?
Eliot Coleman, qui est un des pionniers de l’agriculture biologique aux Etats-Unis. Dans son premier livre, il a jeté les bases d’un système tel que celui que nous avons mis en place. Il a inventé ou importé d’Allemagne, de Suisse, de France, la plupart des outils que nous utilisons, et qui pour la plupart ne sont pas connus en France. Son premier livre m’a guidé quand j’ai commencé et je l’ouvrais chaque fois que je ne savais pas comment m’y prendre. Cela m’a donné envie d’écrire Le jardinier maraîcher, car j’ai pris conscience de la portée que peut avoir la transmission d’un savoir-faire. Il n’y avait rien de tel en français.
Est-ce un modèle reproductible ?
Tout ce que je fais a été inspiré de ce que faisaient les maraîchers en Ile-de-France au XIXe siècle. J’ai vu des photos dans des livres de l’époque et cela ressemble à ma ferme. C’était du maraîchage intensif sur petite surface. C’étaient des outils qui ressemblent à ceux que l’on utilise, c’était de la vente directe, c’était de la qualité. Ce qui manquait c’était un modèle pour montrer comment faire.
Tout le monde a un tracteur aujourd’hui, même les petits agriculteurs. Mais le tracteur détermine les outils dont vous allez avoir besoin. Or, dans ce métier, la récolte représente 50 % du temps et ça ne se fait pas avec un tracteur ! Nous, nous avons commencé avec peu : un petit motoculteur et quelques outils à main. C’était accessible.
- Ce motoculteur remue la terre de manière latérale, ce qui évite de mélanger les horizons -
L’agriculture conventionnelle utilise environ dix calories par calorie produite. Quelle est la performance de votre système du point de vue énergétique ?
Je n’ai jamais fait ce calcul. Je ne sais même pas la quantité de légumes que je produis dans l’année. On parle en coût et en prix. Dans mon livre, il y a beaucoup de technique maraîchère, mais j’ai aussi développé cet aspect économique car nous faisons cela pour gagner notre vie. Nous sommes des écologistes, mais le projet de la ferme, c’est pour en vivre. Et nous en vivons bien.
C’est-à-dire ?
C’est un revenu suffisant pour payer les factures et avoir une certaine liberté sans que cela soit des extravagances. Nous travaillons sur la ferme avec ma femme. Nous avons deux enfants. Nous avons construit la maison. Nous vivons avec une certaine autonomie. Pas de transport quotidien pour aller travailler, des bons légumes sur place que nous échangeons contre d’autres fermiers. On mange comme des rois. On prend trois mois de vacances par an, on part voyager avec le camion et les vélos, beaucoup en Amérique centrale.
- Jean-Martin Fortier note précisément tout ce qui est fait et ce qu’il observe dans le jardin -
C’est important d’avoir du temps pour faire autre chose. Notre vie a beaucoup de sens et nos clients nous le rappellent toutes les semaines. À nous deux, on génère 60000 $ de revenu annuel. Il faut comprendre que pour arriver là, nous avons mis du temps pour apprendre ce métier. En partageant nos connaissances, j’espère que cela pourra accélérer le processus.
Quelle est la situation des agriculteurs de petites surfaces outre-atlantique ?
Notre ferme est bien connue du ministre de l’Agriculture et ce n’est pas facile de nous mettre des bâtons dans les roues. Les écoles d’agriculture ont doublé leur nombre d’élèves. Nous avons été les seuls sur moins d’un hectare jusqu’en 2010.
Mais notre travail a fait évoluer cette situation. Cinq de nos stagiaires ont créé leur propre ferme sur notre modèle et elle marche bien, dès le démarrage. Je suis surpris de voir qu’au Québec mon livre, qui est un ouvrage technique, est devenu un best-seller, que l’on trouve en grande surface, bien en vue. Je cherche à toucher la génération qui va me succéder.
-Jean-Martin Fortier à Paris -
Aux Etats-Unis, où l’on fait du marketing autour de tout, les jeunes trouvent que l’agriculture que je pratique est « cool ». Je suis accueilli comme un héros avec des affiches dans les rencontres organisées par les Greenhorns (association d’aide aux jeunes agriculteurs bios qui démarrent une ferme) ou dans les Farmhack qui permettent aux agriculteurs et ingénieurs d’inventer des outils simples qui facilitent le travail et sont disponibles en Open source. Ce sont des fêtes, très colorées, avec banjos et DJ. Depuis dix ans, ces évènements se multiplient. Il y a toute une jeunesse mobilisée autour d’une autre agriculture, avec des marchés de producteurs, ces rencontres avec les ingénieurs. Ils forment une communauté très connectée, très innovante.
Comment voyez-vous votre ferme dans dix ans ?
J’aime le voyage. Je n’ai pas de destination finale. J’apprécie énormément d’approfondir ce que nous faisons aujourd’hui et d’avoir le luxe de pouvoir faire des expériences, en innovant au niveau biologique. Ce qui m’intéresse n’est pas la technique, la machinerie, mais la biologie du sol. Je cherche comment créer des synergies dans la nature qui vont être bénéfiques à la croissance des légumes.
Le nouveau paradigme, c’est de comprendre que nous faisons partie de la nature et que l’on peut s’inspirer d’elle. Nous sommes au début de cette nouvelle vision de l’agriculture.
Propos recueillis par Christine Laurent