Pour un peu, le grand spectacle de ces deux dernières années nous l’aurait presque fait oublier : là où la finance « de marché »* (les astérisques renvoient au glossaire), appellation un peu idiote mais il en faut bien une pour faire la différence, semble s’activer dans un univers clos, loin de tout et notamment du reste de l’économie, la finance actionnariale*, celle des propriétaires des moyens de production, campe à l’année sur le dos des entreprises — et, comme toujours, en dernière analyse, des salariés. Il a fallu la « mode du suicide » si délicatement diagnostiquée par M. Didier Lombard, président-directeur général (PDG) de France Télécom, pour offrir l’occasion, mais si peu saisie dans le débat public, de se souvenir de ce dégât quotidien de la finance actionnariale dont les injonctions à la rentabilité financière sont implacablement converties par les organisations en minimisation forcenée des coûts salariaux, destruction méthodique de toute possibilité de revendication collective, intensification épuisante de la productivité et dégradation continue des conditions matérielles, corporelles et psychologiques du travail.
Contre toutes les tentatives de dénégation dont on entend d’ici les accents scandalisés, il faut redire le lien de cause à effet qui mène du pouvoir actionnarial, dont plus rien dans les structures présentes du capitalisme ne retient les extravagantes demandes, à toutes les formes, parfois les plus extrêmes, de la déréliction salariale. Et si les médiations qui séparent les deux bouts de la chaîne font souvent perdre de vue la chaîne même, et ce que les souffrances à l’une des extrémités doivent aux pressions exercées depuis l’autre, si cette distance demeure la meilleure ressource du déni, ou des opportunes disjonctions dont le débat médiatique est coutumier, rien ne peut effacer complètement l’unité d’une « causalité de système » que l’analyse peut très bien dégager (1).
Si donc la refonte complète du jeu de la finance « de marché », réclamée avec d’autant plus de martiale véhémence par les gouvernements qu’ils ont moins l’intention de l’accomplir, occupe le débat public depuis un an, il s’agirait de ne pas oublier que, au moins autant, la finance actionnariale est en attente elle aussi de son « retour de manivelle »... Sous ce rapport il n’y a que le PDG de Libération Laurent Joffrin, joignant la paresse intellectuelle au désir de ne rien rencontrer qui pourrait le contrarier, pour soutenir qu’il n’y a pas d’idées à gauche (2) — sans doute pas dans Libération ni au Parti socialiste en effet (mais on a dit : à gauche). Du vide dans le regard de Laurent Joffrin, on ne conclura donc pas pour autant qu’il n’y a rien. Le SLAM (Shareholder Limited Authorized Margin ou marge actionnariale limite autorisée) est une idée (3). L’abolition de la cotation en continu, et son remplacement par un fixing mensuel ou plurimestriel, en est une autre (4). Vient toutefois un moment où l’on envisage la question autrement : et fermer la Bourse ?
Des chroniques débonnaires du regretté Jean-Pierre Gaillard, longtemps journaliste boursier sur France Info, à l’apparition des chaînes boursières, en passant par l’incessante répétition « CAC 40 - Dow Jones - Nikkei », la Bourse aura bientôt quitté le domaine des institutions sociales pour devenir quasiment un fait de nature — une chose dont la suppression est simplement impensable. Il est vrai que deux décennies et demie de matraquage continu ont bien œuvré à cette sorte de naturalisation, et notamment pour expliquer qu’une économie « moderne » ne saurait concevoir son financement autrement que par des marchés et, parmi eux, des marchés d’actions* (la Bourse au sens strict du terme).
Bien sûr, pour continuer de se dévider, ce discours nécessite de passer sous silence l’ensemble des destructions corrélatives de l’exercice du pouvoir actionnarial ; la simple mise en regard de ses bénéfices économiques supposés et de ses coûts sociaux réels suffirait à faire apparaître tout autrement le bilan de l’institution « Bourse ». Encore faudrait-il questionner la division entre bénéfices économiques et coûts sociaux car les tendances à la compression salariale indéfinie qui suivent de la contrainte de rentabilité actionnariale ne sont pas sans effets macroéconomiques. La sous-consommation chronique qui en résulte a poussé les géniaux stratèges de la finance à proposer aux ménages de « faire l’appoint » avec du crédit, devenu la béquille permanente de la demande manquante — on connaît la suite. Evidemment les bilans sont toujours plus faciles avec une seule colonne qu’avec deux, particulièrement, aurait ajouté l’humoriste Pierre Dac, quand on enlève la mauvaise. Mais vienne la « bonne » à se montrer elle-même défaillante, que peut-il alors rester de l’ensemble ?
Or c’est peu dire que les promesses positives de la Bourse sont douteuses. Sans elle, paraît-il, pas de financement de l’économie, plus de fonds propres pour des entreprises alors vouées à l’insolvabilité, encore moins de développement des start-up annonciatrices des révolutions technologiques ? En avant, dans l’ordre et méthodiquement.
Sur le papier, le plan d’ensemble ne manquait pas d’allure. Des agents (les épargnants) ont des ressources financières en excès et en quête d’emploi, d’autres (les entreprises) sont à la recherche de capitaux : la Bourse est cette forme institutionnelle idoine qui mettrait tout ce beau monde en contact et réaliserait la rencontre mutuellement avantageuse des capacités de financement des uns et des besoins des autres. Elle ferait même mieux encore : en apportant des ressources permanentes (à la différence de l’endettement, les capitaux propres, levés par émission d’actions, ne sont pas remboursables), elle stabiliserait le financement et en minimiserait le coût. Patatras : rien de tout ça ne tient la route.
La Bourse finance les entreprises ? Au point où on en est, ce sont plutôt les entreprises qui financent la Bourse ! Pour comprendre ce retournement inattendu, il faut ne pas perdre de vue que les flux financiers entre entreprises et « investisseurs » sont à double sens et que si les seconds souscrivent aux émissions des premières, ils ne manquent pas, symétriquement, de leur pomper régulièrement du dividende (en quantité croissante) et surtout du buy-back*, « innovation » caractéristique du capitalisme actionnarial par laquelle les entreprises sont conduites à racheter leurs propres actions pour augmenter mécaniquement le profit par action et, par là, pousser le cours boursier (donc la plus-value des investisseurs) à la hausse.
La cohérence dans l’incohérence du capital actionnarial atteint d’ailleurs des sommets car, imposant des normes de rentabilité financière exorbitantes, il force à abandonner bon nombre de projets industriels, incapables de « passer la barre », laissant les entreprises avec des ressources financières inemployées... aussitôt dénoncées comme « capital oisif », avec prière de le restituer instamment aux « propriétaires légitimes », les actionnaires — « puisqu’ils ne savent pas s’en servir, qu’ils nous le rendent ! ». Dorénavant, ce qui sort des entreprises vers les investisseurs l’emporte sur ce qui fait mouvement en sens inverse... et donnait son sens et sa légitimité à l’institution boursière. Les capitaux levés par les entreprises sont devenus inférieurs aux volumes de cash pompés par les actionnaires, et la contribution nette des marchés d’actions au financement de l’économie est devenue négative (quasi nulle en France, mais colossalement négative aux Etats-Unis, notre modèle à tous (5)).
Il y a de quoi rester interloqué devant pareil constat quand, dans le même temps, les masses financières qui s’investissent sur les marchés boursiers ne cessent de s’accroître. Le paradoxe est en fait assez simple à dénouer : faute de nouvelles émissions d’actions pour les absorber, ces masses ne font que grossir l’activité spéculative sur les marchés dits « secondaires »* (les marchés de revente des actions déjà existantes). Aussi leur déversement constant a-t-il pour effet, non pas de financer des projets industriels nouveaux, mais de nourrir la seule inflation des actifs financiers déjà en circulation. Les cours montent et la Bourse va très bien, merci, mais le financement de l’économie réelle lui devient chose de plus en plus étrangère : le jeu fermé sur lui-même de la spéculation est très suffisant à faire son bonheur et, de fait, les volumes de l’activité dans les marchés secondaires écrasent littéralement ceux des marchés primaires* (les marchés d’émission).
Que la Bourse comme institution de financement, par là différenciée de la Bourse comme institution de spéculation, soit devenue inutile, ce sont les entreprises qui pourraient en parler le mieux. Le problème ne se pose simplement pas pour les petites et moyennes... qui ne sont pas cotées, mais dont on rappellera tout de même qu’elles font l’écrasante majorité de la production et de l’emploi — on répète pour bien marquer le coup : l’écrasante majorité de la production et de l’emploi se passe parfaitement de la Bourse. Plus étonnamment, les grandes entreprises y ont fort peu recours également — sauf quand leur prend l’envie de s’amuser au jeu des fusions et des offres publiques d’achat (OPA). Car lorsqu’il s’agit de trouver du financement, le paradoxe veut que les fleurons du CAC 40 et du Dow Jones aillent le plus souvent voir ailleurs : dans les marchés obligataires, ou bien, par une inavouable persistance dans l’archaïsme... à la banque ! Une succulente ironie veut qu’il y ait là moins l’effet d’une réticence philosophique qu’un effet de plus de la contrainte actionnariale elle-même, qui voit dans toute nouvelle émission l’inconvénient de la dilution, donc de la baisse du bénéfice par action. En somme, le triomphe du pouvoir actionnarial consiste à dissuader les entreprises qui le pourraient le plus de se financer à la Bourse !
Ce qui reste de financement brut apporté par la Bourse se fait-il au moins pour les entreprises au coût avantageux promis par tous les discours de la déréglementation ? On sait sans ambiguïté ce que coûte la dette : le taux d’intérêt qu’on doit acquitter chaque année. Le « coût du capital » (ici le coût des fonds propres) est une affaire moins évidente à saisir. Par définition les capitaux propres (levés par émissions d’actions) ne portent pas de taux de rémunération prédéfini comme la dette. Ça ne veut pas dire qu’ils ne coûtent rien ! Mais alors combien ? Très symptomatiquement, la théorie financière ne cesse de s’intéresser au « coût du capital »... mais sous le point de vue exclusif de l’actionnaire (lire « Le coût du capital du point de vue de l’actionnaire ») ! Ceci ne dit rien de ce qu’il en coûte concrètement à l’entreprise de se financer en levant des actions plutôt que des obligations*, ou encore en allant à la banque — et c’est là une question dont la théorie financière, qui révèle ainsi ses points de vue implicites (pour ne pas dire : pour qui elle travaille), se désintéresse presque complètement.
Or ce qu’il en coûte à l’entreprise tient en trois éléments : les dividendes et les buy-backs sont les deux premiers, à quoi il faut ajouter également les coûts d’opportunité liés aux projets d’investissement écartés pour cause de rentabilité insuffisante, c’est-à-dire tous ces profits auxquels l’entreprise a dû renoncer sous l’injonction actionnariale... à ne pas investir.
Tout ceci, qui commence à faire beaucoup, ne se met cependant pas aisément sous la forme d’un « taux » qui pourrait être directement confronté au taux d’intérêt afin d’offrir une comparaison terme à terme des coûts des différentes formes de capital (fonds propres versus dette). Le fait que la dette soit remboursable et non les capitaux propres est une première différence perturbatrice ; inversement, du dividende est payé éternellement sur des actions bien après la fin du cycle de vie de l’investissement qu’elles ont servi à financer ; les actions confèrent en assemblée générale un pouvoir que ne donne pas la dette (et auquel on pourrait assigner une valeur), etc. A défaut de comparaison directe, on peut au moins faire une comparaison différentielle, et observer que l’un des deux coûts, celui des fonds propres, a connu une évolution très croissante : les buy-backs qui étaient inconnus se sont développés dans des proportions considérables ; quant aux dividendes, on peut mesurer leur croissance à la part qu’ils occupent désormais dans le produit intérieur brut, où ils sont passés de 3,2 % à 8,7 % entre 1982 et 2007, et ceci, il faut le redire, du fait même de l’exercice du pouvoir actionnarial, pour qui la déréglementation boursière a été faite... sur la foi d’une baisse du coût de financement des entreprises !
Reprenons : contribution nette négative, et contribution brute hors de prix là où elle avait été promise à coûts sacrifiés... On se demande ce qui reste à la Bourse pour se maintenir dans l’existence — à part les intérêts particuliers du capital financier, il est vrai d’une puissance tout à fait admirable. La réponse est : d’autres menaces et d’autres promesses.
La menace agite le spectre d’une « économie sans fonds propres ». Au premier abord, elle ne manque pas de poids, spécialement en une période où l’on dénonce, non sans raison, la croissance hors de contrôle des dettes privées. Or refuser aux entreprises les bienfaits de la Bourse, n’est-ce pas les renvoyer aux marchés obligataires ou au crédit bancaire, c’est-à-dire à plus de dette encore — et tout le pouvoir aux banquiers, espèce que la crise nous a rendue si sympathique (6) ? Mais une économie sans Bourse n’est pas du tout une économie privée de fonds propres. Trop occupée à vanter ses propres charmes, la Bourse a fini par oublier que l’essentiel des fonds propres ne vient pas d’elle... mais des entreprises elles-mêmes, qui les sécrètent du simple fait de leurs profits, transformés en capital par le jeu de cette opération que les comptables nomment le « report à nouveau » : chaque année le flux de profit dégagé par l’entreprise vient grossir le stock de capital inscrit à son bilan… du moins tant qu’elle ne l’abandonne pas aux actionnaires sous la forme de dividendes.
On dira cependant que l’apport de fonds propres externes (ceux d’actionnaires donc) revêt une importance particulière quand précisément l’entreprise va mal et, par elle-même, ne dégage plus assez de fonds propres internes par profit et « report à nouveau ». Le sauvetage d’entreprises en difficulté ne révèle-t-il pas l’ultime vertu de l’intervention actionnariale, et seules des injections providentielles de capitaux propres ne peuvent-elles pas y pourvoir ? La belle idée : en général, les repreneurs s’y entendent pour mettre au pot le moins possible et pour mener leur petite affaire soit en empochant les subventions publiques, soit en ayant prévu de revendre quelques morceaux de gré à gré, soit en profitant du règlement judiciaire pour restructurer les dettes et larguer du salarié ; et le plus souvent par un joyeux cocktail mélangeant agréablement tous ces bons ingrédients — fort peu actionnariaux.
Comme le cercle commence à se refermer méchamment et que la liste des supposés bienfaits est déjà à l’état de peau de chagrin, on aura bientôt droit au cri désespéré : « Et les start-up ? » Les start-up, la révolution technologique en marche, celle qui nous a donné Internet (juste après que l’armée eut posé les tuyaux et les chercheurs inventé les protocoles...), celle qui enfin nous offrira bientôt des gènes refaits à neuf, comment les ferait-on éclore sans la Bourse ? Bien sûr on a pu se tromper un peu quant à la réalité de ses bienfaits, mais tout sera pardonné quand on aura redécouvert ses véritables, ses irremplaçables prodiges : des promesses d’avenirs radieux.
C’est peut-être dans ce registre prophétique des lendemains technologiques que le discours boursier, par ailleurs si déconsidéré, trouve son ultime redoute — avec parfois l’improbable secours de technologues de gauche, écolos amis de la chimère ayant reçu pour nom « croissance verte », ou enthousiastes du « capitalisme cognitif » (certains, pas tous...) qui nous voient déjà savants et émancipés par le simple empilement des ordinateurs connectés en réseau.
Or il est exact que le financement des start-up semble échapper au système financier classique, et notamment bancaire. Le propre de ces entreprises naissantes tient en effet à la difficulté de sélection qu’elles présentent aux financeurs potentiels du fait même du caractère inédit de leurs paris techniques et de la très grande incertitude qui en découle, faute de références passées auxquelles les comparer. On connaît l’argument : sur dix start-up soutenues, neuf seront d’épouvantables bouillons mais peut-être la dixième une magnifique pépite qui, bien poussée jusqu’à l’introduction en Bourse, décrochera la timbale — comprendre : enrichira ses actionnaires de départ, qu’on nomme, tout ridicule abattu, des business angels (« anges des affaires »), et fera mieux que les réconforter de leurs pertes sur les neuf autres.
Cette économie de la péréquation très particulière, propre aux entreprises technologiques naissantes, rendrait donc « indispensable » la sortie en Bourse et impossible le financement par le crédit : le banquier facturant en gros le même taux d’intérêt aux dix perdrait tout, intérêt et principal, sur neuf et ne gagnerait que ses quelques pour-cent sur la dixième ; bien trop peu pour que l’opération globale ne soit pas très perdante, et par suite définitivement abandonnée.
Il faut reconnaître que l’argument ne manque pas de sens. Il manque juste à être irrésistible. Car il ne faut pas beaucoup d’imagination pour envisager un taux d’intérêt qui soit, non plus fixe, mais défini comme une certaine part des profits, éventuellement révisable (à la hausse) sur les premières étapes du cycle de vie de l’entreprise. Si celle-ci est effectivement un bingo, elle le prouvera par ses bénéfices, et cette péréquation-là réjouira le banquier comme la péréquation boursière avait réjoui le business angel. Creusant un tout petit peu plus cependant, on finira par tomber sur la réalité moins glorieuse des mobiles qui font tenir les discours généraux du financement en capital des start-up et des héros technologiques.
L’introduction en Bourse a pour finalité essentielle... d’enrichir à millions les créateurs d’entreprise et leurs « anges » accompagnateurs. On les croyait mus par l’idée générale du progrès technique, le bien-être matériel de l’humanité et la passion d’entreprendre : ils n’ont le plus souvent pas d’autre idée que de faire fortune aussi vite que possible et de prendre une retraite très avancée — il n’y aurait pas de test plus dévastateur que de voir ce qui, la promesse de fortune boursière retirée, resterait des troupes des vaillants entrepreneurs. Des cohortes boutonneuses de la nouvelle économie, combien n’avaient pour idée fixe que de bricoler au plus vite une petite affaire susceptible d’être revendue et de faire la culbute patrimoniale ?
On fera remarquer que c’est l’essence même du capitalisme que les agents ne s’y activent pas pour des prunes. Sans doute, mais d’une part on pourrait, du coup, nous épargner le gospel entrepreneurial, et d’autre part c’est une chose de désirer s’enrichir de sa création d’entreprise, mais c’en est une autre de ne s’y livrer qu’à la condition (même si elle n’est qu’à l’état d’espoir) de s’enrichir hors de proportion, comme c’est devenu la condition implicite mais sine qua non des créateurs de start-up. Et il est vrai : ce n’est plus la simple rémunération du travail, ou même le revenu tiré du profit d’entreprise qui peut enrichir à cette échelle, mais bien la timbale boursière et elle seule.
Et c’est ici le terminus du discours de la Bourse. La Bourse n’est pas une institution de financement des entreprises — elles n’y vont plus sauf pour s’y faire prendre leur cash-flow* ; elle n’est pas le roc d’une « économie de fonds propres » — pour l’essentiel ceux-ci viennent d’ailleurs : des entreprises elles-mêmes ; elle n’est pas la providence qui sauve les start-up de l’attrition financière — on pourrait très bien agir autrement.Elle est une machine à fabriquer des fortunes. Et c’est tout. Bien sûr, pour ceux qui s’enrichissent, ça n’est pas négligeable. Mais pour tous les autres, ça commence à suffire.
Ainsi, faire la critique de la Bourse conduit immanquablement à retrouver les vraies forces motrices que le galimatias entrepreneurial s’efforce de recouvrir : il n’y est en fait question que d’enrichissement. Non pas que tous les entrepreneurs soient par principe affligés de cette cupidité déboutonnée — ceux qui ont vraiment l’envie de construire quelque chose sont mus par d’autres ressorts et se passent de la fortune patrimoniale pour s’activer (on n’en fera pas des saints pour autant...). Mais seule la Bourse pouvait installer dans le corps social, ou plutôt dans ses parties les plus concernées, ce fantasme, désormais fait mentalité, de la fortune-éclair, légitime récompense des élites économiques, entièrement due à leur génie créateur et sans laquelle on déclarera qu’on veut faire fuir le sel de la terre, tuer la vie entrepreneuriale, peut-être même la vie tout court.
Fermer la Bourse n’a donc pas seulement la vertu de nous débarrasser de la nuisance actionnariale pour un coût économique des plus faibles, mais aussi le sens d’extirper l’idée de la fortune-flash, devenue référence et mobile, cela-va-de-soi pour bien-nés et normalité du « mérite », pour rappeler que l’argent ne se gagne qu’à hauteur des possibilités de la rémunération du travail, ce qui, dans le cas des individus qui nous intéressent, est déjà la plupart du temps largement suffisant. La Bourse comme miroir à la fortune aura été l’opérateur imaginaire, aux effets bien réels, du déplacement des normes de la réussite monétaire, et il n’est pas un ambitieux dont le chemin ne passe par elle — pour les autres, il y a le Loto, et pour plus personne en tout cas, rapporté à cette norme, le travail.
Aussi la Bourse a-t-elle cette remarquable propriété de concentrer en un lieu unique la nocivité économique et la nocivité symbolique, en quoi on devrait voir une raison suffisante d’envisager de lui porter quelques sérieux coups. On ne dit pas que les arguments qui précèdent closent définitivement la discussion de la fermeture de la Bourse, et il y a sûrement encore bien des objections à réfuter pour se convaincre définitivement de joindre le geste à la parole. On ne le dit pas donc, mais on dit seulement qu’au moins il est temps de cesser de s’interdire d’y penser.