L’autorité s’avère exercice puissant et délicat. La France n’a cessé d’avoir le chef en tête, de la monarchie absolue à la monarchie républicaine, en passant par deux empires. Notre Ve République, en bout de course, a maudit l’omnipotence (de Nicolas Sarkozy), pour ensuite exiger une prééminence (chez François Hollande). L’opinion pousse des cris d’orfraie contradictoires, brûlant le dominateur qu’elle adorait, adorant le meneur qu’elle a brûlé.
Une visite s'imposait à Robert Damien. Ce professeur de philosophie vient de publier un ouvrage savant et stimulant : Éloge de l’autorité. Généalogie d’une (dé)raison politique (Armand Colin). Qu’est-ce qu’un chef ? Peut-il y en avoir de bons ? Pourquoi obéir et à qui ? Robert Damien a décidé de rompre « le silence stuporeux d’une anorexie intellectuelle »…
Robert Damien en pince pour la fraternité, éprouvée dans le combat militant, la ferveur partisane, l'aventure sportive, la satisfaction affective, l'émotion esthétique, la cérémonie ecclésiale, la liaison amicale ou la communion amoureuse. Comment parvenir à une autorité fraternelle de la République ? Robert Damien retrace dans son livre la « quête d’une philosophie républicaine de l’autorité inscrite dans une économie politique des conseils démocratiques ». Et il cite le Sartre de Critique de la raison dialectique (1960) : « Chacun se sent et sent tous les autres comme des leaders possibles mais personne ne prétend à la souveraineté sur les autres. Chacun est capable d’exprimer le sentiment du groupe au cœur de l’action comme une aide aux objectifs du groupe. »
MEDIAPART : Comment entendez-vous ces deux phrases de Jean-Paul Sartre ?
ROBERT DAMIEN : Sartre veut dire que ce qui commande c’est l’équipe ; elle fait chacun s’élever au-dessus de lui-même ; et chacun peut prétendre exprimer le tout qu’est l’équipe. Chacun, étant l’égal de l’autre, a la capacité d’exprimer le “nous” au moment décisif les décisions qui devront être prises. Mais par-delà cette ossature constitutionnelle, il y a des moments où la décision exige d’être formulée, pensée, ordonnée. Elle oblige à une incarnation. Le problème avec Sartre, c’est sa difficulté à penser le chef d’équipe.
Il y a un moment de souveraineté, assumé par un(e). La question devient ensuite celle de la légitimité durable non pas d’un chef momentané, mais qui s’inscrit dans une continuité judicieuse.
Sartre demeure à mes yeux le seul philosophe d’envergure qui ait réfléchi sur l’équipe comme moteur et matrice de l’autorité. Sartre, à la fois théoricien et praticien du libre arbitre, cherchait à intégrer le marxisme, c’est-à-dire les contraintes socio-économiques et politiques qui déterminent et les situations et les libertés.
Tout en évitant un certain catéchisme marxiste alors en vigueur…
La tradition dans laquelle voulait s’inscrire Sartre n’était pas le marxisme de la totalité, mais le “coopérativisme”, c’est-à-dire la coopération, entendue comme la rationalité gouvernementale du socialisme. Doit primer la relation entre les êtres, qui constitue le devenir de chacun. D’où une gouvernentalité mutualiste : l’équipe est supérieure aux individus et permet à chacun de devenir plus lui-même par le “nous” même de l’équipe.
Il faut à la fois penser le système de coopération par la régulation et l’émergence d’une organisation de l’autorité, donc de chefs qui ont pour fonction de commencer et d’achever. Le chef c’est celui qui mène au terme de la décision. Sa légitimité sera refondée, ou remise en cause, en fonction du projet suivant.
L’avenir d’un socialisme est à penser dans la tradition coopérativiste, de la mutualité, de la réciprocité. Je m’inscris dans la tradition conseilliste. Après ce premier livre sur l’autorité, j’en publierai un second sur le conseil.
Qui se dit “soviet” en russe…
Il m’arrive, en guise de plaisanterie, de me présenter comme le dernier philosophe soviétique…
Remontons au XVIIIe siècle et au moment Rousseau, qui assurait que personne ne veut « prendre son semblable pour maître » en lui attribuant une supériorité naturelle ou divine…
C’est la question centrale du législateur, qui n’a pas de légitimité naturelle. Personne n’est capable d’être substantiellement premier comme on l’a longtemps cru. Il n’y a plus non plus de classe universelle détentrice de la vérité et du bien. C’est donc le groupe qui a substantiellement besoin de l’émergence d’une direction : un besoin d’incarnation dans une figure parlant le langage du tout. Une communauté a besoin de l’incarnation qui parle le “nous” mieux que nous le faisons nous même individuellement.
Mais tant de citoyens et de citoyennes ressemblent aux grenouilles qui demandent un roi !
Cet appétit pour une autorité autoritaire explique en partie la difficulté à penser l’autorité, qui est à elle-même son propre abus. Voilà un angle mort. Il y a eu retrait d’investissement analytique sur cette question, depuis l’auctoritas de la Rome antique.
Il nous faut penser la nécessité d’une autorité, mais une autorité contrôlée, une autorité renouvelée si besoin est. Comment penser une autorité révocable ? Comment une décision peut-elle s’avérer à la fois collective et incarnée ? Chez Rousseau, un tel rôle est donc dévolu au législateur. Dans mon livre, je m’attache à la figure de l’entraîneur…
Une autorité qui rend raison de ses raisons
Qu’est-ce que penser l’autorité ?
C’est penser la tension entre un appétit de figure motrice et matricielle incarnant le “nous”, parlant et décidant pour nous, et dans le même temps le danger extrême à la faire émerger. D’où la nécessité d’un contrôle et l’importance d’échapper à la fascination du chef. Cette tension est constitutive de tout exercice de l’autorité, même la plus minime – dans une classe, sur un chantier, au sein d’une équipe. Tout se joue entre l’attention au groupe et un excès d’affirmation – poussant à la solitude, à l’abstraction radicale des décisions, à la figure de la monstruosité césarienne...
L’exercice de l’autorité exige une esthétique du comportement, une intelligence des situations, une continuité dans la volonté. Le chef est une œuvre en péril, fragile et soumise à l’échec, qui suscite l’enthousiasme, voire l’amour, et en même temps la méfiance, la question.
Tout repose sur le questionnement…
La démocratie est originelle dans la philosophie occidentale par l’intermédiaire de Socrate, autorité par la question. Une des crise de la démocratie, c’est la crise de la question, du débat, de la délibération. Qui pose les questions et les bonnes questions ?
Nous voilà au cœur de la tension, dilemmatique, entre l’affirmation consubstantielle à tout ordre social d’une autorité en place, mais d’une autorité qui assume, qui rend compte, qui rend raison de ses raisons, publiquement – si elle cache les raisons, ce n’est plus une autorité démocratique. Et ces raisons, pour les connaître, il faut les questionner.
En questionnant le pouvoir, qu'est-ce qui est remis en question ?
Aucune autorité n’échappe à l’heure de vérité : à l’exercice de la raison d’État, cette nécessité fonctionnelle de l’ordre social. Choisir, c’est renoncer, c’est mutiler, c’est trancher en faveur du tout au détriment d’une partie. Telle est la mélancolie de toute autorité. C'est la responsabilité d’assurer le droit inhumain d’être inhumain ; le droit exorbitant d’être injuste au nom du tout, voire criminel au nom du tout, comme écrit Malraux dans L’Espoir.
C'est l'heure machiavelienne. Dans son opuscule de vingt-six chapitres, Le Prince (1532), Machiavel nous révèle que tout exercice d’autorité oblige à « entrer en mal ». Pire, cela s'avère une fécondité, Non pas le crime d’un César débile. Tout chef doit être injuste au nom de la justice du tout, en rendant raison publiquement, en répondant à la raison du pourquoi.
D'où la terrifiante réplique du kapo d'Auschwitz rapportée par Primo Levi : « Ici, il n'y a pas de pourquoi »...
Le pourquoi est essentiel. « On n'avait jamais le droit de demander pourquoi », voilà comment Nietzsche résume César. Et j'ai compris que la Chine était en train de changer du jour où mes étudiants cessèrent, là-bas, de m'expliquer que toute résistance serait vaine et vouée à l'écrasement, pour me confier, avec une évidence inflexible, il y a deux ou trois ans : « Quand on nous dit “c'est ainsi qu'il faut faire”, nous répliquons maintenant : “Et pourquoi ?” »
Pourquoi écrivez-vous : « L'autorité est le siège d'une motricité » ?
Pour devenir grands (autorité vient d'augere : augmenter, accroître), pour ne pas être réduits à nous-mêmes, finis, incertains et isolés – « l'homme seul est toujours en mauvaise compagnie » selon Paul Valéry ! –, il faut une puissance d'ascension. Au cours des siècles, l'Occident a trouvé plusieurs moteurs, qui nous exaucent et nous exhaussent : Dieu, la nature, le prolétariat, la République... Aujourd'hui, nous vivons une crise de ces moteurs, tous considérablement affaiblis.
Or la démocratie n'est pas une “démarchie” (sur le modèle de monarchie ou d'anarchie). En démocratie, l'arke, principe de commencement et de commandement – que Platon fut le premier à mettre en lumière – n'est possédé par personne : ni un être, ni une nature, ni une classe, ni un lieu. Cela ne veut pas dire qu'il n'y en a pas, mais qu'elle est située nulle part. C'est donc le travail de la délibération, de la question, qui fait s'imposer une arke, décisionnelle, légitime, mais contrôlée donc révocable. Il faut produire l'arke, dans la conflictualité.
En démocratie s'impose ce “nous” collectif, coopératif, mutuel et réciproque, qui fait que rien ne m’est dû au nom de ma nature, au nom de ma position, au nom de mon intelligence ou de mes diplômes. Rien ne m’est dû que ce que le “nous” donne comme droits sociaux. D’où mon attachement à la République sociale du XIXe siècle, qui a inventé la fraternité non pas comme un sentiment affectif mais comme un système normatif de droits sociaux. Dans la mesure où tu appartiens à la société, où tu y travailles, où tu es malade, handicapé, vieux, veuf ou veuve (ce sont les veuves qui ont permis de penser les droits sociaux de la pension de réversion), tu as droit à l’attention mutelle et réciproque de l’État. Voilà pourquoi la mutualité m’apparaît constitutive d’un ordre démocratique.
La clef de tout cela, c’est l’impôt, qui se révèle système de légitimation et d’institutionnalisation de la fraternité, devenant ainsi une solidarité. L’impôt est un droit social (même si sa mesure où son assiette peuvent être discutés). Et je suis frappé par l’hystérie actuelle contre l’impôt, que je préfère appeler “contribution”, directe ou indirecte, pour la fraternité et les droits sociaux.
L'autorité permet la pluralité des possibles
Quel serait l'heureux pendant de la malheureuse devise nazie : Ein Volk ein Reich ein Führer ?
Peuple, République, Réciprocité.
En plus de la République, vous liez à la démocratie la “patrie”. A-t-elle encore à ce point droit de cité ?
La patrie c’est le “nous” qui nous fait citoyen, ce par quoi nous acquérons une identité littéraire, culturelle, intellectuelle. La patrie me semble démocratique, puisque c’est le cadre dans lequel s’exerce la question qui permet de demander des comptes. Dans la nation, il y a l’idée de naissance : elle est inscrite dans une forme de nature. Et sur la nation pèse le risque d’un nationalisme, tandis que la patrie est le cadre démocratique par excellence.
Votre côté Lavisse progressiste de notre post-modernité ne nous éloigne-t-il pas du “Tout-monde” (Édouard Glissant) et de son brassage fécond ?
La question du cosmopolitisme est belle et grande. Je la pense en différents termes. Nous avons des appartenances multiples. La question de la modernité, c’est la cohésion pluraliste des appartenances. Comment être à la fois patriote (avec sa langue, sa culture, son histoire, ses choix démocratiques, son intervention citoyenne) et en même temps Européen et cosmopolite ? Toute proportion gardée, c’est la même chose que vécut la science avec la crise des fondements scientifiques. Comment être à la fois newtonien et einsteinien ? Newton demeure vrai dans un système relatif d’axiomes, mais Einstein intègre Newton comme un cas particulier d’un autre système d’axiomes plus synthétique. La question politique majeure, aujourd’hui, touche à cette pluralité d’appartenances.
Penser en soi un être cosmopolite me semble une abstraction dangereuse. Nous ne pouvons exister que par nos appartenances. Nous sommes situés dans une histoire, nous avons un langage – et il n’y a pas de langue universelle, hormis les mathématiques.
Vous dérangez le pluriel des identités, pour revenir à des singuliers de fer : un langage, une histoire, une culture…
Non, je pense que la patrie est par définition ouverte à la pluralité. Elle n’est pas close. Contrairement à la légende, ce n’est pas une fermeture dans une identité fixe et mortifère. Toute patrie, avec son langage, sa littérature, son esthétique, son économie, détient une forme de l’universel. L’une n’est pas exclusive de l’autre. La patrie devient nationaliste quand elle croit que ce qu’elle détient, l’universel dont elle parle, s'avère l’universel absolu. La patrie est une forme de l’universel, qui peut se confronter à d’autres. Une confrontation ordonnée, sans guerre, avec interpellations réciproques.
Voilà donc le troisième angle de ce triangle des Bermudes de la démocratie contemporaine : crise de l’autorité, crise de la fraternité, crise de l’ouverture à la pluralité...
Oui. Le grand risque, c’est la clôture sur soi. La patrie, en tant qu’elle parle l’universel, m’apparaît comme l’une des modalités de l’ouverture. Mais croire qu’on peut devenir cosmopolite en supprimant l’instance patriotique me semble une impossibilité pratique et théorique. C’est l’un avec l’autre.
Nous nous confrontons à cela en ces temps de révolution informatique, donc du langage numérique, par définition pluralisé mais sous hégémonie américaine : comment trouver une expression à nos appartenances qui s’y intègre ? Comment exprimer une forme particulière de l’universel et par la même une confrontation avec la pluralité même de ces universalités ? Le grand penseur de demain, donc de la pluralité des universels, m'apparaît Gaston Bachelard, qui a pensé la normativité – autre nom de l’autorité – dans la pluralité des axiomes, des appartenances, des dualités – ce qu’il appelle le birationalisme, ou le plurirationalisme… Il a joué avec humour le prophète barbu alors qu’il se confrontait aux deux grandes machines conceptuelles de l’époque : la phénoménologie et le marxisme. Il incarne cette exigence contemporaine du pluralisme cohérent, auquel doit correspondre, désormais, l’exercice même de l’autorité, de la famille à l’État en passant par la moindre des petites équipes.
Jadis, la grande question platonicienne, qui a fondé toute la philosophie politique, consistait à faire une unité d'un monde hétérogène, disparate et par trop singulier. La question s’est aujourd’hui renversée. Comment, à l’intérieur d’un “nous”, permettre la pluralité des expressions ? Comment faire qu’un individu lui-même avec ses forces et ses faiblesses, devienne plusieurs en un ?
Pour employer la langue musicale, c’est passer de l’accord aux dissonances ?
Exactement. Nous vivons là une révolution puissante. Comment être en même temps Français, Européen et cosmopolite, tout en devenant davantage – puisque le succès est lié à un processus d’augmentation ?
Pourquoi Français et non de telle région ou de tel village ?
La France nous a fait vivre ceci : demeurer attaché à son pays natal, tout en appartenant à un tout supérieur, qui permet au pays natal de devenir plus et mieux. La France a permis à chaque partie d’elle-même de trouver sa puissance d’expression et de devenir supérieure. Imaginons ce qu’était le pays natal sans État, sans République : l’enfermement. L’enfermement dans la position de naissance : être ce qu’était son père, sans aucune possibilité de choix. Demeurer un manant. L’enfermement dans une seule possibilité, c’est pour moi l’aliénation. L’autorité, justement, c’est ce qui permet la pluralité des possibles en étant capable de jouer sur nos déterminations, de les multiplier, de les faire s’affronter…
Robert Damien Éloge de l'autorité. Généalogie d'une (dé)raison politique (Ed. Armand Colin, collection “Le Temps des idées”, 558 p. 29,90 €)
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Par
Antoine Perraud
Source : mediapart.fr
Le HuffPost avec AFP | Par Sandra Lorenzo Publication: 15/12/2013 16h04 CET | Mis à jour: 16/12/2013 17h03 CET