De nos envoyés spéciaux à Bruxelles et Luxembourg
Le rituel est immuable entre les murs du « Justus Lipsius », ce cube austère où se déroulent les conseils européens à Bruxelles. À l'issue du sommet, chaque dirigeant convie « ses » journalistes dans « sa » salle de presse, pour dresser le bilan des négociations. Ce vendredi 21 décembre aux environs de midi, l'exercice est une première pour Xavier Bettel, un libéral de 40 ans, à la tête du gouvernement luxembourgeois depuis une dizaine de jours à peine.
Dans une salle de presse minuscule, au deuxième sous-sol du bâtiment (les plus spacieuses sont réservées aux « grands » États membres), des journalistes, dont bon nombre de Suisses, sont venus lui poser la seule question qui vaille : le Grand Duché va-t-il finir par lâcher du lest dans la lutte contre l'évasion fiscale ? Va-t-il enfin accepter un échange automatique d'informations bancaires, le plus ambitieux possible, avec ses 27 partenaires au sein de l'Union ? La question est brûlante. Depuis plus de dix ans, le Luxembourg joue le rôle d’élément perturbateur dans les négociations européennes portant sur le secret bancaire et sur la lutte contre les paradis fiscaux.
Le pays est le plus gros centre financier de l’Union, et à ce titre constamment soupçonné d’attirer les riches Européens et les multinationales du monde entier par des procédés peu scrupuleux (lire notre reportage sur place). Dirigé pendant près de dix-neuf ans par Jean-Claude Juncker, qui a aussi présidé de 2005 à 2013 l’Eurogroupe, le club des pays de la zone euro, le Grand-Duché a tout tenté pour conserver son secret bancaire, qui lui assure un indéniable avantage compétitif sur ses partenaires européens. Sous la pression internationale, les digues ont commencé à céder. Mais jusqu’à quel point exactement ?
Pour son baptême européen, Xavier Bettel n'a pris aucun risque : « Le Luxembourg n'est pas venu brader ses engagements à Bruxelles », a-t-il prévenu, se disant « blessé » lorsque des journalistes réduisent le Luxembourg à un pays qui ne chercherait qu'à protéger sa fortune. Tout au long de sa conférence de presse, il a pris soin de s'inscrire, sur ce dossier, dans les pas de son prédécesseur. À Bruxelles, ceux – peu nombreux – qui misaient sur une évolution du Luxembourg, après les élections d'octobre, ont été déçus : le statu quo est total.
José Manuel Barroso et Xavier Bettel, le 20 décembre, à Bruxelles. © Commission européenne
« On voit que vous gardez la continuité de l'État, même quand les gouvernements changent… », a glissé José Manuel Barroso dans un sourire, lors d'une visite du jeune premier ministre à la commission européenne, la veille du sommet. Martin Schulz, le président du parlement européen, y est lui aussi allé de sa petite remarque cinglante, à l'issue de sa rencontre avec l'ancien maire de la ville de Luxembourg : « Nous sommes plein de compréhension pour tout le monde, mais cela ne veut pas dire que nous accepterons chaque décision. » Réponse de Xavier Bettel, tout en rondeur : « C'est déjà un bon début ! »
Alors qu'un front européen s'est formé, en début d'année 2013, pour renforcer la lutte contre les paradis fiscaux, le Luxembourg est dans la ligne de mire. Si bien que son nouveau premier ministre a souvent donné l'impression de marcher sur des œufs, lors de sa première tournée bruxelloise. Son pays agace nombre de partenaires européens, à force de souffler le chaud et le froid, entre gages de bonne volonté et stratégies d'évitement, pour en finir avec l'évasion fiscale.
Côté chaud : le Grand-Duché s'est engagé, en mars 2013, à quitter le statut dérogatoire dont il bénéficie jusqu'à présent, avec l'Autriche, dans le cadre de la directive « épargne » de 2005. Jusqu’à présent, ces deux pays avaient arraché le droit de n’échanger aucune information sur les détenteurs de comptes en banque sur leur territoire, contre des versements d’argent prélevé sur ces comptes. À partir de janvier 2015, le Grand-Duché va se plier à l'échange automatique d'informations, portant sur le versement des intérêts. En clair, il sera désormais possible pour Bercy de savoir qui sont les Français détenteurs d'un compte au Luxembourg. « Cet engagement reste valable avec le nouveau gouvernement, nous serons dans les clous de la directive début 2015 », assure-t-on côté luxembourgeois.
Mais c'est la révision de cette même directive, mise en chantier par la commission européenne en 2012, qui cristallise les tensions. Ambition affichée par l'exécutif de José Manuel Barroso : élargir le champ d'application de l'échange automatique à bien d'autres types de revenus – par exemple les dividendes et plus-values des entreprises et autres fonds d’investissement, ainsi que « toute autre forme de revenus financiers ».
« Aucune négociation n'a eu lieu avec la Suisse »
Pour le Luxembourg, où les fonds d'investissement ont acquis un poids considérable dans l'économie, cette directive révisée pourrait avoir des conséquences majeures. Le pays est le deuxième centre mondial de fonds d’investissement après les États-Unis, et de loin le premier concernant les fonds qui sont distribués dans plus d’un seul pays : 70 % des fonds distribués internationalement y sont domiciliés. Selon les derniers chiffres européens, ces quelque 3 800 fonds abritent plus de 2 400 milliards d’euros. Ces instruments financiers servent en particulier de véhicules à des contrats d’assurance-vie, où le Grand-Duché déploie ses armes secrètes, comme le rappelle la brochure de l’association des compagnies d’assurances : « une parfaite neutralité fiscale », autrement dit une absence de taxes sur ces produits (les fonds d'investissement classiques s'acquittent en général d'un taxe de... 0,01 % sur leurs actifs) , et une « confidentialité garantie par la loi ». Jusqu’à présent.
Cela explique sans doute la gêne du Grand-Duché, qui tente de faire traîner le dossier. Au conseil européen de mai 2013, l'adoption de cette directive révisée était au cœur des débats, alors que l'affaire Cahuzac en France, et les révélations du « Offshore Leaks » s'étalaient dans toute la presse internationale. À l'époque, le Luxembourg et l'Autriche (qui défend quant à elle aussi le secret fiscal mais dont l'industrie financière est bien plus réduite) s'en étaient sortis in extremis, en avançant l'argument suivant : pas question de signer, tant que l'Union n'a pas négocié les mêmes conditions avec cinq États tiers concurrents, dont la Suisse (mais aussi San Marin, le Liechtenstein, Monaco et Andorre). En résumé, le Luxembourg ne bougerait pas, tant que la Suisse n'adopterait pas elle-même ces standards contraignants (le même « level playing field », dit-on dans le jargon bruxellois). Face à ces désaccords, Herman Van Rompuy, le président du conseil, a proposé en mai de repousser l'adoption du texte à décembre.
« Nous partageons bien sûr l'objectif d'un élargissement des domaines sur lesquels se fait l'échange d'informations », assure Nicolas Mackel, directeur général de Luxembourg for Finance, l'agence de promotion de la place financière du Grand-Duché. « Mais nous divergeons sur la procédure. Nous estimons qu'il faut avoir à bord les autres centres financiers européens, et notamment la Suisse, avant d'activer le processus », poursuit ce responsable, qui dénonce un « acharnement » contre le Luxembourg. Traduction en langage moins diplomatique, assurée par un banquier luxembourgeois : « Pas question que nous soyons les dindons de la farce ! Il ne faut pas que la Suisse puisse profiter de nos évolutions sans bouger elle-même. »
Sauf qu'en décembre 2013, le Grand-Duché est parvenu à obtenir un nouveau délai, jusqu'au conseil… de mars (lire le paragraphe 27 des conclusions). Que s'est-il passé cette fois ? « Au jour du 20 décembre, nous constatons qu'aucune négociation n'a eu lieu avec la Suisse », regrette Xavier Bettel. Le premier ministre laisse entendre que la commission n'a pas tenu sa promesse, et n'a pas lancé, comme cela avait été convenu en mai, des négociations avec Berne. Or, aux yeux du Luxembourg, c'est une condition sine qua non pour avancer.
Xavier Bettel et François Hollande, à Bruxelles, le 19 décembre. ©Conseil européen.
« On s'est rendu compte, à l'automne, que les choses n'avançaient pas », explique-t-on côté luxembourgeois. La Suisse a en effet tardé à lancer les discussions avec Bruxelles, mais les négociations formelles avec la commission devraient bien s'ouvrir début janvier. Elles sont déjà en cours avec les quatre autres « États tiers » concernés, Monaco inclus, dont l’exemple revient constamment dans la bouche des responsables luxembourgeois lorsqu’ils s’entretiennent avec les journalistes français. Parallèlement, les services du commissaire à la fiscalité, le Lituanien Algirdas Semeta, devront rédiger, pour le conseil de mars, un rapport sur l'avancement des négociations, qui doit permettre de juger de leur sérieux.
Toute la question désormais est de savoir si Xavier Bettel et son équipe attendent que les discussions aient abouti avec la Suisse, avant de faire un pas à leur tour – ou s'il est suffisant que ces négociations soient enclenchées. Le premier ministre luxembourgeois a expliqué mi-décembre qu'il voulait la preuve, d'ici mars, que les discussions « aillent dans la bonne direction ». Une expression suffisamment floue pour ménager toutes les portes de sortie au conseil de mars. « Nous allons nous engager sur le chemin d'une extension (de la directive épargne, ndlr), c'est certain. La seule question, c'est quand », résume, de son côté, Jean-Jacques Rommes, à la tête de l'Association des banques et banquiers (ABBL), au Luxembourg. Mais ces gages de bonne volonté n'ont pas l'air de suffire.
Jouer la montre, jusqu'aux élections de mai ?
À Bruxelles, c'est peu dire que l'attitude des Luxembourgeois en crispe plus d'un. Côté français, où certains proches des négociations se disent « désemparés » et « exaspérés » par l'attitude du pays, on a accepté sans enthousiasme le report de la date butoir à mars. « Il y a eu des élections en octobre, le gouvernement a changé. Donc, c'est une sorte de délai de grâce politique. Mais il faut que ce nouveau délai de mars soit bien compris comme définitif », précise une source française.
À la sortie d'un « Écofin » début décembre, une réunion des ministres des finances de l'UE, le commissaire Semeta n'avait pas caché son agacement, jugeant qu'il était « incompréhensible qu'il n'y ait toujours pas eu d'accord sur la directive "épargne" » révisée : « Ce n'est pas en phase avec l'état d'esprit, et les résolutions qui ont été prises, aussi bien aux niveaux européen qu'international. »
Le bras de fer engagé par les Luxembourgeois avec la commission peut en effet surprendre. Car le Grand-Duché a conclu par ailleurs cette année des accords au sein d'autres enceintes internationales. Au printemps 2013, le Luxembourg a signé un accord de coopération fiscale avec l'OCDE. Il s'est surtout entendu avec les États-Unis, pour pratiquer un échange automatique d'informations au périmètre très large, portant sur les Américains détenteurs d'un compte dans le pays (la loi dite « Fatca », en vigueur courant 2014). Une révolution imposée à travers le monde entier par le géant américain lorsqu'il a découvert, à partir de 2008, que les banques suisses, UBS en tête, organisaient l’évasion fiscale depuis son propre territoire.
Pourquoi, alors, tant de lenteurs au sein de l'UE ? À y regarder de près, les enjeux semblent en fait très différents – l'immense majorité de la gestion de fortunes privées au Luxembourg concernant des Français, des Belges et des Allemands. « L'impact pratique de l'accord avec les États-Unis est proche de zéro pour nous, puisque nous n'avons quasiment aucun client américain », résume un haut responsable financier luxembourgeois, qui reconnaît tout de même que Fatca aura un « impact administratif lourd ». Les banques devront en effet mettre en place un système de gestion et de transmission des données aux États-Unis.
Certains diplomates européens se montrent nettement plus sceptiques sur la stratégie du Luxembourg au sein de l'UE : « En coulisses, ils nous font comprendre que si tout le monde passe à l'échange automatique, ils iront aussi. Mais ils se ménagent toutes les portes de sortie possible, en attendant de voir si tout ne se bloquera pas avant les échéances finales. C'est pour ça qu'au niveau européen, ils bloqueront jusqu'au dernier moment. ».
À force de jouer la montre, les Luxembourgeois pourraient réussir à reporter le dossier à l'après-élections européennes. Et tout dépendrait alors de la nouvelle commission, mise sur pied en octobre 2014. Exit, dans ce scénario, le commissaire Semeta, très impliqué dans le dossier, mais qui n'est pas forcément soutenu en interne par beaucoup d'autres commissaires de l'équipe Barroso.
La composition de la future commission sera tout aussi décisive pour l'avenir d'un autre texte, le troisième et dernier sur la table : une directive sur la coopération administrative. Celle-ci prévoit, là encore, d'instaurer l'échange automatique d'information, au sein des 28 États membres, mais sur d'autres types de revenus – comme les pensions, les salaires, mais aussi les revenus des produits d'assurance-vie. Le texte viserait donc directement le pilier de la place financière luxembourgeoise. Malgré toutes les promesses, rien ne dit aujourd’hui que le Grand-Duché acceptera de voir surveiller de si près ce qui a fondé sa richesse et sa puissance ces trente dernières années.
Lire aussi
Source : www.mediapart.fr