Source : www.mediapart.fr
Principal actionnaire, Transdev (groupe Veolia et CDC) avait boycotté le dernier conseil de surveillance de la SNCM et veut à tout prix se désengager de l'entreprise. Sa présence à Marseille le 22 janvier ne changera rien. Le dossier explosif est congelé en attendant les élections municipales de mars.
Les Japonais ont une expression pour cela : tatemae et honne. L’affichage et le fond de la pensée. Dans le cas de la SNCM, tatemae, c’est l’activisme gouvernemental avec, à l’appui, nouvelles subventions publiques, promesses sociales fantaisistes, plans (d’investissement) sur la comète, actions judiciaires de diversion. L’objectif non avoué étant de tenir jusqu’aux élections municipales à Marseille, fin mars. Honne, c’est la préparation du dépôt de bilan d’une compagnie en faillite qui n’aura bientôt « pas de quoi payer les soutes », le mazout, pour faire appareiller les navires.
Telle est en tout cas la conviction de nombre des acteurs de cet interminable feuilleton, des concurrents de la SNCM à ses actionnaires privés actuels en passant par l’exécutif de la région Corse et d’éventuels repreneurs, à l’exception notable évidemment des partisans de la « continuité ». Leur pari, toujours perdant depuis dix ans, est que la compagnie maritime, qui aura encore perdu en 2013 plusieurs dizaines de millions d’euros, peut être « redressée ».
Chez ces derniers, et d’abord dans les cercles gouvernementaux, on admet toutefois que l’opération passe par une guerre de tranchée judiciaire avec Bruxelles pour retarder l’exécution des décisions de la justice et de la Commission européennes qui ont condamné la SNCM à rembourser au total quelque 420 millions d’aides d’État jugées illégales au regard du droit européen de la concurrence. « Nous jouons la continuité, sans ambiguïté, jusqu’à ce que nous soyons rattrapés par la patrouille », lâche ainsi une source proche du dossier.
Cela suffirait à souligner le caractère baroque de la plainte devant les instances européennes de la CGT Marins du port de Marseille, endossée tardivement par la direction de l’entreprise sous la pression de la récente grève, contre Corsica Ferries, pour « concurrence déloyale ». « Si cela annonçait la volonté de la SNCM de respecter enfin le droit européen, ce serait une bonne nouvelle », ironise d’ailleurs Pierre Mattei, le PDG de Corsica. Le prétexte de la plainte ? « L’aide sociale », une subvention au passager, au demeurant bien modeste au regard des dizaines de millions d’euros déversés annuellement sur la SNCM dans le cadre des délégations de service public (DSP) successives.
Éliminée dans la nouvelle DSP qui est entrée en vigueur le 1er janvier 2014, l’aide sociale permettait de faire baisser le prix du billet pour les passagers éligibles, sur les traversées vers la Corse à partir des autres ports que Marseille. À noter que l’un des bénéficiaires, à partir de Nice, en a été… la SNCM. Plus comique encore, rappelle Pierre Mattei, le mécanisme de l’aide sociale au passager a été inventé, au tournant du siècle, par la classe politique corse pour le transport aérien. Il s’agissait alors de la survie de la CCM (aujourd’hui Air Corsica) face à la concurrence « low cost » d’Air littoral, alors dirigé par un certain Marc Dufour, aujourd’hui président du directoire de la SNCM. En fait, l’aide sociale est un « truc » mis en place pour éviter un appel d’offres qui aurait conduit à l’élimination pure et simple d’une SNCM non compétitive en dehors de Marseille, où la DSP lui octroie un monopole de fait (avec un partenaire contraint, la CMN).
La CGT Marins de Marseille accuse Corsica Ferries d’avoir « fraudé » sur l’aide sociale, en l’absence de contrôle sur les passages réellement éligibles par les autorités françaises. Cette réécriture de l’histoire ne manque pas de sel. Pierre Mattei rappelle que Corsica avait prévu la création d’un système de justification individuelle, techniquement assez lourd, auquel s’est opposé… la SNCM, incapable ou peu désireuse de suivre. C’est pour cela que l’attribution de l’aide sociale a été plafonnée. Dans un premier temps, à 65 % du total des passagers (alors que la clientèle éligible dépassait les 70 %). Et dans un second temps, en valeur absolue, à 16 millions d’euros par an. Sa disparation dans la nouvelle DSP signifie simplement que les passagers les plus modestes vont payer plus cher leurs traversées, souligne le patron de Corsica.
Un radeau de la Méduse
Autre « avancée » promise par le gouvernement Hollande-Ayrault à la CGT pour mettre fin à la grève lancée le jour de l’An, le décret « anti-dumping social », en vérité anti-Corsica Ferries. Selon le ministre délégué aux transports Frédéric Cuvillier, ce « décret d’accueil » est un texte « général, concernant toute l’activité maritime dans les eaux françaises ». Un texte « unique en Europe ». Tellement « unique » qu’il n’a guère de chance de survivre intact à l’examen des instances européennes devant lesquelles il serait attaqué. « Le gouvernement français se couvre de ridicule », estime un juriste associé au dossier depuis de nombreuses années. Imposer intégralement le droit du travail français sur des bateaux battant pavillon italien n’est pas seulement matériellement impossible comme le souligne Pierre Mattei, « c’est juridiquement illégal », ajoute le même expert. « Il y a un marché intérieur européen, avec ses règles. »
Pierre Mattei rappelle que les conventions collectives françaises s’appliquent déjà aux marins d'origine communautaire pouvant participer au cabotage dans les eaux françaises, en vertu d’un décret de 1999 imposé par un ministre des transports pas vraiment hostile à la CGT, Jean-Claude Gayssot. « Nous faisons comme cela depuis quatorze ans », affirme Pierre Mattei à Mediapart. « Notre avantage compétitif vis-à-vis de la SNCM ne se situe pas à ce niveau-là. Ce qui est en cause, c’est la gestion de la SNCM. »
Du côté des promoteurs de ce décret, on réplique qu’il permettra « d’étendre les conditions qui s’appliquent en France à toutes les compagnies », par exemple pour les personnels non couverts par les conventions collectives des marins et les procédures de contrôle. Mais on reconnaît aussi ne pas avoir procédé à une étude comparative de compétitivité entre les trois compagnies impliquées dans le cabotage entre la Corse et le continent. « La comparaison est difficile parce que dans le cas de Corsica, nous ne nous connaissons pas les comptes », se justifie une source gouvernementale (rappelons que la Méridionale fait des bénéfices). Et de toute façon, la justice européenne mettra des années à se prononcer.
Mais ce que d’aucuns qualifient de manœuvres de diversion ne règle évidemment pas le problème central : le fait qu’aucun investisseur privé ni opérateur maritime n’accepte aujourd’hui d’embarquer sur ce radeau de la Méduse, que les principaux actionnaires, le groupe Veolia et la Caisse des dépôts et consignations (via leur filiale commune Transdev) cherchent à évacuer à n’importe quel prix. Le calendrier de « sortie de grève » offert par le gouvernement à la CGT est révélateur. Frédéric Cuvillier a indiqué que la Banque publique d’investissement et la CDC allaient étudier sous deux mois des « solutions de financement » pour le renouvellement de la flotte de la SNCM (deux navires sur les quatre affichés dans le plan de relance défendu par Marc Dufour), mais pour les présenter « au plus tard le 15 avril », soit bien après les élections municipales des 23 et 30 mars prochains. Et étudier ne veut pas dire financer.
Rappelons que l’État français, multirécidiviste condamné plusieurs fois par la justice européenne, ne peut plus mettre un euro dans la SNCM. Ni même apporter des garanties financières qui sont également considérées comme des aides d’État dans la jurisprudence européenne. En tant que « conseils », la CDC et la BPI sont donc chargées à ce stade d’examiner « différents scénarios de financement » permettant de contourner cette difficulté. Il semble acquis que le SNCM ne sera pas propriétaire des nouveaux navires. Restent à trouver le propriétaire, les investisseurs, et à démontrer que la mise à disposition des navires se fera « au prix du marché ».
Seule issue, rompre la « continuité économique »
Rappelons encore également que la Caisse, encouragée de la voix et du geste par le président de sa commission de surveillance, le député PS Henri Emmanuelli, veut se dégager. Quant à son patron Jean-Pierre Jouyet, ami intime du président de la République, « il est mort en interne s’il lâche un centimètre sur ce dossier. Il ne bougera pas », affirme une source proche du dossier. Quant à la BPI, s’investir dans ce dossier très fortement connoté politiquement ruinerait tous les efforts voués par son management et son conseil d’administration à démontrer qu’elle n’est pas un instrument du pouvoir politique. Chez Veolia, les choses sont tout aussi claires : « Le conseil d’administration a fait savoir à Antoine Frérot (le PDG) qu’il n’était pas question de se laisser faire. »
Les partisans de la continuité sont confrontés à la quadrature du cercle. « Il faut redresser la compagnie. Tant qu’elle n’est pas redressée, nous ne trouverons personne pour investir », dit l’un d’entre eux. Le grand changement, par rapport aux nombreuses promesses non tenues dans le passé, ce serait le plan social aboutissant à la suppression de 400 ETP (équivalents temps plein), dont plus de la moitié par non-renouvellement de CDD.
Petit problème : ce plan, évalué à 46 millions d’euros, n’est vraiment pas financé. Les « continuateurs » invoquent la trésorerie et les dettes de la collectivité de Corse à l’égard de la compagnie, estimées à 20 millions d’euros correspondant notamment à un ajustement des prix des combustibles. Mais la trésorerie est en réalité sous perfusion des avances des actionnaires, pour plus de 100 millions d’euros, sans compter les derniers 30 millions promis par le gouvernement dans une lettre à Patrick Mennucci, le candidat socialiste à la mairie de Marseille.
Quant à la « visibilité sur les contentieux européens » jugée également indispensable pour rassurer d’éventuels investisseurs, elle est nulle. La France n’a pas jugé bon de notifier à Bruxelles la dernière bouée de sauvetage lancée à la compagnie au prétexte que l'aide est « remboursable » et que l’État actionnaire (25 % du capital) agirait en « investisseur avisé », une justification pourtant rejetée dans le passé par les instances européennes. « Il convient de rappeler qu'en vertu du traité, si une mesure comporte une aide d'État, elle doit être notifiée par l'État membre concerné à la Commission européenne pour examen préalable », a confirmé une source européenne.
Mais Paris admet cyniquement que d’ici à ce que l’on arrive au bout des manœuvres dilatoires, c’est-à-dire au « manquement à la procédure de manquement » qui condamnerait la région Corse à de très lourdes pénalités financières pour n’avoir pas récupéré l’argent dû par la SNCM, il s’écoulera des mois, et même des années. Sans compter que ranger les instances européennes au rang de ceux qui sont « acharnés à détruire la SNCM » n’est pas un mauvais calcul électoral.
En vérité, les « continuateurs » ne sont pas maîtres du jeu. Pour les actionnaires actuels et des investisseurs éventuels, la SNCM représente un risque financier supérieur au demi-milliard d’euros (remboursement des aides d’État illégales et avances de trésorerie). La seule manière efficace d’éteindre les procédures européennes est d'en passer par le dépôt de bilan puis la liquidation de la SNCM, avec à la clef « une rupture de la continuité économique ».
De source européenne, on renvoie à la récente jurisprudence (avril 2012) dispensant les repreneurs du Sernam (conduit à la faillite par Walter Butler, le grand bénéficiaire de la « privatisation » de la SNCM en 2006) de rembourser les 642 millions d’euros de subventions publiques illégales dont avait bénéficié cette ancienne filiale de la SNCF. Et les conditions : actionnaires entièrement nouveaux, périmètre et personnels drastiquement réduits, actifs cédés de manière transparente. Avis aux « parties intéressées », avant tout l’exécutif de la région Corse et la Méridionale (CMN).
La « glaciation » du dossier va donc durer jusqu’aux élections municipales. Ensuite, le dégel sera brutal. « Fin mars, cela va partir dans tous les sens et très rapidement. Ne serait-ce que parce que la SNCM n’aura plus de quoi payer les soutes », affirme un bon connaisseur du dossier.
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