Alors qu’une conférence de citoyens se déroule actuellement pour étudier le projet de Centre industriel de stockage géologique des déchets radioactifs (Cigéo) (voir ici notre enquête), une voix vient raviver la polémique. Encore peu connu du grand public, l'enjeu de ce centre est énorme : c'est là que doivent être enfouis les déchets ultimes de notre système nucléaire. En vingt ans, près de 1,5 milliard d'euros ont été investis dans ce laboratoire.
Ancien responsable de la géothermie au Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), Jacques Varet fut en France l’un des pionniers de la récupération de la chaleur contenue dans le sous-sol ou les nappes d’eau souterraines, une énergie renouvelable. À partir de la fin des années 70, puis au cours des années 80, il fut l’un des chercheurs chargés d’établir l’inventaire du potentiel français, au moment où le choc pétrolier incitait les autorités à trouver des alternatives au pétrole. C’est dans ce cadre qu’il a découvert les qualités particulières du Bassin parisien, avec sa roche à la fois perméable et poreuse. Cette géothermie dite de basse température est idéale pour le chauffage urbain.
Or, selon plusieurs études du BRGM menées depuis la fin des années 70, on retrouve les mêmes qualités de roche autour de Bure, à la frontière de la Meuse et de la Haute-Marne, la commune qui accueille le centre de recherche de l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) et où, logiquement, devraient être enfouis à partir de 2025 les déchets nucléaires ultimes. Dès 1979, le bureau considérait que la ressource géothermique de cette zone pourrait avoir « une bonne productivité ». C’est ce que l’on voit sur cette carte publiée en 2008 : à l’est de Saint-Dizier, à une profondeur d’environ 1 700 mètres, on trouve de l’eau naturellement chauffée entre 65 et 70 °C (le potentiel de cette ressource est évalué à 12 gigajoules par m2).
« Le trias, une roche dotée d’une très bonne perméabilité, est très bien développé sur les marges du Bassin parisien, notamment à l’est, au pied des Vosges ainsi qu’au pied du Massif central », explique aujourd’hui Jacques Varet, joint par téléphone pour un long entretien d’explications techniques sur les enjeux de ce dossier.
C’est également la conclusion des experts du cabinet suisse Geowatt, en novembre dernier (à lire ici), mandatés par le comité local d’information et de suivi (CLIS) du laboratoire de Bure : « Les ressources géothermiques au Trias dans la région de Bure peuvent aujourd’hui être exploitées de manière économique avec l’emploi de techniques et de matériels appropriés. »
En 2002, un géophysicien retraité, André Mourot, avait alerté les autorités sur la présence de géothermie dans les sous-sols de la zone envisagée pour y stocker les colis de déchets nucléaires. En 2008, à la suite de courriers adressés au CLIS, l’Andra prolonge un forage jusqu’à l’aquifère géothermique pour en évaluer le potentiel. Mais elle en tire un bilan négatif : « La production mesurée en test est nettement inférieure à la gamme de débits des exploitations géothermiques » existant dans le Bassin de Paris, conclut la synthèse de son programme de reconnaissance en 2009.
Comment expliquer ce résultat ? Selon Jacques Varet, l’Andra a arrêté son forage de recherche juste avant d’atteindre la source la plus prolixe de géothermie : elle se trouve dans la couche basse du trias (le “bundsandstein”, les grès bigarrés) que le puits de forage n’a pas atteinte. « Ils se sont arrêtés trop haut, explique aujourd’hui Jacques Varet. Ils ont répondu du mieux qu'ils ont pu à la commande qui leur était faite : démontrer qu'il n'y avait pas de ressource géothermique. La géothermie, on la trouve quand on la cherche. On s'adresse pour ce faire à une entreprise compétente. »
« C’est faux, nous avons foré jusqu’à 2 000 mètres de profondeur et nous avons été bloqués par un conglomérat très dur et très imperméable », rétorque Patrick Lebon, directeur de la recherche et du développement à l’Andra, « nous n’avons rien caché ».
Le bureau d’études Geowatt constate pourtant, lui aussi, que la couche n’a pas été explorée sur toute son épaisseur : « En l’absence de tests sur l’ensemble de la formation du trias, la question se pose de la représentativité de ces valeurs pour l’ensemble de la formation. »
« Obstruction massive »
Ce différend d’experts est aujourd’hui au cœur d’un litige juridique : six associations de défense de l’environnement (Réseau « Sortir du nucléaire », Bure Stop 55, Cedra, Asocedra, Les Habitants vigilants et Mirabel LNE, membre de France nature environnement) assignent l’Andra en justice sur ce fondement pour « réparation des préjudices subis ». Pour les requérants, si l’agence n’a trouvé qu’un débit faible de géothermie, cela « résulte à l’évidence de l’obstruction massive de plusieurs points » du forage « par la boue polymère ainsi que par l’utilisation d’une petite pompe de forage de recherche ». Autrement dit, les opérateurs sollicités par l'agence auraient bouché les trous qu'ils étaient censés explorer. Pour Godinot, géologue opposé au projet, « l’Andra avait fait injecter plusieurs mètres cubes de cette boue gélatineuse dans le petit conduit de l’appareil test ».
Nouveau démenti de Patrick Lebon, de l’Andra : « Nous avons utilisé de l’eau et quelques additifs de type polymères, ça ne bouche pas du tout les pores. » Mais dans son rapport, Geowatt s’inquiète de ces tests hydrauliques « fortement affectés par du très fort colmatage », qui a pour effet de « diminuer très fortement les débits ».
Les règles de sûreté nucléaire, adoptées en 1991, imposent que le futur site d’enfouissement des déchets soit « choisi de façon à éviter des zones dont l’intérêt connu ou soupçonné présente un caractère exceptionnel ». Mais dans son guide de sûreté relatif au stockage définitif des déchets radioactifs, en 2008, l’Autorité de sûreté du nucléaire (ASN) a modifié ce critère d’appréciation. Au sujet de la géothermie et du stockage de chaleur, on peut y lire que « cette situation n’est pas étudiée car les sites retenus ne devront pas présenter d’intérêt particulier de ce point de vue ». Non exceptionnel, l’intérêt du site géologique sous la commune de Bure est en revanche particulier, estiment les associations requérantes. Sur cette base, ils accusent l’Andra d’avoir divulgué une information « radicalement erronée ».
« Il n’y a pas de ressources exceptionnelles, dans le sens de primordiales pour la nation », estime aujourd’hui Patrick Lebon, directeur recherche et développement de l’Andra, selon qui, « si quelqu’un a les moyens et qu’il y a la demande pour, il y a de quoi faire de la géothermie ». Autrement dit, ce ne serait pas incompatible avec le projet de Cigéo, du moment que le forage est fait en dehors de la zone.
Mais les opposants s’appuient aussi sur une autre disposition, elle aussi prévue par la loi : dans l'éventualité où un jour, dans un futur lointain – évalué à 500 années et plus –, les habitants de cette région auraient perdu la mémoire de l’existence du centre de stockage, il ne faut pas le construire là où l’homme pourrait avoir intérêt à forer. Or la présence de géothermie pourrait justifier que nos descendants, même lointains, veuillent creuser sous Bure. De son côté, l’Andra estime qu’il est possible de transmettre ce type d’information sur plusieurs siècles.
Pour sa part, Jacques Varet est catégorique : « Si j'étais sollicité pour avis de la part des pouvoirs publics, je recommanderais d'engager, aux frais de l'Andra, mais en s'adressant à une entreprise compétente, une opération de forage et d'essais de reconnaissance géothermique selon les règles de l'art sur la totalité de la hauteur du trias. » Une exploration d’autant plus utile qu’il ne semble pas exclu que, sous cette roche, se trouve une zone de températures encore plus chaudes, le « permien sous-jacent », potentielle source d’électricité, renouvelable cette fois-ci. « Le moins que l'on puisse faire est d'utiliser ce site pour une recherche d’intérêt public », ajoute l’ancien responsable du BRGM.
Pour l’instant, le cache-cache géothermique ne figure pas au programme de la conférence de citoyens qui se déroule jusqu’à la mi-février. Ces derniers doivent rendre un rapport qui est attendu après l’échec du débat public, boycotté par la plupart des opposants au projet.