« Nous ne sommes plus dans l’Holocène mais dans l’Anthropocène ! », lance le prix Nobel de chimie Paul Crutzen devant un parterre de scientifiques [1]. C’était il y a 14 ans. Depuis, de plus en plus de scientifiques commencent à penser que nous avons changé d’époque géologique. De quoi s’agit-il ? L’histoire de la Terre est subdivisée en époques géologiques de plusieurs milliers à quelques millions d’années [2], chacune marquée par un évènement biologique, climatique ou sismique dont le sol, puis les couches sédimentaires, garderont la trace indélébile. Le Jurassique supérieur a ainsi vu l’apparition des premiers oiseaux, quand, 70 millions d’années plus tard, la fin du Crétacé entérinait la disparition des dinosaures. Nous vivons actuellement dans l’Holocène, commencée il y a 11 500 ans avec l’émergence de l’agriculture et la sédentarisation de l’être humain.
Or, ces mêmes humains, nous, sont aujourd’hui devenus une force géologique, influençant la faune, la flore ou le climat de la même manière que pourraient le faire les courants telluriques faisant dériver les continents. « L’empreinte humaine sur l’environnement est devenue si vaste et intense qu’elle rivalise avec certaines des grandes forces de la Nature, en termes d’impacts sur le système Terre », explique Paul Crutzen [3]. L’avènement de cette puissante empreinte marquerait donc la fin de l’Holocène et le début de l’Anthropocène. Un nom issu du grec ancien anthropos, qui signifie « être humain », et kainos pour « récent, nouveau ». Un groupe de travail de l’Union internationale des sciences géologiques prépare un rapport pour savoir si cette nouvelle époque géologique doit être officialisée dans le tableau de l’échelle des temps géologiques. Il sera rendu en 2016.
Autour de vous, des zones industrielles, des autoroutes, des villes, des lotissements, mais aussi des prairies et des forêts plantées. Ce modelage artificiel des milieux naturels couvre désormais près du tiers de la surface terrestre, contre seulement 5 % en 1750. D’autres bouleversements naturels moins perceptibles sont à l’œuvre. 90 % de la photosynthèse sur Terre se fait aujourd’hui par des écosystèmes aménagés par les êtres humains. Même le cycle de l’eau a été modifié par les 45 000 grands barrages édifiés [4]. Des substances nouvelles comme le plastique ou les perturbateurs endocriniens sont largués dans l’atmosphère depuis 150 ans, laissant des traces dans les sédiments et les fossiles en cours de formation.
Pour mieux évaluer l’empreinte humaine, des scientifiques ont observé l’évolution de 24 paramètres du système Terre depuis 1750, de l’accroissement de la population à celles des véhicules motorisés, en passant par la déforestation, l’équipement en téléphones, l’utilisation d’engrais ou les grandes inondations... [5]. Tous ces indicateurs s’emballent dès le 19e siècle, boostés par l’envolée de la consommation énergétique. Hausse de la température du globe, appauvrissement de la couche d’ozone, recul des glaciers, montée des mers, acidification des océans constituent autant de changements planétaires provoqués sur des échelles de temps très courtes par l’exploitation maximaliste de l’écosystème.
Plusieurs hypothèses sont débattues. William Ruddiman, paléoclimatologue américain, propose de situer le début de l’Anthropocène il y a 5 000 à 8 000 ans. Les humains pourraient avoir émis suffisamment de gaz à effet de serre – par la déforestation, les rizières et l’élevage – pour modifier la trajectoire climatique de la Terre. D’autres scientifiques mettent en avant la nouveauté de l’ère nucléaire, pétrochimique et électronique pour faire débuter l’Anthropocène après la seconde guerre mondiale.
La thèse la plus acceptée fait commencer l’Anthropocène à la fin du 18e siècle. Paul Crutzen avance précisément l’année 1784, date du brevet de James Watt sur la machine à vapeur, et symbole du commencement de la révolution industrielle. « Si l’on rapporte l’histoire de notre planète (4,5 milliards d’années) à une journée de 24h, la révolution industrielle se situe dans les deux derniers millièmes de seconde », illustre David Brower, le fondateur de l’organisation écologiste les Amis de la Terre. Deux millièmes de seconde dans une journée planétaire qui ouvrent une nouvelle condition humaine ! Par comparaison, le règne des dinosaures aura duré environ trois quarts d’heure.
« Nous avons déséquilibré le monde d’une façon telle que nous sommes aujourd’hui en droit de penser que le processus est pratiquement irréversible », explique à Mediapart le glaciologue Claude Lorius, qui a popularisé la notion d’Anthropocène en France [6]. Aucun retour à la « normale » n’est prévisible. Les scientifiques ont d’ailleurs détecté plusieurs points de basculement au-delà desquels les êtres humains entrent dans des zones d’incertitude. Trois paramètres – cycle de l’azote, émissions de gaz à effet de serre, extinction de la biodiversité – auraient déjà dépassé ce seuil, avec un risque de basculement brutal vers des états non maitrisables [7].
C’est dans l’atmosphère que s’observe ce premier « basculement ». La concentration du dioxyde de carbone est passée de 280 parties par million (ppm) à la veille de la révolution industrielle à 400 ppm en 2013, un niveau inégalé depuis 3 millions d’années (voir notre dossier sur le réchauffement climatique). Outre la modification de la composition chimique de l’atmosphère, le rythme de disparition des espèces est 100 à 1000 fois plus élevé que la normale géologique. Au point que les biologistes parlent désormais de la « sixième extinction » – la cinquième étant celle qui a emporté les dinosaures il y a soixante-cinq millions d’années...
Les êtres humains ont donc désormais acquis la capacité de transformer l’ensemble du système Terre. Pour le meilleur et, surtout, pour le pire... Mais tous les êtres humains sont-ils uniformément responsables ? Le risque d’associer le rôle de nos sociétés à une nouvelle période géologique serait de penser que l’ « espèce humaine » est, globalement, responsable. Dans ce cas, peu importe que les banques états-uniennes, chinoises et britanniques soient championnes en matière d’investissements ultra polluants (voir ici). Inutile de savoir qu’un Américain moyen consomme 32 fois plus de ressources et d’énergie qu’un Kenyan moyen. Ou que 90 entreprises sont responsables de deux tiers des émissions mondiales de gaz à effet de serre (voir là). Et que moins de 1 % de la population possède à elle seule 40 % des richesses mondiales. Pointer l’espèce humaine dans sa globalité dilue les responsabilités. Ce qui ne doit pas être le cas si l’on veut encore réagir. La question de la responsabilité historique des États industrialisés sera ainsi au cœur des discussions de la conférence climat à Paris en 2015.
La version scientifique de l’Anthropocène induit aussi l’idée que l’espèce humaine aurait détruit la nature... par inadvertance. « Une fable ! », rétorquent les historiens français Jean-Baptiste Fressoz et Christophe Bonneuil, auteurs de L’Evénement Anthropocène [8]. Leur ouvrage revisite l’histoire de l’énergie sous l’angle des choix politiques, militaires et idéologiques. Les usages domestiques du solaire étaient par exemple très développés aux États-Unis au début du 20e siècle, avant qu’une coalition de promoteurs immobiliers menée par General Electric n’entrave le développement des chauffe-eau solaires au profit du chauffage électrique. C’est aussi pour contourner les mouvements ouvriers dans les mines que les États-Unis ont ouvert l’ère du tout pétrole malgré son coût plus élevé.
Face à cette tâche prométhéenne, que l’on peut difficilement appréhender à l’échelle d’une vie, et encore moins à l’échelle d’un mandat politique, comment considérer que l’action collective sert encore à quelque chose ? « L’Anthropocène et sa temporalité grandiose anesthésient le politique », redoutent les deux historiens. L’Anthropocène marquera-t-il non seulement l’élévation des humains au rang de force géologique, mais aussi l’avènement de leur impuissance [9] ? Dans ces conditions, experts et savants vont-ils devoir prendre les commandes d’une planète déréglée ? « Une tâche redoutable attend les scientifiques et ingénieurs qui auront à guider la société vers une gestion environnementale soutenable à l’ère de l’Anthropocène », prédit le prix Nobel de chimie Paul Crutzen.
Plusieurs dispositifs de manipulation du climat à grande échelle, répondant au nom de « géo-ingénierie », sont déjà financés et expérimentés (voir notre enquête). Dans ce scénario, exit les expérimentations « par en-bas » de sobriété volontaire et de transformation écologique et sociale. Retour à la case « techno-science », au complexe militaro-industriel, et à leur culte de l’opacité. « Nous nous méprenons à jouer à Dieu avec l’avenir de notre planète », alerte l’économiste australien Clive Hamilton [10]. « Pour les vrais Prométhéens, réguler le climat d’aujourd’hui ne suffit pas. L’objectif est de prendre le contrôle de l’histoire géologique elle-même. »
Les critiques des dégâts du « progrès » sont anciennes. Et n’ont pas attendu l’actuelle prise de conscience sur l’ampleur du réchauffement climatique. Les cahiers de doléances de 1789 témoignent de plaintes innombrables contre les activités industrielles accusées de causer la déforestation et d’augmenter le prix du bois [11]. A cette époque sont déjà débattues les conséquences climatiques de la déforestation. La mécanisation de la production fait aussi l’objet d’un large mouvement de contestation et de bris de machines en Europe à la fin du 18e siècle. « Les résistances ne portent jamais contre "la" technique en général mais contre "une" technique en particulier et contre sa capacité à écraser les autres », rappellent les deux historiens français. Toutes ces luttes ont été tenues à la marge en leur temps par les élites industrielles et supposées progressistes, avant d’être oubliées. Les nouvelles formes d’engagement contre les décisions politiques et économiques de quelques-uns subiront-elles le même sort ?
Le rêve de l’abondance matérielle s’évanouit. Des scénarios de pénurie se dessinent. Comment refonder l’idéal démocratique dans ce contexte ? Des citoyens et chercheurs imaginent et discutent les contours de la « résilience » : la capacité d’un système à s’adapter à des évènements extérieurs et à des changements imposés. C’est l’une des notions clés du réseau des villes en transition. Initié en Grande-Bretagne, ce réseau explore les voies permettant de libérer les villes et leurs habitants de la dépendance pétrolière (comme à Boulder aux Etats-Unis). « L’enjeu est de traverser la mutation de nos sociétés en préservant leur cohésion sociale, leur capital écologique et leur stabilité », explique l’un des initiateurs, Rob Hopkins [12].
En France, les initiatives en matière de sobriété énergétique foisonnent, à l’instar du Mené, petit territoire breton où la transition écologique est en voie d’achèvement (à découvrir ici). Dans les Alpes-Maritimes, des hackers et agriculteurs s’allient pour l’autonomie énergétique. La lutte pour une véritable transformation écologique et sociale s’ancre à Notre-Dame-des-Landes. Des chercheurs se penchent sur d’autres scénarios d’utilisation des terres agricoles tels Afterres 2050, ou de transition énergétique comme Negawatt. Parmi les différentes voies ouvertes, l’une propose de sacrifier une partie du monde – et de ses habitants – pour prolonger le rêve de l’abondance, une autre invite à vivre l’Anthropocène avec lucidité et humilité.
Si le dérèglement climatique apparaît comme un phénomène abstrait et mondial, que dire de l’Anthropocène ? Jusqu’à maintenant, ce concept demeure confiné dans la communauté de chercheurs. Il est devenu un point de ralliement entre géologues, écologues, spécialistes du climat, historiens et philosophes pour penser cet âge dans lequel l’humanité est devenue une force géologique majeure.
Malgré sa technicité, l’Anthropocène bouleverse les représentations du monde et se veut d’une brûlante actualité. A l’aune de cette nouvelle ère, même le mot « crise » est marqué d’un optimisme trompeur car il renvoie à une période dont l’issue est imminente. « Vivre dans l’Anthropocène, c’est donc se libérer d’institutions répressives, de dominations et d’imaginaires aliénants, ce peut être une expérience extraordinairement émancipatrice », espèrent Jean-Baptiste Fressoz et Christophe Bonneuil, qui appellent à « reprendre politiquement la main sur les institutions, les élites sociales, les systèmes symboliques et matériels puissants qui nous ont fait basculer. L’Anthropocène condamne à la responsabilisation. »
Sophie Chapelle
@Sophie_Chapelle
Photo : wockerjabby (Une) / Troy Holden / Romain Guy
A lire : Christophe Bonneuil, Jean-Baptiste Fressoz, L’Evénement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Editions du Seuil, 2013.