Sans surprise, le sénat a adopté mercredi 12 février une proposition de loi centriste qui reconnaît le vote blanc dès les prochaines élections européennes.
Ce texte, définitivement adopté par le parlement, a été largement édulcoré au cours de la navette parlementaire. Les votes blancs seront désormais décomptés séparément des votes nuls (maculés, annotés, déchirés, etc.). Les enveloppes vides seront considérées comme des bulletins blancs. Mais il n'y aura pas de bulletin blanc proposé aux électeurs : ceux qui veulent voter blanc devront donc bricoler leur propre feuille de papier blanche, non raturée, sous peine de compter dans les nuls. Surtout, les blancs n'entreront pas dans le total des suffrages exprimés, ce qui aurait bouleversé l'issue de bien des scrutins.
« Cette loi a pour unique objet de mieux respecter les personnes qui, en votant blanc, expriment un choix ou plutôt un non-choix », indique le président PS de la commission des lois du sénat, Jean-Pierre Sueur.
« On a du mal à être vraiment content, c'est une reconnaissance a minima », déplore Stéphane Guyot, président du parti du vote blanc, qui revendique 450 adhérents et entend présenter en mai ses listes dans sept des huit circonscriptions européennes. Le texte ne sera pas appliqué aux municipales du 23 mars prochain. Beaucoup y voient une intention du gouvernement, qui craint une sanction électorale, d'éviter une déperdition des voix. « Raison purement technique », assure Jean-Pierre Sueur.
Depuis 1852, le Code électoral assimilait les bulletins blancs aux bulletins nuls. Blancs et nuls sont comptabilisés à part. Ils n'entrent pas dans les suffrages exprimés, qui seuls servent de base de calcul pour établir le rapport des forces entre les candidats dans les urnes.
Le total des votes blancs et nuls tend à augmenter depuis le début de la Cinquième République, avec des pics à certains référendums (1972, élargissement de la communauté économique européenne ; 2000, quinquennat, etc.). À Caen, la liste du parti blanc (rebaptisé depuis le parti de vote blanc) avait réuni 8 % des voix aux municipales de 2001, un score alors très remarqué :
"P"= présidentielle. "L"= législative. "R"= référendum © Assemblée nationale
Depuis les années 1990, la reconnaissance du votre blanc est devenue une marotte des politiques, sans doute persuadés qu'il est l'un des instruments de la résorption du fossé grandissant entre les électeurs et leurs dirigeants politiques. François Bayrou en a fait l'une des propositions de son programme présidentiel en 2007 et 2012. Depuis 1993, 26 propositions de loi sur le reconnaissance du vote blanc ont été déposées par des députés de gauche comme de droite à l'assemblée nationale.
Derrière cette obsession parlementaire, l'idée est que le vote blanc se distingue profondément du vote nul, jugé « irrégulier », et de l'abstention, considérée comme une mise en marge du système politique. Comme si « à la différence du nul », il était considéré par les politiques comme une « bonne modalité de contestation », convenable, du système électoral, remarque le chercheur Joël Gombin.
« Le vote blanc est un acte citoyen, explique le député centriste François Sauvadet, à l'origine de la proposition de loi discutée ce mercredi au sénat. Il se distingue de l’abstention – l’électeur s’étant déplacé jusqu’à son bureau de vote – et exprime au contraire un choix, une volonté politique de participer au scrutin pour dire son refus de choisir entre les candidats en lice. »
Pour le socialiste Jean-Jacques Urvoas, président de la commission des lois de l'assemblée nationale, « c’est l’acte réfléchi de celui qui veut marquer tout à la fois un attachement à la procédure démocratique et une défiance – à tout le moins – à l’égard des candidats proposés à son choix ou à l’égard des options qui lui sont soumises. Il souhaite donc bien contribuer à la communauté de destin qui s’enracine dans le vote. »
« En votant blanc, l'électeur manifeste une exigence vis-à-vis du système politique », renchérit Stéphane Guyot, du parti du vote blanc. D'après lui, le vote blanc a aussi une dimension protestataire, puisqu'il « permet de dire stop aux mauvais choix que les partis traditionnels font depuis quarante ans », sans s'abstenir ni voter « pour les extrêmes ». D'après François Sauvadet, reconnaître le vote blanc contribuerait même « à détourner nos concitoyens de l’abstention » et « à éviter le recours au vote extrême, qui est souvent un vote de rejet ».
« Messieurs, je vote pour personne »
Le vote blanc, rempart contre l'abstention, voire les votes de rejet ? Plusieurs politistes interrogés par Mediapart ne sont guère convaincus.
« Le profil sociologique des gens qui votent blanc et des abstentionnistes est très différent, rappelle ainsi Adélaïde Zulfikarpasic, l'une des rares chercheuses à s'être penchée sur ce sujet, plutôt déserté par la science politique. La distinction entre les deux est très étroitement corrélée au degré d'intégration dans la société. L'abstentionniste type est jeune, de milieu ouvrier, vit dans une ville, il se détourne de la vie politique. Le votant blanc a entre 25 et 45 ans, mais il est inséré dans la vie active, un niveau d'étude plutôt élevé, et un intérêt pour la politique. »
Certes, le bulletin blanc remplace parfois l'abstention dans les milieux ruraux, où l'on vote plus qu'ailleurs car il est souvent mal vu de ne pas se rendre au bureau de vote. Mais ce n'est pas parce que le vote blanc est davantage reconnu que les abstentionnistes vont revenir voter par magie.
« Toute cette réflexion part d'une vision assez naïve, ou idéale, de ce qu'est un électeur. L'électeur éclairé qui lit tous les programmes et considère rationnellement qu'il va voter blanc parce qu'il est mécontent de l'offre politique existante est une figure réelle, mais marginale, estime le chercheur Joël Gombin. Pour les politiques, reconnaître le vote blanc est moins coûteux que remettre en cause le système politique. »
« Cette reconnaissance du vote blanc est symbolique, et le symbolique en politique n'est jamais à mépriser, assure Patrick Lehingue, professeur de Sciences politiques à l'Université de Picardie, auteur de Le vote, Approche sociologique de l'institution et des comportements électoraux (La Découverte 2011). Mais je doute vraiment que cela fasse bouger le taux d'abstention d'un iota. Penser que changer la règle de droit modifie d'elle-même les phénomènes sociaux, c'est du pur juridisme. Pour changer la donne, il faudrait des propositions véritablement révolutionnaires, comme par exemple le non-cumul des mandats dans le temps », torpillé lors de la récente réforme.
Et « s'il suffisait de faire vote blanc pour faire baisser le Front national, j'en serais très heureux mais ce n'est pas le remède », balaie de son côté le sénateur socialiste Jean-Pierre Sueur.
En réalité, les partisans du vote blanc estiment que seule l'incorporation des bulletins blancs dans les suffrages exprimés serait susceptible d'avoir un impact réel sur la vie politique. « Ce serait une reconnaissance pleine et entière », assure Stéphane Guyot, du parti du vote blanc. De fait, les résultats de toutes les élections en seraient modifiés : le 48 % contre 52 % d'un deuxième tour de législative partielle deviendrait par exemple 42 %, 50 % et 8 % de blancs.
Les conséquences, listées par le Conseil constitutionnel, seraient importantes. Dans le cas des scrutins majoritaires à deux tours (législatives, cantonales, municipales), l'élection à la majorité absolue serait plus difficile, et personne ne pourrait être élu dans le cas où les blancs arriveraient en tête au second tour.
Les projets de référendums ne pourraient être adoptés que si le “oui” était supérieur à la somme des “non” et des blancs réunis. Les seuils de voix permettant l'accès au second tour ou de fusionner avec une autre liste seraient relevés. Et les règles de financement des partis politiques seraient modifiés, ce qui n'enchante ni à gauche ni à droite.
Dans le cas de l'élection présidentielle, où le « président est élu à la majorité absolue des suffrages exprimés », un candidat obtenant moins de 50 % au deuxième tour sur son seul nom ne pourrait pas être élu : ainsi Jacques Chirac en 1995 n'aurait pas passé la barre (52,6 % des suffrages exprimés, mais seulement 49,5 % des votants en décomptant blancs et nuls), pas plus que François Hollande, le 6 mai 2012 (51,6 % des suffrages exprimés, mais 48,6 % des votants autour de son nom). Un constat qui nourrit depuis près de deux ans à droite l'idée que François Hollande, élu avec une « minorité des voix », et avec lui la gauche, qui détient les pleins pouvoirs, ne sont pas légitimes.
Mais pour Joël Gombin, reconnaître le vote blanc dans les suffrages exprimés constitue « une contradiction en soi » : « Un vote exprimé, par définition, exprime quelque chose. » « La démocratie, c'est choisir entre des candidats. Le vote doit désigner un projet ou un candidat, il doit exprimer une position », dit aussi le sénateur Jean-Pierre Sueur.
Et si l'on reconnaît les bulletins blancs, ne faudrait-il pas aussi prendre en compte certains bulletins nuls ? En pratique, la distinction est floue : faute de définition de ce qu'est un bulletin blanc dans le Code électoral, la voix de beaucoup de gens qui croient voter blanc est en réalité comptée parmi les nuls (plusieurs bulletins dans une enveloppe, bulletin déchiré, vieux bulletin, etc.).
D'ailleurs, « les nuls sont souvent l'expression de quelque chose », explique la chercheuse Adelaïde Zulfikarpasic « Écrire “Hollande démission” sur un bulletin, ça a évidemment un sens ».
Lors de la législative partielle de Villeneuve-sur-Lot, en 2012, les bulletins Cahuzac, l'ancien député et maire, avaient fleuri alors que l'ancien ministre du budget de François Hollande n'était pas candidat : avec la percée du Front national, ce fut l'un des faits politiques de la soirée, même si ces bulletins ont été comptabilisés parmi les nuls.
Des bulletins “Cahuzac” dans l'urne, comptés nuls. © M.M.
« Des voix qui parlent sont depuis des décennies considérées comme nulles », affirme Patrick Lehingue. Dans une étude, parue en 1991 dans la Revue française de sciences politiques, les chercheurs Olivier Ihl et Yves Déloye avaient compilé ces « votes perdus », mais qui en disent long sur l'état d'esprit de l'électeur :
Annotations sur des bulletins de vote aux législatives de 1881 © Y.Déloye, O.Ihl, "Des votes pas comme les autres", RFSP, 1991-41
Il y a d'ailleurs fort à parier que dans le contexte actuel, celui d'un pouvoir de gauche très impopulaire qui a déçu jusque dans son propre camp, certains électeurs mécontents ne manqueront pas de griffonner des messages sur leur bulletin de vote lors des européennes et des régionales et cantonales 2015. Des électeurs de gauche intéressés par la vie politique et votants réguliers, qui n'ont pas pour habitude de s'abstenir mais sont déçus et entendent avertir le pouvoir pourraient également recourir au vote blanc.