POURQUOI LES EMPRUNTS TOXIQUES SONT DES EMPRUNTS SPÉCULATIFS
Patrick Saurin*
* Porte-parole de Sud BPCE, membre du Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers-Monde (CADTM)
et du Collectif d’audit citoyen de la dette publique
« Si les hommes prudents ont pour caractère propre le fait d’avoir bien délibéré, la bonne délibération sera une rectitude en ce qui concerne ce qui est utile à la réalisation d’une fin, utilité dont la véritable conception est la prudence elle-même. » (Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 10, 1142b)
La question de savoir si les emprunts toxiques ont un caractère spéculatif est essentielle, car si la réponse apportée est affirmative, ces emprunts doivent être considérés comme illégaux avec toutes les conséquences qui en découlent.
Pour tenter d’apporter une réponse à cette question, nous allons procéder par étapes. Nous donnerons tout d’abord une définition de la spéculation, puis nous dresserons un état des lieux de la réglementation concernant les acteurs publics locaux sur ce sujet, ensuite nous ferons le point sur la jurisprudence actuelle en la matière avant de dresser l’état des lieux de la doctrine, enfin nous analyserons les contrats proposés par les banques à ces acteurs publics pour vérifier s’ils ont un caractère spéculatif. Au terme de nos investigations, nous serons en mesure de répondre à notre question.
1. Définir la spéculation
La spéculation peut être définie par trois éléments qui se cumulent et se complètent. La spéculation se traduit par la prise d’un risque consistant à parier sur l’évolution future d’une valeur ou d’un actif en vue d’en tirer profit. Risque, pari et profit escompté sont les trois principes sur lesquels repose la spéculation. Celle-ci peut être financière, lorsqu’elle concerne des titres de propriétés et de créances, monétaire lorsqu’elle s’applique à la parité des monnaies où à des taux d’intérêt, enfin elle peut également porter sur des marchandises ou des matières premières. Ces trois secteurs peuvent bien sûr se combiner.
Selon les tenants du système capitaliste, la spéculation serait utile. Tout d’abord, le spéculateur assumerait des risques que les autres intervenants sur les marchés ne veulent pas porter. Ensuite, la spéculation permettrait d’assurer une certaine liquidité des marchés. Enfin, elle donnerait la possibilité à certains acteurs de « se couvrir », c’est-à-dire de se protéger contre une évolution défavorable des prix des actifs, des prix des marchandises, des taux de change et des taux d’intérêts.
Mais la spéculation compte également un grand nombre de détracteurs qui la critiquent à la fois pour des raisons morales, c’est une activité non-productive qui permet de gagner de l’argent sans produire de la valeur, mais aussi parce qu’elle contribue à l’instabilité des marchés et des crises qui en résultent. Aujourd’hui, le capitalisme ayant imposé ses valeurs, quand bien même elle continue à porter son odeur de soufre, la spéculation s’est imposée dans le fonctionnement des économies dont elle est devenue un des rouages essentiels. Le temps est révolu où Nicholas Kaldor pouvait écrire : « Tous les biens ne sont pas susceptibles d’être les supports d’une spéculation ; en réalité, la gamme des objets sur lesquels elle peut s’exercer, à une échelle non dépourvue de signification, est relativement limitée. »[1] Aujourd’hui, tout est susceptible de donner lieu à spéculation : de la dette des États (comme on a pu le voir avec la Grèce) aux CDS (credit default swap) en passant par les droits à polluer. L’importance et la gravité des conséquences que génère la spéculation contraste singulièrement avec la débilité et la trivialité des arguments avancés pour la justifier. Ainsi, après avoir rapidement relevé que si la « spéculation » est « un horrible mot que beaucoup d’imprécateurs voudraient extirper de la réalité, sinon du vocabulaire financier »[2], Bertrand Jacquillat s’empresse de développer avec emphase et prolixité :
« D’autres voient dans la spéculation consistant à acheter des valeurs financières dans l’espoir de les revendre avec profit, un mécanisme parfaitement sain, et dans les spéculateurs qui font leur miel de leur capacité à prévoir le futur, l’expression d’un comportement normal, qui tout à la fois prévoit, prend des précautions et achète (ou vend) en calculant ses risques. Les économistes justifient l’existence des spéculateurs par leur fonction régulatrice. Grâce à leurs anticipations, ils contribuent à réduire l’amplitude des variations de prix […]. Leur présence vivifie les marchés des contrats à terme […]. »[3]
Histoire d’enfoncer le clou, Jacquillat lâche cette formule sans appel : « Et puis tout le monde n’est-il pas un peu spéculateur […] ? », avant d’appeler à son secours… Émile Zola, qui opposait dans le 18e volume des Rougon-Macquart « la richesse d’hier, celle des fortunes domaniales représentant « la stagnation même de l’argent », à l’« argent moderne de la spéculation », l’« argent liquide qui coule, qui pénètre partout », « empoisonneur et destructeur », mais aussi « ferment de toute végétation sociale. »[4] On aura compris que c’est ce dernier passage qui importe à notre financier et homme de lettres, soucieux de démontrer que la spéculation est indispensable en vue d’assurer la meilleure efficience possible du système capitaliste.
Pourtant, la crise des subprimes de 2007 qui s’est prolongée dans la crise financière de 2008 lui donne tort sur toute la ligne. Cette crise financière, loin d’être éteinte aujourd’hui, présente les dangers et les méfaits de la spéculation et aurait dû contribuer à sa remise en cause. Malheureusement, il n’en a rien été. Paul Jorion préconise de stopper la spéculation[5], en rappelant que deux articles du code pénal l’interdisaient jusqu’en 1885, date de leur abrogation sous la pression des milieux d’affaires de l’époque. L’article 421 disposait : « Les paris qui auront été faits sur la hausse ou la baisse des effets publics, seront punis d’un emprisonnement d’un mois au moins, d’un an au plus », et l’article 422 précisait : « Sera réputée pari de ce genre, toute convention de vendre ou de livrer des effets publics qui ne seront pas prouvés par le vendeur avoir existé à sa disposition au temps de la convention, ou avoir dû s’y trouver au temps de la livraison. » Paul Jorion cite également un autre article du code civil, l’article 1965 selon lequel « La loi n'accorde aucune action pour une dette du jeu ou pour le paiement d'un pari »[6].
La crise actuelle a révélé au grand jour la nocivité des activités spéculatives, mais il n’y a pas eu pour autant de réactions qui se seraient traduites par une limitation de la spéculation, à défaut de son interdiction. Si l’Assemblée nationale a jugé nécessaire de mettre en place une « commission d’enquête parlementaire sur les mécanismes de la spéculation affectant les économies », le rapport issu de ce travail[7] se résume à un constat circonstancié sans effet puisqu’il n’a donné lieu qu’à une série de propositions consistant en autant de vœux pieux. Pour preuve, dans son avant-propos, le président de la commission d’enquête, Henri Emmanuelli, après s’être félicité du souci partagé par les personnalités entendues et les membres de la commission de « rechercher les moyens de mettre le système financier au service de la production de richesse », reconnaissait désabusé : « Ce n’est hélas pas le cas aujourd’hui ! »[8]
Le lobby des forces favorables au maintien de la spéculation s’est révélé particulièrement puissant. Le 23 mai 2013, Fabrice Armand, avocat associé du cabinet d’affaires international, écrivait dans le Cercle Les Echos un article au titre sans équivoque : « Ne donnons pas une définition juridique de la spéculation »[9]. Ce juriste, vent debout contre une réforme bancaire qui n’a pas réformé grand-chose, remettait en cause la distinction prévue par la loi entre les activités bancaires économiquement utiles et celles qui ne le sont pas, en s’indignant que l’on puisse qualifier de spéculation tout ce qui n’est pas couverture. Il préconisait de remplacer par activités « risquées », l’expression activités « spéculatives », probablement trop parlante à ses yeux.
2. État des lieux de la réglementation
Les acteurs publics locaux sont régis par un certain nombre de principe contenus notamment dans le code général des collectivités locales et dans des circulaires.
a) Le code général des collectivités locales
Trois articles précisent les compétences respectives de la commune, du département et de la région. Selon l’article L. 2121-29, « le conseil municipal émet des vœux sur tous les objets d'intérêt local », l’article 3211-1 indique que « le conseil général ... statue… sur tous les objets d'intérêt départemental dont il est saisi. » Enfin, l’article L. 4221-1 énonce que « le conseil régional ... statue… sur tous les objets d'intérêt régional dont il est saisi. »
Par ailleurs, dans la mise en place et l’exécution de leur budget, les collectivités locales sont soumises à un certain nombre de principes : annualité, unité, universalité, spécialité, équilibre réel, auquel est venu est venu s’ajouter le principe de sincéritéquiinterdit la surestimation des recettes et la sous-estimation des dépenses[10] et le principe de prudence qui impose des obligations en matière d’amortissement et de provisions.
b) La circulaire n° NOR : INTB9200260C du 15 septembre 1992
Au début des années 90, la circulaire n° NOR : INTB9200260C du 15 septembre 1992 est venue préciser les conditions de mise en place des « contrats de couverture du risque de taux d’intérêt offerts aux collectivités locales et aux établissements publics locaux ». Ce texte précise que les collectivités locales ont la possibilité de « recourir à un contrat de couverture du risque du taux d’intérêt, opération juridiquement distincte et indépendante du ou des contrats en cours (éléments couverts) »[11], en soulignant plus loin « ces contrats sont totalement dissociés de l’opération d’emprunt couverte »[12]. La circulaire ajoute cette précision importante : « Ces décisions présentent un coût direct […] et un coût indirect […]. Ces coûts doivent être dimensionnés à la taille et aux capacités financières de la collectivité. »[13]
La circulaire de 1992 prend soin d’énoncer que :
« les collectivités territoriales ne peuvent légalement agir que pour des motifs d’intérêt général présentant un caractère local. »
« L’engagement des finances des collectivités locales dans des opérations de nature spéculative ne relève ni des compétences qui leur sont reconnues par la loi, ni de l’intérêt général précité. Les actes ayant un tel objet sont déférés par le représentant de l’État au juge administratif, sur la base notamment de l’incompétence et du détournement de pouvoir. »[14]
Il est également précisé que « le contrat doit avoir pour effet de réduire le risque de variation de valeur affectant l’élément couvert (les frais financiers d’un emprunt déterminé) ou un ensemble d’éléments homogènes (les frais financiers de plusieurs emprunts existants présentant les mêmes caractéristiques de taux d’intérêt) ».[15]
La circulaire précise enfin que les contrats dont l’assiette excède l’encours réel de la dette « constituent des opérations spéculatives n’entrant pas dans les attributions traditionnelles des collectivités locales. »[16]
Au vu de ce qui précède, on peut légitimement considérer que des opérations de couverture dont les coûts excessifs ne sont pas « dimensionnés à la taille et aux capacités financières » des collectivités et qui, loin de réduire le risque de variation de l’élément couvert l’augmentent (certaines soultes pouvant être supérieures au montant des emprunts), soient considérées comme spéculatives. Dans la circulaire de 1992, les prêts structurés ne sont pas interdits en tant que tels – ils n’existaient pas à cette époque –, mais nous pensons être fondés à soutenir que certains principes avancés à propos des instruments de couverture sont susceptibles de s’appliquer à l’ensemble des opérations concernant la dette des collectivités publiques, à savoir le recours à l’emprunt, la mise en place des instruments de couverture et les opérations de renégociation et de refinancement[17]. Ces trois principes que nous avons identifiés sont la stricte limitation à l’action des collectivités pour des motifs d’intérêt général présentant un caractère local, l’interdiction de réaliser des opérations de nature spéculatives, enfin l’interdiction de générer un risque excessif eu égard à la taille et aux capacités financières des collectivités.
c) La circulaire n° NOR : IOCB1015077C du 25 juin 2010
La circulaire n° NOR : IOCB1015077C du 25 juin 2010 relative aux produits financiers offerts aux collectivités locales et à leurs établissements publics, venue abroger la circulaire du 15 septembre 1992, a un objet moins restrictif que cette dernière. En effet, outre les instruments de couverture, elle fait allusion à la gestion active de la dette et évoque les prêts structurés, même si elle se limite seulement à en déconseiller certains aux collectivités. La circulaire de 2010 reprend plusieurs principes et dispositions avancés par celle de 1992 selon lesquels :
« les collectivités territoriales ne peuvent légalement agir que pour des motifs d’intérêt général présentant un caractère local.
L’engagement des collectivités locales dans des opérations de nature spéculative ne relève ni des compétences qui leur sont reconnues par la loi, ni de l’intérêt général précité. Les actes ayant un tel objet sont déférés par le représentant de l’État au juge administratif, sur le fondement notamment de l’incompétence et du détournement de pouvoir. »[18]
La circulaire considère également que « les opérations de couverture des risques financiers répondent à des motifs d’intérêt général, même si elles présentent un aléa inhérent aux instruments financiers eux-mêmes », en précisant aussi que « le contrat doit avoir pour effet de réduire le risque de variation de valeur affectant l’élément couvert (les frais financiers d’un emprunt déterminé) ou un ensemble d’éléments homogènes (les frais financiers de plusieurs emprunts existants présentant les mêmes caractéristiques de taux d’intérêt) ».
Il est précisé enfin que les contrats dont l’assiette « excède l’encours réel constituent des opérations spéculatives n’entrant pas dans les attributions traditionnelles des collectivités locales. »
Klopfer considère que la circulaire de 2010 marque une régression par rapport à celle de 1992, « en baptisant […] du terme gratifiant « d’instruments de couverture » les produits totalement spéculatifs que sont les ventes d’option par la collectivité à la banque, effectuées de surcroît sur plusieurs dizaines d’années, et en écrivant, à l’époque, que de tels instruments de couverture (sic) « répondent à un motif d’intérêt général (resic) même s’ils présentent un aléa » ».[19]
Pourtant, dans le même temps, la circulaire de 2010 se fonde sur l’avis du Conseil national de la Comptabilité du 10 juillet 2007[20] en précisant que les contrats dont l’assiette « excède l’encours réel constituent des opérations spéculatives n’entrant pas dans les attributions traditionnelles des collectivités locales. »[21], prendre un risque sur une base de calcul supérieure à l’encours de dette, suffirait à donner à l’opération de couverture réalisée par la collectivité un caractère spéculatif.
Dans les états de dette de certains acteurs publics locaux, nous avons relevé deux cas de figure qui contreviennent à la lettre ou pour le moins à l’esprit de la circulaire.
Le premier est édifiant sur la candeur du législateur face à la scélératesse des banques. N’ayant pas le droit de jouer sur des montants supérieurs à l’encours de la dette, les banques ont contourné l’interdiction en multipliant non pas la dette, mais le taux ! Les banques ont inventé des produits structurés avec multiplicateur ou à effet de levier pour lesquels le calcul des intérêts est effectué en appliquant des formules non linéaires, de sorte que l’évolution des taux supportés est plus que proportionnelle à l’index lui-même du fait d’un coefficient multiplicateur pouvant aller jusqu’à 10[22]. Comme le dit Michel Klopfer, pour une collectivité , « swapper cinq fois le montant de sa dette réelle (ce qui est totalement interdit depuis 20 ans) ou prendre un multiplicateur de 5 sur le taux d’intérêt aboutit rigoureusement au même résultat mathématique : faire passer un taux d’intérêt de 4 à 20 %. »[23]
La seconde situation, non évoquée par la circulaire mais tout aussi dangereuse que la première, ne concerne pas l’assiette, mais la soulte, l’indemnité due par la collectivité en cas de résiliation du contrat. L’état de la dette de la ville de Dijon annexé au compte administratif 2012 nous en donne une bonne illustration avec trois prêts n° 200709-1, 200709-2 et 200804, souscrits auprès du Crédit Foncier de France qui présentent selon l’état de la dette 2012 un coût de sortie chiffré respectivement à 3 294 207,79 euros, 809 422,45 euros et 18 126 219,04 euros, des sommes plus de deux fois supérieures au capitaux restant dus de ces prêts qui s’élèvent respectivement à 1 369 684,17 euros, 336 546,20 euros et 7 536 620,90 euros ! Ici, le coût du risque est plusieurs fois supérieur au montant couvert… cherchez l’erreur !
Même si, dans un jugement du 28 janvier 2014[24], le TGI de Paris a pu considérer que la circulaire du 15 septembre 1992 était « en elle-même dépourvue de valeur normative », il n’empêche que le principe exposé dans cette circulaire, selon lequel « L’engagement des collectivités locales dans des opérations de nature spéculative ne relève ni des compétences qui leur sont reconnues par la loi, ni de l’intérêt général précité » a une réelle valeur normative puisqu’il se réfère à la loi, au code général des collectivités locales, et qu’il a de plus été réaffirmé dans la circulaire du 25 juin 2010 abrogeant celle du 15 septembre 1992.
Les motifs avancés par les banques pour justifier le fait qu’elles aient proposé des prêts structurés risqués aux collectivités reposent sur des arguments spécieux. Les banques prétendent que la circulaire de 1992 ne concerne que les contrats de couverture, son objet étant libellé comme suit : « Contrats de couverture du risque de taux d’intérêt offerts aux collectivités locales et aux établissements publics locaux ». Quant à la circulaire de 2010, elle n’interdit pas formellement les emprunts structurés risqués, mais se borne à les déconseiller. Pourtant, le fait que ces deux circulaires ne fassent pas explicitement référence aux emprunts n’autorise pas pour autant les collectivités territoriales et leurs établissements publics à souscrire des emprunts risqués reposant sur des montages et des index spéculatifs. Le fait que certains acteurs publics tels les hôpitaux ou les organismes de logement social ne soient pas mentionnés par ces deux textes n’habilite pas non plus ces acteurs publics à souscrire ce genre de produits.
3. La jurisprudence à ce jour
Elle est constituée par les avis et rapports de la Cour des comptes et des chambres régionales des comptes et par les décisions rendues par les juridictions civiles.
a) La position du juge financier
Dans un rapport public de juillet 2011 intitulé La gestion de la dette publique, la Cour des comptes relève :
« Si les premiers contrats de produits dérivés souscrits par les collectivités territoriales et leurs établissements poursuivaient une finalité de couverture, les produits proposés à compter de 2006 ne se sont plus limités, pour les contrats d’échanges de taux à un échange d’un taux fixe contre un taux variable, ou inversement.
Les collectivités sont ainsi progressivement devenues vendeuses d’options, ce qui leur a permis d’encaisser une prime, mais les a obligées en contrepartie à accorder à un tiers la faculté d’opter en fonction de la cotation des indices retenus. Dès lors, c’est la collectivité qui garantit les positions prises par un tiers et qui, de manière paradoxale, « assure » sa contrepartie contre une évolution défavorable des taux.
Compte tenu des risques supplémentaires ainsi pris, les produits dérivés ne sont alors plus souscrits par la collectivité à des fins seulement de couverture mais plutôt d’optimisation financière et peuvent alors, dans certains cas, être considérés comme des produits spéculatifs. »[25]
En clair, la Cour des comptes reconnaît le caractère clairement spéculatif de certains contrats. Elle confirme cette appréciation plus loin dans le rapport en soulignant :
« Il faut tout d’abord déplorer que les engagements pris ne visent pas à supprimer expressément toute intention de spéculation sur les marchés. Ainsi, les signataires de la charte et les rédacteurs de la circulaire qui en reprend le contenu se sont focalisés sur la nature des indices et l’ingénierie financière mises en œuvre, alors qu’il aurait sans doute été également pertinent d’approfondir la question de l’intention ayant motivé la signature des contrats et les positions prises, notamment lorsque cette intention est clairement spéculative. »[26]
Une chambre régionale des comptes a été amenée à se prononcer sur un litige relatif à des prêts structurés. Lorsque le maire a constaté que les intérêts annuels de la dette de Sassenage s’élevaient à 636 992,41 euros en 2011, alors qu’ils étaient de 170 000 euros en moyenne les années précédentes, il a refusé de régler à Dexia les intérêts des deux prêts toxiques. Il a également intenté une action en justice contre la banque devant le tribunal de grande instance de Nanterre pour solliciter la nullité des deux contrats d’emprunt en cause. Dexia a alors saisi le préfet pour lui demander de procéder à un mandatement d’office des sommes litigieuses mais, préalablement à toute décision, le représentant de l’État a préféré saisir la chambre régionale des comptes pour qu’elle se prononce sur le double fondement juridique invoqué par Dexia : le caractère de « dépenses obligatoires » des intérêts concernés, et le caractère insincère du budget 2012 du fait de la non-inscription au compte 66 des intérêts des emprunts.
Le 31 mai 2012, réunie en formation plénière, la chambre régionale des comptes d’Auvergne Rhône-Alpes a rendu un avis particulièrement encourageant pour tous les acteurs publics locaux en conflit avec les banques qui leur ont fait souscrire des prêts toxiques. En effet, après avoir rappelé « qu’une dépense ne peut être regardée comme obligatoire et faire l’objet d’un mandatement d’office que si elle correspond à une dette échue, certaine, liquide, non sérieusement contestée dans son principe ou son montant et découlant de la loi, d’un contrat, d’un délit, d’un quasi-délit ou de toute autre source d’obligations », la chambre a considéré que « la dépense litigieuse de 636 992,41 € (les intérêts non réglés au titre de 2011) doit être regardée comme sérieusement contestée dans son principe et dans son montant ». En conséquence, « la dépense nécessaire à l’acquittement de ladite dette ne présente pas un caractère obligatoire ». La juridiction financière a rendu son avis, prend-elle soin de préciser, « sans qu’il soit besoin de s’interroger sur le bien-fondé de la contestation des sommes correspondant à la dette litigieuse ». En clair, elle ne se prononce pas sur le fond du litige, cette mission relevant des juridictions civiles. Enfin, sur le deuxième moyen de Dexia invoquant le caractère insincère du budget 2012 de la commune de Sassenage, la chambre a considéré que ce budget avait été voté en équilibre réel et qu’il n’y avait pas lieu, en conséquence, de proposer des mesures de redressement de l’équilibre budgétaire.
Cet avis autorise donc les acteurs publics locaux fortement impactés par les prêts toxiques à ne pas régler aux banques prêteuses les intérêts contestés au titre de ces emprunts. De plus, ils savent désormais que le fait de ne pas inscrire le montant de ces intérêts au compte « charges financières » de leur budget ne remet pas en cause la sincérité de celui-ci. Nul doute qu’une telle décision donnera des idées à plus d’un élu.
b) La jurisprudence du Tribunal de commerce
Dans une affaire opposant la Caisse d’Épargne de Midi-Pyrénées à la Société Patrimoine SA – Languedocienne d’HLM à propos d’un swap résilié par cette dernière, le Tribunal de Commerce de Toulouse a rendu en mars 2008 une décision favorable à cette entreprise de logement social[27]. Les juges ont relevé un défaut d’information pour condamner la banque et ordonner l’annulation de deux contrats portant sur des swaps, au motif que l'Écureuil n'avait pas cru bon de préciser que ses emprunts étaient « spéculatifs ». La banque a été condamnée à payer la somme de 600 000 euros en attendant qu'une expertise évalue le dommage complet causé par ces fameux swaps. Après avoir fait appel de cette décision, la Caisse d'Épargne a préféré finalement un arrangement à l'amiable afin d’éviter un nouveau procès. Un litige du même type est intervenu entre la même Caisse d’Épargne et l’Office Public d’Habitat des Hautes Pyrénées et a été dénoué de la même façon. Dans la partie « Gestion des risques » de son rapport de gestion au 30 juin 2008 publié dans le Bulletin des annonces légales, NATIXIS évoque ces affaires dans les termes suivants :
« Litiges concernant des opérations de swap avec les Sociétés HLM : Par décision en date du 27 mars 2008, le Tribunal de Commerce de Toulouse a prononcé la résiliation de deux contrats de swap de 7,5 et 12,5 M€ de notionnel passés avec la Société Patrimoine Languedocienne, SA d’HLM (SPL), et a reconnu la responsabilité solidaire de la Caisse d’épargne Midi Pyrénées (CEMP) et de Natixis dans la mise en place de ces swaps. Le tribunal a nommé un expert chargé d’évaluer le préjudice qui a fait l’objet d’un paiement provisionnel. Natixis a fait appel de ce jugement.
Prenant appui sur les considérants de ce jugement de première instance, la Société d’Economie Mixte de Construction de la ville de Tarbes (SEMI Tarbes) a assigné la CEMP et Natixis en juin 2008 en vue d’obtenir la résiliation d’un contrat de swap d’un notionnel de 20 M€ et l’indemnisation du préjudice prétendument subi du fait de la conclusion de ce contrat.
Les contrats de swap concernés ont été́ mis en place afin de couvrir l’exposition de la SPL et de la SEMI Tarbes à la variation du taux du Livret A, sur lequel les emprunts de ces deux sociétés sont indexés, étant précisé que la variabilité́ de ce taux est effective depuis 2004. En s’appuyant notamment sur un avis de la Compagnie Nationale des commissaires aux comptes relatif au traitement comptable de ce type de contrat, le Tribunal de Commerce de Toulouse a décidé que les swaps ont un caractère spéculatif. Les juges ont prononcé l’annulation des contrats de swap mis en cause au motif que la CEMP et Natixis auraient manqué à leurs obligations de conseil relatives aux instruments spéculatifs. »[28]
Ainsi, comme la banque le reconnaît dans son rapport, c’est bien à propos de la vente d’instruments spéculatifs qu’elle a été sanctionnée par le tribunal de commerce de Toulouse.
c) La jurisprudence des tribunaux de grande instance et des cours d’appel
À la suite de la crise de 2007-2008, les acteurs publics locaux qui avaient souscrit des prêts structurés ont été confrontés à des situations intenables du fait d’une augmentation considérable des taux d’intérêt conjuguée à des soultes prohibitives rendant impossible une sortie de ces emprunts dans des conditions acceptables. Devant l’intransigeance des banques, refusant de renégocier les emprunts, de nombreuses collectivités ont refusé de payer leurs échéances et ont assigné leurs prêteurs en justice. Fin 2013, on estimait à 300 le nombre de procès engagés par près de 200 collectivités.
Même si à cette date aucune décision définitive n’est intervenue dans les litiges relatifs aux prêts toxiques et aux instruments de couverture, les banques ont subi plusieurs condamnations. Parmi les motifs justifiant ces décisions, on relève le défaut de la mention du taux effectif global, le manquement à l’obligation d’information, le manquement au devoir de conseil. Plus intéressant pour le sujet qui nous occupe, dans des affaires concernant des swaps de taux, des banques ont été condamnées pour avoir proposé des produits spéculatifs à une collectivité à la fois par un tribunal de grande instance et par une cour d’appel.
Un cas de figure exemplaire concerne la commune de Saint-Étienne. Le 21 février 2011, la ville saisit le tribunal de grande instance de Paris pour demander l’annulation de deux swaps[29] d’un montant de près de 18 millions, souscrits sans plafond entre 2006 et 2007[30] auprès de la Royal Bank of Scotland. Dans le même temps, elle décide de suspendre le paiement des intérêts trimestriels dus au titre de ces contrats. Cédric Grail, directeur général adjoint de la ville, déclarait : « Nous considérons ces contrats comme nuls ». Le 26 avril de la même année, la banque a fait assigner la ville devant le juge des référés. Le 24 novembre 2011, le TGI de Paris a rendu un jugement en référé déboutant Royal Bank of Scotland qui exigeait de la ville le paiement de ces intérêts. Dans les attendus de leur décision, les juges estiment que « les mécanismes de financement ou swaps vendus aux collectivités territoriales se sont révélés être des produits spéculatifs à haut risque et dont la légalité est aujourd’hui sérieusement contestée devant les juges du fond ». Et ils concluent : « Dès lors, il ne nous apparaît pas que la cessation du versement des échéances de ses emprunts par la ville de Saint-Étienne doive être considérée comme constituant un trouble manifestement illicite. »
Le 6 décembre 2011, la Royal Bank of Scotland a interjeté appel de cette décision. Dans un arrêt du 4 juillet 2012, la cour d’appel de Paris l’a une nouvelle fois déboutée. Après lui avoir reproché d’éluder le mécanisme, de dénaturer les dispositions et tenter de s’affranchir d’une condition de l’article 809 du Code de procédure civile sur lequel repose sa demande, la cour souligne que la force légale du contrat ne vaut « que pour autant que la licéité de la convention ne soit pas entachée d’une contestation sérieuse », et elle indique aussitôt :
« Que tel n’est pas le cas en l’espèce dès lors qu’il n’est pas contesté que les prêts en cause sont soumis, après une première période de taux fixe, à un taux variable, sans qu’aucun plafond de ce taux ne soit prévu, ce qui contrevient à l’interdiction pour ces collectivités de souscrire des contrats spéculatifs et renvoie aux conditions de passation de ces prêts au regard notamment de cette contrainte légale et de l’obligation de conseil de la Royal Bank. »
Ce passage est capital, car il est dit que les produits structurés sans aucun plafond peuvent être considérés comme des contrats spéculatifs, et que leur signature contrevient à l’interdiction faite aux collectivités de souscrire de tels contrats. La cour en profite pour rappeler à la banque son obligation de conseil en la matière. Du fait de cette obligation, la banque n’aurait pas dû proposer à la collectivité de signer de tels contrats et, en y contrevenant, elle a engagé sa responsabilité.
Même si en l’espèce le litige concernait des instruments de couverture, et non un emprunt, nous pensons que cette jurisprudence peut être étendue aux contrats d’emprunts structurés qui comportent des swaps ou dont les index, à l’instar de ceux des swaps, sont susceptibles de générer des taux exorbitants du fait de l’absence de plafond. C’est bien ce qui ressort de la décision de la Cour d’appel du 4 juillet 2012 qui précise :
« … dès lors qu’il n’est pas contesté que les prêts en cause sont soumis, après une première période de taux fixe, à un taux variable, sans qu’aucun plafond de ce taux ne soit prévu, ce qui contrevient à l’interdiction pour ces collectivités de souscrire des contrats spéculatifs… »
C’est bien au plafond du taux des prêts que la Cour se réfère dans son arrêt lorsqu’elle évoque l’interdiction pour les collectivités de souscrire des contrats spéculatifs.
4. État des lieux de la doctrine
La doctrine désigne l’ensemble des écrits rédigés par des juristes et des experts qui expliquent, interprètent, analysent, commentent et discutent des questions de droit posées par la législation ou des décisions de justice rendues par les tribunaux. Sans prétendre à l’exhaustivité, nous allons passer en revue quelques débats portant sur des aspects essentiels des produits structurés.
Les banques jouent sur la difficulté de distinguer couverture et spéculation. Comme le reconnaissent Delphine Lautier et Yves Simon : « il est difficile de déterminer sans ambiguïté la nature des opérations effectuées sur les marchés dérivés. Distinguer spéculation, arbitrage, couverture et investissement n’est pas simple. »[31]
Pour Emmanuel Fruchard qui possède une expérience de la finance de marché,
« La mention de la « nature spéculative » est un point primordial. En effet, les opérations de gestion de la dette peuvent être réparties en deux groupes :
- les opérations de couverture, qui visent à réduire le risque présent ou futur en équilibrant les charges et produits dans les années à venir ; par exemple en évitant qu’un scénario de taux d’intérêt, très bas ou très élevés, ne déséquilibre les finances de la collectivité ;
- les opérations spéculatives, qui visent à faire gagner de l’argent (ou à réduire la charge d’intérêt, ce qui revient au même). »[32]
Beaucoup de juristes considèrent que les emprunts structurés comportant une première période à taux bonifié suivi d’une seconde période au cours de laquelle le taux est déterminé à partir d’indices risqués, appartiennent sans l’ombre d’un doute à la catégorie des opérations spéculatives.
C’est ce constat sans appel que font Bruno Wertenschlag, Olivier Poindron, Isabelle Kébé et Étienne Favre[33] dans un dossier spécial du Courrier des maires intitulé « Gestion de la dette : les relations banques-collectivités », lorsqu’ils écrivent :
« … les contrats faisant supporter un taux fonction de l’évolution d’indices « exotiques » (comme par exemple les « produits de change », consistant en un pari sur l’évolution du cours de devises), en tant qu’ils présentent une volatilité très élevée, et que les ressources des collectivités locales sont par hypothèse en euro, constituent des opérations spéculatives, contraires à l’intérêt public local. »[34]
Hervé Alexandre, professeur à l’Université Paris-Dauphine partage également ce point de vue lorsqu’il avance :
« Là où la stratégie de couverture devient moins évidente, c’est lorsqu’une collectivité territoriale ajoute un produit dérivé de change à une dette. […] Associer un produit de change à une dette contractée dans sa propre devise n’est rien d’autre que de la spéculation, le delta de la couverture étant proche de 0. […]… l’absence de lien direct entre la dette et le produit dérivé contracté fait de cette position une position spéculative et non pas de couverture. »[35]
Jean-Louis Vasseur, avocat associé de la SCP Seban & Associés, est tout aussi catégorique :
« S’agissant de produits structurés comportant des instruments complexes et risqués pour une collectivité, ceux-ci peuvent être considérés comme spéculatifs… »[36]
Selon un autre spécialiste, Frédéric Marty, le caractère spéculatif des produits souscrits par les collectivités ne fait aucun doute. Pour lui, les contrats d’échange de taux d’intérêt (swap de taux) permettent à une collectivité « de parier sur la baisse des taux d’intérêts, à laquelle elle sera désormais intéressée », sur la base « d’un argument « spéculatif » »[37].
Le point de vue des analystes de l’agence de notation FitchRatings est également sans appel :
« les nombreux contrats apparus ces dernières années et qui conditionnent, par exemple, le niveau futur des charges financières au taux de change de devises étrangères, sont clairement spéculatifs. De plus, le lien entre l’intérêt général à « caractère local » avec les contrats indexés sur des devises étrangères n’est pas flagrant. »[38]
Et ces auteurs de relever cette autre incongruité :
« Il est paradoxalement plus contraignant pour une collectivité de souscrire des produits de couverture que des produits spéculatifs. »[39]
Pour Michel Klopfer, consultant réputé en finances locales, les banques portent l’essentiel de la responsabilité des problèmes générés par les emprunts toxiques « en tant que concepteurs initiaux de montages totalement spéculatifs qui ont amené des organisations publiques (collectivités, hôpitaux, organismes de l’habitat…) à leur vendre des options de taux et/ou de change… »[40]
Les consultants de Fitchratings avaient déjà relevé la perversité du montage des banques consistant en « l’association d’un prêt amortissable classique à taux fixe ou à taux variable et d’un contrat ou d’une combinaison de contrats dérivés qui incluent quasi systématiquement la vente d’un contrat d’option : contrat d’achat ou de vente à terme d’un actif sous-jacent pour un montant (valeur d’exercice) fixé au début du contrat. »[41]
La vente de cette option ne vient pas couvrir un risque mais « dégager les ressources permettant de bonifier le taux d’intérêt durant les premières années. »[42]
L’avocat Hugues Bouchetemble, se montre plus réservé. Il relève que la Cour de cassation qui ne retenait auparavant que « l’opération « structurellement » spéculative, qui, par son seul mécanisme, expose l’investisseur à un risque de perte supérieur à son investissement initial »[43], l’a par la suite étendu cette notion aux opérations « conjoncturellement » spéculatives, « pour lesquelles le risque de l’investisseur n’excède pas la limite de son apport initial […] mais l’exposent néanmoins à un fort aléas boursier »[44] , une extension que l’avocat juge contestable. Mais, lorsqu’il fait le constat que les décisions de justice considèrent comme opération non spéculative un swap passé par une collectivité dans l’intention de couvrir un aléa en échangeant un taux variable contre un taux fixe et lorsqu’il observe que la circulaire du 15 septembre 1992 considère que le swap n’est pas une opération non spéculative lorsqu’il a pour effet de réduire le risque de variation de l’endettement et qu’il existe une corrélation entre l’élément couvert et le contrat de swap, Hugues Bouchetemble avance :
« Dans ces conditions, si ces critères devaient être maintenus par la Cour de cassation, les swaps fondés sur des sous-jacents, ou des emprunts structurés fondés sur des indices totalement décorrélés du contrat d’emprunt (autres que taux ou devises pour un emprunt multidevises) pourraient être considérés comme des opérations spéculatives. Il pourrait en être de même lorsque l’indice est corrélé à l’opération de financement, mais que le montant payable par la banque n’est pas déterminable à l’avance, notamment lorsque la collectivité, pour des raisons d’opportunité, alors qu’elle est endettée à taux fixe, décide de s’exposer à un taux variable. »[45]
Il ressort de cet état des lieux de la doctrine que la plupart des juristes de premier plan considèrent une grande partie des produits structurés comme des emprunts spéculatifs auxquels doit s’appliquer la réglementation régissant les instruments de couverture.
5. Analyse des contrats d’emprunts structurés
Nous l’avons précisé au début de ce travail, la spéculation peut être définie par trois éléments qui se cumulent et se complètent : un risque, un pari et un profit escompté. Or, si l’on examine les contrats de prêts structurés proposés aux acteurs publics locaux à l’aune de ces trois éléments, la nature spéculative de ces contrats apparaît au grand jour.
Sans rentrer dans le détail de tous les types d’emprunts structurés – pour information, en 2008 Dexia commercialisait 223 contrats différents[46] – un examen synthétique de leurs caractéristiques essentielles, susceptibles d’être associées au sein d’un seul et même produit, fait ressortir leur nature spéculative[47]. Citons notamment :
- des contrats de swaps le plus souvent sans plafond ;
- des contrats d’option faisant notamment dépendre le taux de la parité entre des monnaies (l’euro et le franc suisse par exemple) ;
- des contrats à terme construits sur des CMS (constant maturity swaps), des opérations d’échanges périodiques d’intérêts entre un taux long glissant et un taux court ;
- le recours à des indices dits « exotiques », comme les matières premières (le pétrole par exemple), les actions, voire les indices propriétaires ;
- le recours à l’effet de levier ou multiplicateur permettant de multiplier jusqu’à 5, 7 voire 10 le taux d’intérêt lorsque le sous-jacent sur lequel est indexé ce taux atteint un niveau donné ;
- l’effet de change qui voit le taux indexé sur la parité de deux monnaies ou sur l’écart entre les parités de plusieurs monnaies ;
- l’effet de pente qui voit l’emprunteur payer un certain taux tant que l’écart entre deux taux de maturité différente (par exemple un taux 2 ans et un taux 10 ans) n’atteint pas un certain niveau. Si ce seuil est atteint, l’emprunteur paie un autre taux avec une augmentation de marge ;
- les produits de courbe dont le taux est déterminé par la différence entre deux indices exprimés dans des devises différentes et/ou sur des marchés différents, et n’ayant pas forcément la même maturité ;
- les produits structurés à barrière avec lesquels l’emprunteur paie un taux fixe bonifié (par rapport aux conditions du marché), lequel est désactivé dès que l’index franchit un seuil prédéterminé, l’emprunteur payant alors l’index augmenté d’une marge ;
- les produits à effet de structure cumulatif (ou snowball, « boule de neige ») qui présentent la particularité de comporter un effet cliquet, dans la mesure où le taux payé à chaque échéance est déterminé à partir du taux de l’échéance précédente, avec cette singularité que le taux appliqué ne peut qu’augmenter ou au mieux se stabiliser.
Ce catalogue à la Prévert est édifiant sur la capacité imaginative des banques à proposer à leurs clients des produits spéculatifs dont elles vont tirer des marges très confortables.
6. Les emprunts toxiques sont-ils des emprunts spéculatifs ?
En associant un ou plusieurs contrats dérivés et un contrat de prêt amortissable au sein d’un seul et même produit structuré, les banques ont pensé soustraire les produits spéculatifs qu’elles proposaient à la circulaire du 15 septembre 1992 qui ne concernait que des contrats « totalement dissociés de l’opération d’emprunt couverte ». Les banques n’ont jamais eu l’intention de reconsidérer leur offre et de ne proposer que des produits non-spéculatifs, elles ont seulement essayé de contourner la réglementation. Ainsi que nous l’avons démontré dans cette étude, analyse confirmée par la jurisprudence et par la doctrine, les banques ont bel et bien fait souscrire aux acteurs publics locaux des contrats spéculatifs, en violation de la règlementation et des principes de prudence et de sécurité régissant l’action de ces acteurs.
En effet, même si la circulaire de 2010 se contente de déconseiller certains emprunts structurés aux collectivités locales sans aller jusqu’à les interdire, et même si ces collectivités sont autorisées à souscrire des contrats de couverture du risque de taux d’intérêt, le fait qu’elles ne puissent légalement agir que pour des motifs d’intérêt général présentant un caractère local leur interdit de fait de souscrire des contrats spéculatifs (emprunts, instruments de couverture, ou synthèse des deux à travers les produits structurés).
Dans la conception française, pour reprendre les propos des auteurs qui ont rédigé les « Réflexions sur l’intérêt général » du Rapport public 1999 du Conseil d’État, « l’intérêt général se situe, depuis plus de deux cents ans, au cœur de la pensée politique et juridique française, en tant que finalité ultime de l’action publique. »[48]Pour ces juristes, « la notion d’intérêt général […] apparaît comme la condition de légalité de l’intervention des pouvoirs publics. Une fois cette condition satisfaite, elle leur fournit les moyens spécifiques de leur intervention en fondant les principales prérogatives de puissance publique. »[49] Considérée comme condition préalable à l’action des pouvoirs publics, la notion d’intérêt général prime donc sur la liberté contractuelle des collectivités dont elle détermine les modalités d’exercice et leur interdit de s’engager dans des opérations de nature spéculative. De plus, les collectivités doivent respecter le principe de prudence dans la mise en place et l’exécution de leur budget. Il y a plus de deux millénaires, ce principe existait déjà dans la Grèce ancienne, car Aristote, que nous citions en exergue, considérait comme des « hommes prudents », « les personnes qui s’entendent à l’administration d’une maison ou d’une cité. »[50]
[1] Nicholas Kaldor, « Spéculation et stabilité économique » (1939), Revue française d’économie, Volume 2, N° 3, 1987, p. 118.
[2] Bertrand Jacquillat, Les 100 mots de la finance, Puf, Que-sais-je ?, Paris, 2011, p. 15.
[3] Ibid.
[4] Ibid.
[5] http://www.pauljorion.com/blog/?p=57581
[6] Cette disposition s’inscrit en continuité avec l’article 138 de l’ordonnance de Louis XIII du 15 janvier 1629, dite Code Michau, qui indiquait : « Déclarons toutes dettes contractées pour le jeu nulles, et toutes obligations et promesses faites pour le jeu, quelque déguisées qu’elles soient, nulles et de nul effet, et déchargées de toutes obligations civiles ou naturelles.»
[7] Accessible par le lien : http://www.assemblee-nationale.fr/13/pdf/rap-enq/r3034.pdf
[8] Ibid., p. 12.
[9] http://lecercle.lesechos.fr/entreprises-marches/finance-marches/finances/221173392/donnons-definition-juridique-speculation
[10] Ce principe implique l’exactitude, la cohérence et l’exhaustivité des informations fournies. Les dépenses ne doivent pas avoir été sous-évaluées et les recettes surestimées. La collectivité doit pratiquer les amortissements (immobilisation des sommes correspondant à la dépréciation d’un bien et nécessaires à son renouvellement) et les provisions (notamment pour les risques afférents aux litiges, les garanties d’emprunt et les aides financières directes accordées à des entreprises en difficulté).
[11] Circulaire n° NOR : INTB9200260C du 15 septembre 1992, p. 4.
[12] Ibid., p. 6.
[13] Ibid., p. 4.
[14] Ibid., p. 7.
[15] Ibid.
[16] Ibid., p. 8.
[17] D’un point de vue comptable, une opération de refinancement de dette consiste dans le remboursement d’un emprunt auprès d’un établissement de crédit suivi de la souscription d’un nouvel emprunt. Le refinancement se distingue de la renégociation de dette, qui consiste en une simple modification des caractéristiques financières du contrat initial. La renégociation d’une dette n’entraîne donc aucun flux de trésorerie contrairement au refinancement.
[18] Circulaire n° NOR : IOCB1015077C du 25 juin 2010, p. 13.
[19] Michel Klopfer, « Emprunts toxiques : quelles pistes de sortie après la décision du Conseil constitutionnel de décembre 2013 », à paraître.
[20] Dans son « avis n° 32 relatif à la comptabilisation des options de taux d’intérêt », le Conseil national de la comptabilité « estime que ne peuvent être qualifiées d’opérations de couverture que les opérations qui présentent les caractéristiques suivantes : – les options achetées doivent avoir pour effet de réduire le risque de variation de valeur affectant l’élément couvert ou un ensemble d’éléments homogènes (risque de taux d’intérêt, dépréciation de capital, etc.)… »
[21] Circulaire n° NOR : IOCB1015077C du 25 juin 2010, p. 14.
[22] Emmanuel Fruchard donne l’exemple d’un contrat construit sur un différentiel entre un taux de swap long terme de 10 ans et un taux de swap de 2 ans. (Emmanuel Fruchard, Après les emprunts toxiques : comprendre les contrats de prêts aux collectivités locales, La Lettre du Cadre Territorial, dossier d’experts, n° 744, Territorial éditions, Voiron, 2012, pp. 171-172 ; cf. également pp. 80-81.). À l’occasion de son audition par la commission d’enquête parlementaire le 18 octobre 2011, Michel Klopfer revient sur le mécanisme des premières périodes de bonification des produits structurés en déclarant : « Les cadeaux initiaux ont été amortis à coups de multiplicateurs de 5 ou de 10. Voilà ce qui s’est passé. » (Assemblée nationale, Rapport n° 4030, commission d’enquête sur les produits financiers à risque souscrits par les acteurs publics locaux, 6 décembre 2001, p. 394).
[23] Michel Klopfer, « Emprunts toxiques : quelles pistes de sortie après la décision du Conseil constitutionnel de décembre 2013 », op. cit.
[24] Décision du 28 janvier 2014, 9ème chambre 1ère section n° RG : 10/03746.
[25] Cour des comptes, La gestion de la dette publique, rapport public thématique, juillet 2011, pp. 40-41.
[26] Ibid., pp. 70-71.
[27] Tribunal de commerce de Toulouse 27 mars 2008, Société Patrimoine Languedocienne c/ Caisse d’Epargne Midi Pyrénées e