L’église catholique Saint Michael est désaffectée, mais le sous-sol, transformé en bureaux abritant des associations caritatives, est plein de monde du matin au soir. Dans la pièce du fond, Aaaron Kottke s’habille chaudement, car il va passer l’après-midi et la soirée dehors, dans le vent glacial de ce début d’hiver. Sa mission consiste à faire du porte-à-porte dans un quartier modeste de Flint pour rappeler aux habitants que l’eau du robinet est toujours toxique et leur prodiguer des conseils sanitaires
Aaron est employé de Flint Rising, l’une des associations militantes qui se battent pour que l’eau du robinet redevienne potable. La crise de l’eau est une conséquence directe de l’appauvrissement général de la ville. Depuis la fermeture des usines automobiles General Motors dans les années 90, Flint, jadis prospère, a sombré. Aujourd’hui, elle compte à peine 100 000 habitants, un tiers de moins qu’il y a vingt-cinq ans, dont 57 % de Noirs. Près de 42 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté, le taux de criminalité est l’un des plus élevé des Etats-Unis, le pourcentage de jeunes obtenant un diplôme de fin d’études est très inférieur à la moyenne nationale. La ville est entourée de terrains vagues grillagés de plusieurs kilomètres de long – l’emplacement des usines General Motors, récemment rasées. Dans le centre, on détruit aussi beaucoup : maisons abandonnées, écoles, casernes de pompiers et postes de police devenus inutiles, supermarchés désertés… Les terrains vagues apparaissent un peu partout.
L’affaire de l’eau remonte à 2011. Flint, surendettée, est au bord de la faillite. La municipalité démocrate est placée sous la tutelle d’un « administrateur d’urgence » nommé par le gouverneur républicain du Michigan. Pour garantir le remboursement de la dette, on décide de réduire les dépenses et de privatiser les services publics, y compris le réseau d’eau. En mars 2014, pour économiser encore quelques millions de dollars, les autorités décident de cesser d’approvisionner Flint en eau provenant de la ville de Detroit, distante de 120 km, et de la remplacer par de l’eau pompée directement dans la rivière traversant la ville, notoirement polluée. Pour eux, il s’agit d’une mesure transitoire, car ils ont lancé un projet ambitieux : la construction d’un aqueduc privé apportant directement l’eau du lac Huron, qui sera prêt en 2017. Plusieurs responsables politiques locaux acquièrent des parts dans les entreprises chargées de construire et de gérer le nouveau système, sans se soucier des conflits d’intérêts.
Pour traiter l’eau de la rivière, on remet en service la petite station d’épuration de la ville, obsolète et en sous-effectif. Or, aussitôt, l’eau corrosive et mal filtrée attaque les vieilles canalisations en plomb. Elle arrive dans les robinets chargée de plomb, de divers métaux lourds et de bactéries pathogènes, provoquant toute une gamme de maladies chez de nombreux usagers. Quand on la boit, elle peut endommager les organes internes, y compris le cerveau, et quand on se douche, elle affecte la peau et les cheveux. Elle attaque même les machines : dès octobre 2014, General Motors, qui possède encore une usine de camions à Flint, exige d’être à nouveau alimentée par de l’eau de Detroit, à ses frais, car celle de la rivière corrode ses installations et endommage sa production. Après avoir longtemps nié le problème, puis minimisé ses conséquences, les autorités finissent par rétablir l’approvisionnement en eau provenant de Detroit en octobre 2015, mais il est trop tard. Les canalisations corrodées continuent à contaminer l’eau, les produits chimiques injectés pour l’assainir augmentent sa toxicité.
Deux ans et demi après le début de la crise, rien n’est vraiment réglé. Le gouvernement fédéral n’a pas déclaré Flint comme zone sinistrée, car il ne s’agit pas d’une catastrophe naturelle. Le Congrès de Washington, dominé par les républicains, refuse de voter les fonds d’urgence proposés par le président Obama. Depuis la fin de 2015 Flint a une nouvelle maire, Karen Weaver, première femme noire à occuper ce poste. Elle n’est pas compromise dans le scandale de l’eau, mais ses pouvoirs sont limités : les administrateurs d’urgence sont partis, mais Flint est toujours sous le contrôle partiel de l’Etat du Michigan.
Lors de la campagne électorale de 2016, les candidats à la présidence sont tous venus ici. Ils ont tenu des meetings, se sont affrontés dans des débats, ont rencontré des militants et des victimes, ont fait des promesses, puis ils sont repartis. A ce jour, seul l’Etat du Michigan intervient, modestement : le remplacement des canalisations défectueuses a commencé, quelques centaines de maisons au début de décembre 2016, sur les 39 000 bâtiments que compte la ville. En attendant, l’Etat, les églises et les associations caritatives ont installé des centres de distribution gratuite d’eau en bouteille et de filtres bas de gamme sur des parkings et des terrains vagues. Les habitants arrivent en voiture et chargent leur coffre de caisses de petites bouteilles, avec l’aide de riverains embauchés par l’Etat pour l’occasion. Il n’y a pas de limite, chacun emporte ce qu’il veut. En théorie ce service est réservé aux résidents, mais personne ne vérifie.
Dans le quartier quadrillé par Aaron Kottke et son équipe de bénévoles, les habitants savent que l’eau est toujours dangereuse, et chacun se débrouille à sa façon. Les plus prospères ont fait installer des systèmes de filtrage très chers, plus ou moins efficaces. Aaron leur rappelle que si on fait bouillir l’eau non filtrée, la vapeur se charge de substances nocives qui entrent directement dans les poumons. D’autres utilisent l’eau en bouteille pour boire et faire la cuisine, mais continuent à se doucher et laver leur linge avec l’eau de la ville non filtrée, et se demandent s’ils vont tomber malades. Certains adoptent des comportements dangereux : l’hiver, ils ouvrent leurs ballons d’eau chaude et les remplissent de neige, ce qui peut provoquer des dégâts. D’autres recueillent l’eau de pluie, mais un employé de mairie leur a dit que c’était illégal.
Cela dit, la plupart conservent leur sens de l’humour. Brandissant une canette de bière, Greg Whitman, 58 ans, ouvrier de chantier mis à la retraite à la suite d’un accident, affirme en riant : « Cette histoire me concerne peu, je ne suis pas un gros buveur d’eau. » Plus sérieusement, Greg, qui a emménagé ici récemment, se plaint d’avoir dû payer 325 dollars de dépôt de garantie à la compagnie des eaux – une arnaque supplémentaire, arbitraire et incompréhensible. Paradoxalement, à Flint, l’eau est extrêmement chère, les factures atteignent parfois des centaines de dollars par mois. Les habitants qui ont payé régulièrement (75 % des entreprises, et seulement 25 % des particuliers) ont désormais droit à un crédit de quelques mois financé par l’Etat. En revanche, ceux qui n’ont pas pu ou pas voulu régler leurs factures vont être rappelés à l’ordre, puis pénalisés. L’objectif est de faire payer au moins 70 % des particuliers, faute de quoi l’Etat coupera sa subvention.
Comme beaucoup de résidents de Flint, Greg Whitman va se doucher et faire sa lessive chez des proches installés en banlieue, dans des zones qui sont restées approvisionnées par l’eau de Detroit. Son voisin, William McMillin, 21 ans, les bras couverts de tatouages, aime aussi plaisanter : « Vous tombez bien, je m’y connais en plomb, je viens de faire quatre mois de prison pour une affaire de vol et de trafic d’armes à feu. » Sur un ton plus grave William raconte sa vie de détenu : « Jusqu’en janvier dernier les prisonniers de Flint étaient obligés d’utiliser l’eau de la ville, et certains sont tombés malades. Maintenant, chacun a droit à deux bouteilles d’eau minérale par jour, mais cet été, en pleine chaleur, c’était insuffisant, alors nous avons continué à boire aussi l’eau du robinet. Je me douchais le moins possible, une fois par mois. » Depuis sa sortie, William est hébergé par son grand-père, qui est atteint d’un cancer : « Du coup, je n’ai pas besoin d’aller chercher de l’eau dans les centres de distribution, une association d’aide aux malades nous livre à domicile. »
Aaron Kottke demande aussi aux habitants s’ils souhaitent participer aux activités de Rising Flint. Tous se disent d’accord sur le principe, mais restent vagues sur les modalités. La fondatrice de l’association, Nayyirah Sharif, une quadragénaire énergique et éloquente, sait que la mobilisation est difficile : « La crise de l’eau a provoqué beaucoup de colère, mais aussi une certaine paralysie. Les gens ont peur, ils sont perdus, ils ne savent pas quoi faire et se résignent. »
Malgré tout, Nayyirah Sharif a réussi, au début de 2016, à créer Rising Flint, qui a pour vocation de fédérer les initiatives locales et de faire le lien avec des organisations nationales. Après avoir travaillé bénévolement pendant des mois, elle a obtenu des subventions de plusieurs fondations et de la société Kellog’s, le géant mondial des corn flakes (pétales de maïs), qui est basé dans le Michigan. Elle a recruté plus de 150 bénévoles et embauché quelques militants aguerris, qui mènent campagne sur le terrain et auprès des autorités : « Nous incitons les gens à s’organiser au niveau de leur quartier. La mobilisation est un long voyage, mais peu à peu, ils comprennent que pour s’en sortir, ils devront s’unir. »
Flint Rising s’est fixé des objectifs ambitieux : remboursement intégral des factures d’eau depuis 2014, gratuité des soins médicaux pour les victimes, remplacement rapide de toutes les canalisations défectueuses, attribution des marchés publics à des sociétés qui s’engageront à former et embaucher des jeunes de la ville. Nayyirah Sharif espère aussi que le gouvernement fédéral finira par venir réparer le système : « Ils pourraient envoyer un régiment du génie de l’US Army, comme cela se fait souvent pour d’autres catastrophes. Mieux vaut tard que jamais. Sinon, cette affaire restera un déshonneur pour l’Amérique. »
D’autres femmes de Flint se sont engagées dans le combat après être tombées malades. Melissa Mays, 38 ans, une Blanche de la classe moyenne, mariée, trois enfants, n’avait aucun passé militant : « Avant la crise de l’eau, j’étais insouciante et naïve, toujours souriante. Je travaillais dans le marketing pour un groupe de stations de radio FM et j’organisais des concerts. » Au printemps 2014, dès que la ville commence à pomper l’eau de la rivière, la santé de Melissa se détériore brutalement : « A l’époque, je faisais beaucoup de sport, je buvais six litres d’eau par jour. Nous habitons dans un quartier où les canalisations sont très anciennes, notre maison date de 1906. J’ai reçu une dose massive. » Melissa se dit atteinte de neuf pathologies différentes, qui s’attaquent à toutes les parties de son corps, et qui lui ont valu plusieurs séjours à l’hôpital.
Même chose pour ses trois fils, qui, selon elle, souffrent de multiples maux, notamment des troubles de la croissance, des rhumatismes, des déficits d’attention :
« Mon aîné de 18 ans a dans son organisme du plomb, du cuivre, de l’étain, de l’aluminium et des bactéries. Récemment, il a eu une tumeur sur la langue. Même nos chats et nos chiens sont tombés malades, et nous n’avons plus de jardin : j’arrosais les arbres avec l’eau de la ville, ils sont tous morts. »
Incapable de travailler, Melissa perd son emploi, puis son assurance maladie : « Mon patron m’a dit : reviens quand tu iras mieux. » Elle réussit à obtenir une couverture maladie de l’Etat fédéral, mais doit payer de sa poche une partie des soins, surtout pour ses enfants : « Quand ils ont plus de 6 ans, ils n’ont plus droit aux tests de dépistage gratuits, et les consultations de spécialistes coûtent une fortune. » La famille survit grâce aux revenus du père, artiste indépendant.
Dès qu’elle commence à aller mieux, Melissa se lance dans l’action militante et crée sa propre association, Water You Fighting for, financée par un groupe de médecins de la région, et affiliée à Flint Rising. Elle est partie prenante dans cinq procès contre des représentants de l’Etat et de la ville, et s’est imposée comme une spécialiste reconnue des problèmes d’eau toxique. Elle est invitée dans tout le pays pour donner des conférences : « Beaucoup de villes sont dans la même situation, sans vraiment le savoir : leurs canalisations en plomb sont usées, prêtes à lâcher, leurs stations d’épuration sont obsolètes. Cette affaire est une énorme bombe à retardement à l’échelle nationale. »
Les associations de Flint sont proches du Parti démocrate, qui contrôle la ville sans partage depuis des décennies. Nayyirah Sharif se considère comme une
« démocrate socialiste », Melissa Mays a soutenu Bernie Sanders lors de la campagne électorale de 2016, et lors de l’élection de novembre, les militants de l’église Saint Michael affirment avoir voté pour Hillary Clinton, qui a remporté près de 85 % des voix à Flint. Selon eux, le principal responsable du désastre est le gouverneur républicain du Michigan, Rick Snyder, qui dès son arrivée au pouvoir, en 2011, a imposé à Flint un administrateur et exigé la mise en place d’une austérité budgétaire féroce. Pour les démocrates, il s’agit en fait d’une décision raciste, car à l’époque, d’autres villes du Michigan étaient en faillite, mais du fait qu’elles étaient majoritairement blanches, elles ont échappé à la tutelle. Certains imaginent même que l’Etat veut vider la ville d’une partie de ses habitants, en priorité les Noirs, la placer sous l’autorité du comté, qui est dominé par les banlieues blanches et prospères, et en faire une petite ville universitaire.
Les républicains du Michigan racontent une tout autre histoire. David Forsmark, consultant politique républicain qui a organisé les campagnes électorales pour des candidats locaux des deux partis, y compris un ancien maire démocrate de Flint, rappelle que la ville est gouvernée par les démocrates depuis des générations :
« Jusque dans les années 90, Flint était prospère. Les élus démocrates auraient pu investir dans la modernisation des infrastructures, mais ils ne l’ont pas fait. Plus récemment, ils ont fait beaucoup d’emprunts, qui auraient pu servir à rénover le réseau d’adduction d’eau, comme cela a été fait dans plusieurs villes de banlieue. A Flint, ils ont préféré transformer la municipalité en une machine clientéliste dont la principale fonction est de fournir des emplois confortables et bien payés, parfois fictifs, à leurs familles et leurs copains… » David Forsmark affirme aussi que les administrateurs successifs envoyés par le gouverneur étaient des démocrates, et que la décision de pomper l’eau de la rivière a été prise par l’ancien maire démocrate de la ville, Dayne Walling :
« L’administrateur a un droit de veto, mais il ne décide pas. En pleine crise, le maire Walling s’est montré devant les caméras de télévision en train de boire des grands verres d’eau de la ville pour prouver qu’il n’y avait rien à craindre. » Battu lors de l’élection municipale de 2015 (où l’abstention a atteint 85 %), Dayne Walling est aujourd’hui attaqué en justice par plusieurs associations de résidents pour son implication dans le scandale.
Par ailleurs le consultant David Forsmark laisse entendre que certaines victimes de l’eau ne sont pas aussi malades qu’elles le disent : « Appeler ça un empoisonnement collectif, c’est exagéré. Certains pâtés de maison ont été touchés, mais la majorité de la ville a été épargnée. J’ai grandi dans un quartier populaire de Flint, j’ai sans doute plus de plomb dans le corps que beaucoup de ceux qui se plaignent aujourd’hui. » Ces interrogations sur l’ampleur du désastre sont largement partagées. L’officière de police Twanda Plair, une femme noire qui a voté pour Hillary Clinton, a constaté que certains habitants mentaient sur leur état de santé, soit par détresse psychologique, soit par intérêt : « Ils espèrent que les procès vont aboutir et qu’ils toucheront une indemnité. Je connais une femme qui est en chaise roulante depuis de nombreuses années, et aujourd’hui elle prétend que c’est à cause de l’eau. Je lui ai fait remarquer, elle l’a mal
pris… »
Selon les autorités, la situation s’améliore depuis quelques mois, grâce aux travaux effectués dans la station d’épuration et à une meilleure formation du personnel. La maire, Karen Weaver, espère que d’ici à anvier 2017, mille maisons seront desservies par des nouvelles canalisations. De même, Bill Kerr, directeur du programme alimentaire du Michigan, qui distribue des grosses quantités de bouteilles d’eau et de nourriture à Flint, se veut rassurant : « L’eau est moins toxique qu’il y a un an, elle se rapproche des normes exigées par l’Agence fédérale pour la protection de l’environnement. Nous y arriverons dans quelques mois. » Ensuite le nouvel aqueduc résoudra tous les problèmes.
Les militants ne sont pas convaincus. Melissa Mays utilise toujours de l’eau en bouteille pour la cuisine, et va faire sa lessive dans des laveries de villes de banlieue non contaminées : « Pour la toilette, nous avons des filtres, mais ils ne résistent pas à l’eau chaude, nous prenons des douches froides. Pour installer un filtrage efficace, cela coûterait 20 000 dollars, que nous n’avons pas. L’eau continue à pourrir les tuyaux dans les murs, et depuis peu les murs eux-mêmes. Au bout de deux ans et demi de ce traitement, notre maison ne vaut plus rien, nous ne pouvons plus la vendre ni l’hypothéquer. »
Pour elle, la victoire de Donald Trump à l’élection présidentielle ne présage rien de bon : « Les républicains vont tout privatiser, gérer les villes comme des business, abolir les lois sur la qualité de l’eau et de l’air, supprimer les agences de protection de l’environnement. Bientôt, la moitié du pays va ressembler à Flint. Bienvenue dans le monde de Trump ! » Ses fils ont épinglé dans leur chambre un drapeau canadien : « Ils sont tellement déçus par les Etats-Unis qu’ils rêvent de voir le Michigan rattaché au Canada tout proche. »
D’autres militants sont moins pessimistes. Gina Luster, 42 ans, qui a été malade à cause de l’eau et qui travaille aujourd’hui avec Flint Rising, a voté pour Hillary Clinton, mais elle espère que le président Trump va aider Flint :
« Il répète sans arrêt qu’il va investir des milliards dans les infrastructures du pays. Il pourra venir ici pour lancer son programme, Flint est l’exemple parfait d’une ville où les infrastructures sont en ruines. » Gina est d’autant plus intéressée par cette perspective que son père possède une entreprise de travaux publics engagée dans la rénovation du réseau d’eau.
En attendant, la guérilla politico-judiciaire continue. A la fin de novembre, un juge local a ordonné à l’Etat de livrer les bouteilles d’eau au domicile de tous ceux qui en ont besoin. A contrecœur, l’administration a commencé à s’exécuter, mais elle va réduire d’autres services à la personne, et a prévenu qu’elle allait peut-être devoir ralentir le rythme du remplacement des canalisations.