26 mai 2016. Un camion fonce sur un barrage filtrant, à un rond-point situé à la sortie d’une zone industrielle de Vitrolles, dans les Bouches-du-Rhône. Nous sommes en pleine mobilisation contre la loi Travail. Une opération de ralentissement de la circulation se tient à l’appel de la CGT. Celle-ci est alors vivement critiquée dans les médias, suite aux mouvements de grève déclenchés dans le secteur des raffineries, des transports, ou encore dans plusieurs centrales nucléaires. La séquence culmine le 30 mai, lorsque Pierre Gattaz, le président du Medef, range le syndicat parmi des « minorités qui se comportent un peu comme des voyous, comme des terroristes ».
« Voyous », c’est également le terme utilisé le 23 juin par la présidente du Tribunal de grande instance d’Aix-en-Provence pour qualifier l’action des militants CGT le jour du drame. Cette dernière est pourtant chargée de juger le chauffeur du camion qui a grièvement blessé deux syndicalistes, passés un mois plus tôt sous les roues du 44 tonnes. Au terme d’une enquête policière expédiée et d’un procès surréaliste, dans lequel le tribunal évoquera aussi une « foule folle et avinée » qui « prend la France en otage », le conducteur est totalement relaxé.
Le jour de l’audience, les victimes et témoins présents dans la salle sont atterrés. Nadia Chergui, 25 ans, et Abdelmajid Kalai, 44 ans, ont été renversés et écrasés par le camion. La première n’a toujours pas repris son travail de postière, une roue lui est passée sur le bras gauche, qui a subi un déchirement musculaire et une brûlure par écrasement. Le second, ouvrier au sein d’une société de diffusion de presse, ne compte plus retravailler un jour : il a perdu l’usage de ses jambes. Muscles écrasés, fractures de toutes sortes et pieds en pastèques : il n’a toujours pas remarché depuis l’accident et passe ses journées à l’hôpital cloué sur un fauteuil roulant.
Dans son élan dément, le camion a également emporté une Kangoo occupée par une famille de passants qui n’avait aucun lien avec le syndicat. La voiture finira à la casse : le côté droit a été défoncé par le flanc du camion. Les trois occupants ressortent heureusement indemnes, avec « à peine quelques petits bobos même si le semi-remorque est passé à 30 cm de nos visages », précisera le père le soir-même de l’accident.
Sur le banc des accusés, un chauffeur routier quadragénaire, Ludovic Z, qui ce jour-là transportait des œufs. Il passe une première fois le barrage filtrant, sans causer de problème. C’est au retour, à 9 h 30, qu’il fulmine et appuie sur l’accélérateur au moment où Abdelmajid Kalai lui tend un tract. « Casse-toi ! Je vais tous vous écraser ! », entend ce dernier alors qu’il est encore sur le marchepied. Des témoins confirment la scène. « Le chauffeur n’a pas cherché à comprendre : dès qu’il a vu le tract, il l’a balancé, a hurlé qu’il allait nous écraser et a appuyé sur l’accélérateur, tout s’est passé quasiment en même temps », se rappelle David, cégétiste et ami de longue date avec Abdelmajid Kalai. Lui aussi a risqué d’être renversé si quelqu’un ne l’avait pas tiré en arrière au dernier moment. Une roue accroche sa jambe, David s’en tire avec un hématome.
Mais au tribunal, en juin, les personnes présentes sur le lieu de l’accident découvrent un tout autre scénario. La présidente associe Ludovic Z à l’image du brave travailleur « debout depuis 2 h du matin ! », selon les propos rapportés par le quotidien régional La Provence. Son geste est excusé par le « lynchage » dont il aurait été victime. L’avocate du chauffeur n’a plus qu’à surenchérir en pointant du doigt « la foule au comportement animal », une « foule en furie » qui pousse son client à prendre la fuite. « L’état de nécessité et de contrainte morale » est invoqué pour justifier la folle réaction du chauffeur. Ce dernier s’en sort sans la moindre amende ou suspension de permis. Relaxe totale.
« Ce n’était pas le procès du chauffeur, mais celui de la CGT qui a eu lieu », affirment d’une seule et même voix toutes les personnes contactées, exceptée, bien entendu, l’avocate du chauffeur. « La justice a délivré un permis de foncer sur toute personne en désaccord idéologique », résume en une formule Abdelmajid Kalai. Victimes et témoins ont beau certifier que le camionneur n’a été l’objet d’aucune menace au préalable. Oui, des violences ont bien eu lieu, mais après qu’il ait écrasé deux personnes et mis en danger la vie de dizaines d’autres. Leurs témoignages ne seront pas pris en compte. Pendant l’enquête, les policiers n’ont même pas pris la peine d’auditionner les deux principaux concernés : Abdelmajid Kalai et Nadia Chergui.
Trois jours après l’accident, juste après sa sortie d’hôpital, la postière s’est pourtant rendue au commissariat de Vitrolles : on prend ses coordonnées, on lui promet d’être entendue prochainement. Puis elle reçoit par courrier sa convocation au tribunal. Il est déjà trop tard pour être auditionné. Une semaine après les faits, seulement.
Le conducteur de la Kangoo, Jérôme Wagner, a lui le sentiment que, tout au long de la procédure, l’objectif est de « décrédibiliser » son témoignage afin que la CGT soit associée à l’image de « casseurs » – et donc de coupable. « La seule victime qui a pu déposer plainte et être auditionnée, c’est moi, regrette-t-il. La plainte des autres n’a pas été retenue, y compris celle de ma femme présente avec moi dans la voiture. Si je ne m’étais pas déplacé au commissariat le jour même de l’accident aurais-je pu porter plainte moi-même ? »
Cet infirmier de formation, qui conduisait sa fille à l’hôpital le jour de l’accident, est catégorique : « Personne n’a tapé le chauffeur au départ de l’action. Aucune violence n’a eu lieu avant qu’Abdelmajid Kalai soit écrasé. J’étais à quatre ou cinq mètres maximum du camion, j’ai donc tout vu. La seule personne qui pouvait innocenter la CGT c’est moi, étant donné que je n’ai aucun lien avec elle et aucun intérêt à la défendre. Mais la seule chose qu’on a retenu de ma déposition, c’est que j’ai reconnu le fait que le camion ne roulait pas vite. Je disais qu’il devait être à 35 ou 40 km/h, c’est peut-être même moins, mais ça suffit à faire de gros dégâts. »