Basta ! : Votre ouvrage, La nature est un champ de bataille, bat en brèche l’idée que l’humanité subit uniformément les conséquences de la crise écologique. Qu’entendez-vous par « inégalités environnementales » ?
Razmig Keucheyan [1] : Les inégalités sont classiquement associées à trois dimensions : les inégalités de classes, de genres (inégalités entre hommes et femmes) et ethno-raciales. Je propose d’en ajouter une quatrième, la dimension environnementale. On ne subit pas les effets de la crise environnementale de la même manière, selon la classe sociale, le genre ou la minorité ethno-raciale à laquelle on appartient. Or le discours écologique dominant décrit souvent la question écologique comme étant vécue uniformément par la population mondiale. La notion d’« inégalités écologiques » permet de montrer que les différentes catégories de population ne sont pas égales face au changement climatique par exemple.
Une des facettes de ces inégalités, c’est le « racisme environnemental »...
Exactement. Le concept de « racisme environnemental » est né aux États-Unis au début des années 80 dans le cadre du mouvement pour la justice environnementale, qui est une bifurcation tardive du mouvement des droits civiques (pour l’égalité des droits entre Noirs et Blancs, ndlr). Les animateurs de ce mouvement s’aperçoivent que les entreprises privées et l’État ont tendance à stocker les déchets toxiques à proximité de quartiers noirs. Et à protéger les catégories sociales les plus favorisées, les blancs en particulier, des nuisances environnementales. Le concept de racisme environnemental permet de penser ensemble discriminations racistes et questions environnementales.
En quoi l’ouragan Katrina qui a dévasté la Nouvelle-Orléans en 2005 est-il le révélateur de ce racisme environnemental ?
Ces inégalités environnementales s’inscrivent dans la durée. Et parfois, cette temporalité s’accélère, notamment lors des catastrophes naturelles. L’ouragan Katrina a été une expression extrêmement visible, y compris médiatiquement, du racisme environnemental. Les personnes âgées et les Noirs, issus majoritairement des classes populaires, ont particulièrement souffert au moment où l’ouragan a frappé, mais aussi dans la durée. Comme le montre Naomi Klein dans La Stratégie du choc, Katrina a été l’occasion pour la municipalité de gentrifier le centre-ville, et d’empêcher le retour des populations noires pauvres.
Le racisme environnemental existe-t-il en Europe et en France ? Sous quelles formes ?
La littérature sur cette question porte beaucoup sur le monde anglo-saxon. Du fait de la centralité de l’esclavage dans l’histoire des États-Unis, la problématique du racisme environnemental y tient une place plus forte que dans d’autres pays. Mais ces problèmes existent aussi en France sous des dénominations différentes. Par exemple, j’évoque dans le livre le cas du saturnisme, lié aux peintures dans les logements anciens dégradés qui ont souvent été habités par des immigrés africains subsahariens [2]. Une étude statistique de 2012 sur la justice spatiale en France révèle également que si la population étrangère d’une ville augmente de 1 %, il y a 29 % de chances en plus pour qu’un incinérateur à déchets, émetteur de différents types de pollutions comme les dioxines [3], soit installé. Les incinérateurs ont donc tendance à se trouver à proximité de quartiers populaires ou d’immigration récente, car les populations qui s’y trouvent ont une capacité moindre à se défendre face à l’installation par les autorités de ce genre de nuisances environnementales. Ou parce que les autorités préfèrent préserver les catégories aisées ou blanches de ces nuisances.
Le cas de la Grèce montre aussi comment une crise économique peut se transformer en crise écologique. Là-bas comme ailleurs, se chauffer au fioul coûte beaucoup plus cher que de se chauffer au bois. La crise économique a accéléré les coupes illégales en Grèce et la déforestation. Dans le même temps, les licenciements des gardes forestiers du fait des mesures d’austérité ont accéléré indirectement la déforestation. Crise économique et crise écologique sont une seule et même crise.
Certains estiment que les pauvres polluent beaucoup plus que les riches, en particulier du fait du poids démographique des pays les plus pauvres. Que répondez-vous à cela ?
Ce que j’appellerai « écologie de droite » repose sur deux piliers. D’une part, la confiance dans les mécanismes de marché pour régler le problème du réchauffement climatique (marchés carbone, de produits financiers comme les obligations catastrophe ou les dérivés climatiques...), et d’autre part l’obsession pour la démographie. « L’écologie de gauche » devrait être extrêmement critique vis-à-vis de tous les arguments démographiques. Il faut admettre que des populations qui sont en situation de survie, notamment dans les pays du Sud, peuvent engendrer des dévastations écologiques. Dès lors que la survie de populations est en jeu, la question environnementale est secondaire. Développement et écologie sont intimement mêlés. Mais il existe par ailleurs des travaux qui montrent que l’empreinte écologique des populations les plus riches est bien supérieure, du fait de leur consommation, à celle des populations pauvres. La question n’est pas démographique mais relève de la dynamique du système. La crise environnementale est liée au capitalisme et aux inégalités qu’il génère.
S’attaquer au capitalisme serait donc une façon de résoudre la question environnementale ?
Oui, tout à fait ! Quatre caractéristiques du capitalisme en font un système néfaste pour l’environnement. D’abord, le capitalisme est productiviste : il cherche en permanence à augmenter la productivité pour générer des profits. Il n’y a pas dans le capitalisme de mécanisme d’auto-limitation, mais une logique de fuite en avant permanente. Le deuxième aspect est la dimension prédatrice du capitalisme : il ne peut survivre que grâce à la prédation sur les ressources naturelles. La troisième caractéristique est que le capitalisme – industriel en particulier – est lié à un système énergétique basé sur les énergies fossiles, le carbone (charbon, pétrole, gaz). Enfin, il repose sur une injonction permanente à consommer toujours plus, qui a des effets catastrophiques sur l’environnement. Le problème est donc fondamentalement lié à la dynamique du capitalisme et à ses effets sur l’environnement et les inégalités.
Remettre en cause le capitalisme suppose de mettre en question l’avenir de secteurs industriels polluants – pétrole, chimie, automobile... – et donc l’avenir de leurs salariés. Comment résoudre ce dilemme ?
J’ai essayé dans mon ouvrage de construire un langage, des concepts et un imaginaire qui puissent être partagés par deux mouvements souvent séparés, les mouvements écologistes au sens large et le mouvement ouvrier. Pour cela, je me suis beaucoup appuyé sur l’approche marxiste. Le marxisme parle aux mouvements ouvriers au travers de catégories comme les inégalités, l’impérialisme, la lutte des classes. Et ces catégories aident à comprendre la crise environnementale. L’évolution des secteurs de l’industrie doit être réfléchie par les acteurs et syndicats de ces secteurs. Mais le préalable, quand on travaille dans une perspective marxiste écologique, est d’essayer de construire une grille d’analyse commune qui parle aux uns et aux autres, et qui permette de trouver des solutions.
Comment faire prendre conscience aux classes populaires des pays « riches », actrices de la consommation de masse, que les inégalités écologiques sont aussi mondiales ?
Il y a un travail à faire de réactivation du concept marxiste d’impérialisme. Il faut parvenir à montrer que cette exploitation des pays du Sud par les pays du Nord, et l’exploitation des classes moyennes et populaires dans les pays du Nord sont le fruit d’une même logique, d’un même mécanisme. Le capitalisme est producteur d’inégalités. Quelque chose de crucial se joue autour des notions de dette écologique et de dette économique. Il suffit de voir le succès du livre du chercheur états-unien David Graeber (lire notre entretien) : la dette et l’austérité, toutes deux extrêmement liées, sont des questions politiques centrales aujourd’hui. Il faudrait étudier la manière dont la dette économique entraine des réformes de l’État et des privatisations, et dont la dette écologique, via l’exploitation du Sud par le Nord, vient accentuer ce phénomène.
Selon vous, qu’est-ce que « l’écologie qui vient » ?
« L’écologie politique qui vient » est une écologie qui se fond dans les autres problématiques. Elle n’est pas cloisonnée mais se mêle de ce qui ne la regarde pas : inégalités, finance, guerre, lutte des classes... La question écologique doit être pensée à partir des catégories habituelles de la gauche radicale. Le mouvement sur le racisme environnemental, ou la manière dont certains syndicats – comme Sud – se réinventent au contact des catégories populaires, semblent préfigurer un lien accru entre la question écologique et la problématique des inégalités par exemple. Poser la question du changement climatique en rapport avec les inégalités environnementales permet de rendre les choses concrètes et peut constituer un véritable levier de mobilisations.
Propos recueillis par Sophie Chapelle
@Sophie_Chapelle
Photo : CC Eden Politte (Parc Bellevue, Washington) Duane Romanell (La Nouvelle Orléans après Katrina) / Thibaud Saintin (une décharge quelque part en Thaïlande)
A lire : Razmig KEUCHEYAN, La nature est un champ de bataille. Essai d’écologie politique, Hors Collection ZONES/La Découverte, mars 2014. Pour commander ce livre dans la librairie la plus proche de chez vous, rendez-vous sur le site lalibrairie.com.