Cet article a initialement été publié dans la revue Silence.
Depuis quarante ans, les questions du travail et de l’emploi ont été assez largement abordées par les penseurs de l’écologie politique et de la décroissance. Mais une autre question importante en matière de solidarité reste posée : comment financer les systèmes de protection sociale hérités des trente glorieuses dans une économie sans croissance ? Assurance chômage, retraites par répartition, sécurité sociale, minima sociaux : Cyrille Di Méo et Jean-Marie Harribey [1] se demandent ce « que deviendraient ces solidarités institutionnalisées, obtenues par les luttes sociales, dans une société de décroissance démonétarisée ? »
On touche là un sujet sensible. Car l’obsession de nos dirigeants pour la croissance n’est pas seulement idéologique, elle est aussi pratique, notamment en termes de prélèvements sociaux. En effet, si l’activité économique s’accroît, alors on assiste en théorie à une augmentation proportionnelle des moyens alloués aux mécanismes de solidarité. La croissance a là encore des vertus quasiment magiques : si la masse monétaire augmente, alors les prélèvements opérés sur cette masse s’accroissent également, et ce sans avoir besoin d’augmenter les taux d’imposition. Alors que les attaques libérales se multiplient pour réduire les taux de prélèvement [2], comment imaginer maintenir ces systèmes de solidarité dans une société sans croissance, dans un contexte où la base d’imposition serait, en plus, amenée à se contracter ?
En matière de solidarité, l’argumentaire productiviste repose sur l’hypothèse selon laquelle l’économie est tirée vers le haut par les acteurs économiques les plus dynamiques : ils s’accaparent la plus grosse partie du gâteau, mais leur enrichissement profiterait à toute la société. Autrement dit, dans une économie de croissance, les riches prennent les plus grosses parts, mais il reste également plus de miettes pour les pauvres. Si une croissance infinie n’est pas possible, alors cette hypothèse d’un « effet de ruissellement » s’effondre.
Dans une économie sans croissance, puisque le gâteau ne peut plus s’agrandir, la première urgence consiste donc à mieux en répartir les parts. Et ceci est d’autant plus vrai qu’une meilleure répartition résoudrait d’emblée une bonne partie des problèmes de financement des mécanismes de solidarité. Les chercheurs Richard Wilkinson et Kate Pickett montrent par exemple avec force argumentaire que plus une société est inégalitaire et plus les problèmes sociaux sont nombreux : maladies mentales, usage de stupéfiants, insécurité, obésité, problèmes de santé, décrochage scolaire [3].
L’augmentation des inégalités provoque donc une multitude de coûts sociaux supplémentaires. La New Economics Foundation a tenté d’évaluer ce qu’une baisse des inégalités générerait comme gains pour la société britannique, si le niveau de partage des richesses équivalait à celui du Danemark. En estimant les économies réalisées dans le domaine de la santé, de la criminalité et de l’éducation, les auteurs en concluent que les effets pour la société britannique seraient largement positifs, tant pour le bien-être de la population que pour l’équilibre des comptes de la nation [4].
La réduction des inégalités, qui pourrait par exemple se traduire par un revenu maximal autorisé [5], doit donc être entendue comme une condition première de la décroissance, puisqu’elle génèrerait des économies en termes de coûts sociaux. Cette baisse des dépenses permettrait de compenser la réduction des moyens financiers prélevés – du fait de la baisse du PIB.
Dans le même ordre d’idée, le fait de produire et consommer des biens et des services de meilleure qualité, mais en moindre quantité, permettrait également de limiter les atteintes portées à l’environnement et à la santé. Logiquement, les coûts de réparation ou de compensation seraient donc réduits. On peut se donner une idée plus précise de ce bilan « coût-bénéfice » dans le domaine de la santé en prenant un exemple caricatural : si la population d’un pays est en meilleure santé car elle mange mieux et moins, alors c’est sans doute une mauvaise nouvelle pour une partie importante de l’industrie agro-alimentaire ; c’est également une mauvaise nouvelle pour le secteur médical au sens large (moins de dépenses) ; et c’est donc une mauvaise nouvelle pour la croissance du PIB… Mais cela réduit d’autant le coût pour la société en termes de soins.
Pour l’illustrer, l’économiste Jean Gadrey compare l’évolution des dépenses de santé aux États-Unis et en France entre 1960 et 2006 [6]. Très proches au début des années 1960, les dépenses de santé par habitant sont aujourd’hui plus de deux fois supérieures aux États-Unis. Pourtant, sur la même période, la France a accru davantage son espérance de vie, qui dépasse aujourd’hui celle des États-Unis de plus de deux ans et demi. Cela signifie que les États-uniens dépensent deux fois plus d’argent que les Français pour leur santé, pour des résultats nettement moins bons ! L’une des raisons de cette médiocre performance est l’explosion de l’obésité parmi la population états-unienne : cette forme de surconsommation génère plus de 147 milliards de dépense de santé par an [7]. Or ces dépenses « défensives » sont comptabilisées positivement dans le PIB et considérées à ce titre comme création de richesse !
Il est évident qu’une décroissance sélective, ciblée sur les secteurs qui ont des effets néfastes sur la société et l’environnement, réduira à termes les besoins de financement pour soigner ou réparer ces maux. Le toxicologue André Cicolella [8] multiplie les exemples dans le domaine de la santé (lire l’interview de Basta !). Il montre comment, en privilégiant la prévention plutôt que la guérison, il serait possible de consacrer beaucoup moins d’argent au système de santé, et ainsi sauver la sécurité sociale [9].
Enfin, on trouve sous la plume d’écologistes réformistes tels Alain Lipietz [10] ou Sandrine Rousseau [11] de nombreuses propositions visant notamment à construire une fiscalité à la fois écologique et sociale. Sandrine Rousseau, par exemple, préconise d’orienter les comportements de consommation vers des productions écologiquement responsables, notamment par des mécanismes de bonus-malus. Ceux-ci seraient adossés à des contributions de type taxe carbone, dont les fruits seraient redistribués de façon à éviter de pénaliser les plus pauvres. Le fruit des taxes sur la pollution permettrait ainsi d’accroître les moyens de la solidarité nationale.
Ce à quoi pourraient s’ajouter des formes de tarification progressive de l’énergie, de l’eau ou de toute autre ressource ou service issus de la nature, afin de permettre un accès universel pour les besoins de base tout en pénalisant fortement les abus. C’est ce que Paul Ariès appelle « la gratuité de l’usage et le renchérissement du mésusage » [12] (lire l’interview de Basta !). Le principe est simple : l’usage d’une ressource serait gratuit pour répondre aux besoins essentiels. Il s’agirait par exemple de rendre gratuit l’accès à quelques dizaines de litres d’eau par jour et par personne. Au-delà d’un certain seuil, le tarif augmenterait progressivement, jusqu’à devenir prohibitif afin d’éviter les comportements de gaspillage, comme le fait d’utiliser des centaines de litres d’eau pour laver une voiture ou des milliers de litres pour remplir une piscine.
Le principe, déjà en vigueur dans quelques pays ou collectivités, pourrait s’étendre à l’usage de tous les biens communs. Il présenterait ainsi de nombreux avantages, notamment celui de concilier liberté et responsabilité. Paul Ariès prévient néanmoins : « Le danger serait bien sûr que cette politique renforce les inégalités en permettant l’accès aux mésusages à une petite minorité fortunée (…). C’est pourquoi ce paradigme de la ‘gratuité de l’usage’ et du ‘renchérissement du mésusage’ ne peut aller sans une diminution importante de la hiérarchie des revenus. » Une fois de plus, mieux partager les richesses semble un préalable indispensable à toute forme de décroissance.
Évidemment, l’enjeu de la solidarité ne se limite pas aux mécanismes institutionnels comme l’assurance chômage, les systèmes de retraites ou la sécurité sociale. Les mouvements se réclamant de la décroissance ou de la transition sont également riches de propositions concrètes qui visent à renforcer les formes de solidarité directe. Dans les pays anglo-saxons, où les initiatives de transition sont très développées, le vide laissé par le retrait de l’État-providence a paradoxalement entraîné un dynamisme assez spectaculaire des pratiques de solidarité locale, qui se caractérisent par une prise en charge plus directe des problèmes par les habitants eux-mêmes.
Mais ces innovations sociales commencent aujourd’hui à faire apparaître leurs limites… Et rien ne prouve qu’elles parviendront à prendre le relais des formes de solidarité plus institutionnelles et centralisées, héritées des luttes sociales et détruites par les politiques libérales. Les tenants de la décroissance vont donc devoir sérieusement se pencher sur cette question brûlante et encore largement inexplorée : comment construire une forme de solidarité qui ne dépende plus de la croissance et qui ne détruise pas pour autant les acquis sociaux du passé ?
Aurélien Boutaud
Quelques notions pour comprendre la société post-croissance : contre-productivité, dépenses défensives et décroissance sélective
Dans les années 1970, le penseur Ivan Illich a introduit la notion de contre-productivité pour désigner le moment où, passé une certaine masse ou un certain degré de complexité, un système ou une institution finit par produire plus d’effets négatifs que positifs. Par exemple, le système de santé finit par trouver un intérêt à ce qu’il y ait davantage de malades, moins autonomes, plus médicalisés, etc. : son objectif n’est alors plus que les gens soient autonomes et en bonne santé, mais que l’activité économique du secteur de la santé (qu’on devrait alors appeler secteur de la « guérison ») se développe.
Les économistes utilisent une notion proche, celle de dépenses défensives. « Ces dernières désignent des situations où le PIB augmente du fait d’activités qui consistent seulement à réparer des dégâts commis par d’autres activités, qui, elles aussi, gonflent le PIB. Par exemple, dépolluer. Il y a alors croissance économique mais aucune progression du bien-être puisqu’on ne fait, dans le meilleur des cas, que revenir au point de départ. » Pour reprendre l’exemple de la santé, pour augmenter le PIB et de la croissance, mieux vaut ne pas remettre en cause certaines pratiques alimentaires (la « malbouffe ») et s’appuyer sur les maladies générées pour développer un nouveau secteur d’activité dans le domaine de la « guérison ».
La décroissance sélective vise à faire décroître l’activité économique dans ces secteurs où l’on observe une contre-productivité, qui génère des dépenses défensives. Par exemple, faire décroître la consommation de tabac réduit les coûts nécessaires pour soigner les maladies liées à cette consommation. Faire décroître les teneurs en gras et en sucre dans l’alimentation réduit les coûts de traitement des maladies liées à ces surconsommations. La conséquence logique est que les besoins de solidarité nécessaires pour prendre en charge ces dépenses défensives diminuent.
Cet article a été publié dans le cadre du dossier de mai 2014, « Quelles solidarités sans croissance ? » de la revue écologiste S !lence (voir sa présentation sur notre page partenaires). Ce dossier veut montrer comment une logique de décroissance peut permettre de créer de nouvelles formes de solidarité. Un numéro découverte gratuit de la revue Silence est disponible sur simple demande au 04 78 39 55 33.