Jeudi 12 juin, le match entre le Brésil et la Croatie donnera le coup d’envoi de la coupe du monde de foot 2014. Au moins huit ouvriers sont morts sur les chantiers brésiliens des stades et des infrastructure du mondial. C’est déjà beaucoup. En 2022, ce sera au tour du Qatar d’organiser l’événement. Les constructions se multiplient donc dans le petit émirat du Golfe. Et les décès d’ouvriers migrants aussi. Selon les chiffres recueillis par la Confédération syndicale internationale, 1 200 ouvriers sont déjà morts sur les chantiers du Qatar depuis que l’émirat s’est vu attribuer l’organisation du mondial, en 2010. La plupart ont péri d’accidents du travail ou de crise cardiaques. En cause : des conditions de travail et de logements lamentables, dans un pays où les températures dépassent les 40 degrés en été. Si rien n’est fait d’ici à 2022, 4 000 travailleurs pourraient perdre leur vie sur les chantiers avant le premier but de la coupe [1].
« Au Brésil, on a une liberté d’association, un mouvement syndical important. On a réussi à imposer des normes sur les chantiers du mondial. Mais au Qatar, il n’y a aucun droit », déplore Gilles Letort, délégué de la fédération CGT de la construction et membre de l’Internationale des travailleurs du bois et du bâtiment (IBB). Le Qatar compte environ 1,4 million de travailleurs étrangers sur son territoire. La plupart sont népalais, indiens et philippins. Ils représentent la majorité de la population d’un pays à peine plus grand que la Corse, avec un peu plus de deux millions d’habitants. Ils contribuent largement à la croissance de l’émirat. Et pourtant, ils n’ont pratiquement aucuns droits. « Les libertés et droits fondamentaux n’existent pas pour les travailleurs étrangers du Qatar, que ce soit pour les ouvriers migrants pauvres ou pour les expatriés bien payés », dénonce la Confédération syndicale internationale (CSI) dans un rapport paru en mars. « Les travailleurs étrangers sont presque réduits en esclavage – totalement soumis au pouvoir de leurs employeurs qui détiennent un contrôle total sur les salaires et les conditions d’emploi, ont le pouvoir d’attribuer les permis de résidence (ne pas en avoir peut conduire en prison) et peuvent refuser au travailleur un changement d’emploi, ou même un visa de sortie pour pouvoir quitter le pays. Ce système s’appelle la kafala. »
La loi du kafala oblige tout travailleur étranger à avoir un parrain qatari pour pouvoir entrer au Qatar. C’est ce “sponsor”, le plus souvent l’employeur, qui décide si le travailleur a le droit de changer d’emploi ou même de quitter l’émirat. Résultat : le système empêche les travailleurs migrants de réclamer quoi que ce soit, leur retards de salaire, des conditions de travail et de logement décentes, ou même de pouvoir rentrer chez eux.
Pour son rapport, la CSI a visité dix ”camps“ où logent plusieurs milliers de travailleurs, migrants à l’est et au sud de Doha, la capitale qatarie. L’organisation détaille une douzaine d’exemples de situations intenables. Parmi eux, un Philippin de 34 ans ouvrier sur les chantiers de construction. Arrivé en 2011 à Doha par le biais d’une agence de recrutement, son passeport est immédiatement saisi. Il se retrouve ouvrier sur le chantier d’un complexe résidentiel, 60 heures par semaine, pour 260 dollars par mois au lieu des 330 promis. L’employeur ne lui fournit pas d’équipement de sécurité. Le Philippin craint un accident du travail. « Mais mon employeur ne m’a pas donné de carte d’assurance maladie », rapporte l’ouvrier. « Et je ne peux pas payer des frais d’hôpitaux sur mon seul salaire. » Quand l’ouvrier dépose sa démission, son employeur jette la lettre à la poubelle et dit qu’il ne récupèrera pas son passeport. Ce genre de situation est largement répandu. Selon une enquête effectuée en 2011 par un institut qatari, 90% des ouvriers migrants du Qatar ne récupèrent pas leur passeport une fois les démarches faites pour obtenir un permis de résidence. La pratique est pourtant illégale.
L’année dernière, Amnesty international avait déjà publié un rapport accablant sur les conditions de travail et de vie des travailleurs migrants du Qatar [2]. Les témoignages recueillis par l’ONG faisaient état d’abus multiples : des salaires qui ne sont pas payés pendant des mois ; des permis de résidence qui ne sont pas fournis par les employeurs ou pas prolongés alors qu’un ouvrier étranger sans permis de résidence est envoyé en prison s’il est contrôlé ; des ouvriers logés dans baraquements misérables… La liste est longue. Le Qatar interdit par ailleurs aux travailleurs étrangers d’adhérer à tout syndicat.
« Le Qatar, c’est un eldorado pour les entreprises, mais c’est l’impunité totale ! », déplore Gilles Letort. Le syndicaliste s’est rendu sur des chantiers qataris en octobre 2013 avec une délégation syndicale internationale. « Nous avons visité des chantiers d’entreprise belges, espagnoles, américaines. Ce qu’on voit, ce sont 13 000 ouvriers sur un chantier, sous un soleil de plomb. Les entreprises travaillent avec 40 sous-traitants différents, logent les gens dans des taudis. Et ensuite, elles disent : le Qatar c’est formidable, on fait des résultats à deux chiffres ! » Gilles Letort et sa délégation ont aussi tenté de se rendre sur un chantier conduit par le géant français du BTP Vinci, celui du tramway de Lusail, une ville nouvelle qui va accueillir l’un des stades du Mondial. Mais les syndicalistes se sont fait refouler à l’entrée.
Avec sa rente pétrolière et gazière, une croissance économique à plus de 6% en 2013, le Qatar est l’un des pays les plus riches du monde en PIB par habitant, au même niveau que le Luxembourg. L’annonce de l’organisation du Mondial a donné un nouveau coup de fouet aux grands projets de l’émirat. Le pays va construire neuf stades pour accueillir l’événement sportif, ainsi que des métros, des autoroutes, des hôtels… L’ensemble des travaux prévus dépasse les 100 milliards d’euros ! De quoi attirer les multinationales du BTP. « Le Qatar est un État pour lequel j’ai le plus grand respect », déclarait ainsi le patron de Bouygues à ses actionnaires en 2012 [3]. Le Qatar bénéficie de ressources naturelles très importantes, et qui a eu des stratégies très intelligentes pour les valoriser. Tant mieux ! » Bouygues a toutes les raisons d’apprécier l’émirat. Le groupe y construit un vaste ensemble immobilier dans un nouveau quartier d’affaire de Doha. Le complexe de neuf gratte-ciel, avec aussi un centre commercial, un centre de conférences, des parkings… représente un contrat à 950 millions d’euros ! [4]. Pour comparaison, le vélodrome de Marseille, un autre grand projet en cours de Bouygues, atteint – « seulement » – 267 millions d’euros.
Vinci est encore bien mieux placé. Avec sa filiale QDVC (filiale commune du fonds d’investissements qatari Qatari Diar et de Vinci construction), Vinci édifie une nouvelle ligne de métro à Doha. Montant du contrat : 1,5 milliard d’euros ! Le contrat de l’aéroport Notre-Dame-des-Landes représente trois fois moins. Vinci/QDVC a aussi obtenu la construction d’une ligne de métro léger dans la ville nouvelle de Lusail (374 millions d’euros pour le dernier volet du contrat), une autoroute en périphérie de Doha (850 millions d’euros), un contrat pour un parking souterrain et un parc paysager à l’hôtel Sheraton de Doha (264 millions d’euros). Eiffage, numéro trois du BTP français, n’a pas encore de projets en cours au Qatar. Mais l’entreprise compte bien se positionner sur les appels d’offre à venir pour les stades. « Nous nous positionnons sur les ouvrages emblématiques à forte valeur ajoutée en termes d’ingénierie, comme la réalisation d’un musée aux Émirats Arabes Unis ou des futurs stades de football pour la Coupe du monde 2022 au Qatar », détaille ainsi Vincent Papait, directeur du développement international d’Eiffage construction métallique [5].
Pour les grands groupes du BTP, le Qatar, c’est donc la poule aux œufs d’or. Quitte à se rendre complice de violations des droits humains ? Bouygues et Vinci se défendent de tout abus. « À l’international, le groupe applique des règles qui reprennent l’ensemble des dispositions définies dans le guide “working housing” édité par l’OIT [Organisation internationale du travail, ndlr] tout en allant plus loin sur certains sujets [6] », indique ainsi Matthieu Carré, de la communication de Bouygues. Même discours chez Vinci. L’entreprise recrute directement ses ouvriers dans leur pays d’origine, prend en charge leur billet d’avion aller-retour, leurs logements climatisés ainsi que leurs repas et leur fournit des équipements de loisirs, assure Maxence Naouri, de la communication du groupe à Paris. [7]. Bref, les employés de Bouygues et Vinci vivraient très confortablement comparé aux situations décrites par la CSI et Amnesty. « Il faut faire la part des choses entre la législation qatarie et les pratiques des entreprises étrangères sur place. Les grandes entreprises sur place essaient de faire évoluer les choses », défend Maxence Naouri, de Vinci.
Si les conditions de vie et de travail des employés de Vinci sont si confortables, pourquoi avoir refusé à une délégation syndicale d’y pénétrer en octobre ? « C’est vieux ça », s’agace le communicant. « Nous avons organisé une visite d’un chantier pour des journalistes en novembre », ajoute-t-il. C’était le chantier de l’hôtel Sheraton de Doha. Le magazine de BTP Le Moniteur en faisait partie et titrait le 25 novembre : « Vinci exporte sa démarche sécurité sur les chantiers qataris » [8]. Vinci préfère manifestement ouvrir ses chantiers qataris à la presse plutôt qu’aux syndicats. « Pour visiter les chantiers de Vinci, c’était très compliqué », rapporte Gilles Letort. « Vinci dit qu’ils n’avaient pas été prévenus de notre venue. Mais ce n’est pas ça le problème. Ce qui bloque, c’est que le partenaire de Vinci au Qatar, c’est un fonds souverain qatari, Qatar Diar. »
Pour décrocher des contrats qu Qatar, les groupes étrangers sont obligés de s’allier, sur place, à des entreprises qataries. La co-entreprise doit être détenue à 51% par le côté qatari. Bouygues a ainsi créé en 2012 Bouygues Construction Qatar en s’associant à Abdullah Bin Khalifa Al Thani, une « personnalité économique et politique du Qatar », comme le fait valoir le groupe français [9]. Proche du pouvoir, Abdullah Bin Khalifa Al Thani semble en effet un partenaire idéal pour se placer en vue des « appels d’offres à venir, en matière notamment d’infrastructures de transport et d’équipements sportifs ».
De son côté, Vinci s’est allié à une société d’investissements qui dépend directement de l’État qatari. « La société Qatari Diar Real Estate Investment Company (Qatari Diar) a été créée par la Qatar Investment Authority (QIA), le fonds souverain de l’État du Qatar », précise ainsi le rapport annuel 2013 de Vinci [10]. C’est bien plus qu’une alliance de circonstance. Le groupe français a aussi accueilli le fonds souverain de l’émirat dans son propre capital. Depuis 2009, Qatari Diar détient 5,2% du géant du BTP. « Qatar Diar, c’est l’émir », résume Gilles Letort.« C’est pour ça que Vinci décroche contrat sur contrat au Qatar. »
Face aux protestations et rappels à l’ordre des ONG, des syndicats et même de l’OIT [11] qui a demandé au Qatar, en mars, « de supprimer le recours au travail forcé sous toutes ses formes » [12], qu’a répondu l’émirat ? Des promesses et des chartes. Une première charte a vu le jour l’an dernier. En février, le comité suprême chargé d’organiser la Coupe du monde en a adoptée une nouvelle. Elle détaille des normes à suivre en matière de recrutement, d’hébergement et de rémunération. Mais celles-ci ne doivent s’appliquer qu’aux chantiers directement liés au mondial, ceux des équipements sportifs, pas à ceux des transports ou des hôtels. Et, surtout, la charte ne remet nullement en cause le système de la kafala. « Aucune des deux chartes n’est transposée dans les lois. Elles ne changent rien aux droits des ouvriers au Qatar », note Gemma Swart, de la CSI.
Le 14 mai, nouvelle promesse : des officiels qataris annoncent dans une conférence de presse une réforme du système de parrainage. Une réelle avancée ? La secrétaire générale de la CSI, Sharan Burrow, reste prudente : « Aucun calendrier ni procédure concrète n’ont été indiqués. Et l’annonce a été faite en l’absence de tout ministre du gouvernement. Le système du visa de sortie doit par ailleurs rester en place, mais c’est maintenant le ministère de l’Intérieur qui doit décider qui a le droit de quitter le pays. Et aucune des réformes ne semble s’appliquer aux travailleurs domestiques. » En outre, il n’est toujours pas questions d’autoriser les travailleurs à adhérer à des syndicats ni à négocier collectivement leurs conditions d’emploi. « Rien n’a changé. Vous avez toujours besoin d’avoir une autorisation pour quitter le pays. Il n’y a toujours pas de liberté d’association », résume Gemma Swart.
La Fifa commence tout juste à reconnaître le problème des conditions de travail dans l’émirat. Et cela alors que les soupçons de corruption sur l’attribution du mondial au Qatar s’intensifient. L’organisme a rencontré les organisations syndicales internationales et sommé le Qatar de présenter un état des lieux sur le sujet. La CSI en demande plus. « Si la Fifa demande au Qatar d’abolir le système de la kafala et de respecter les droits fondamentaux, le Qatar le fera », estime Sharan Burrow. « Le problème, c’est que le Qatar a ses lois. Les entreprises en profitent un maximum. Et la Fifa ne demande aucune réglementation minimale du travail pour donner l’organisation des événements », analyse Gilles Letort.
La Fifa a au moins l’excuse de ne pas être seule dans ce cas. L’année dernière, le Bureau international des expositions, basé à Paris, a attribué l’organisation de l’exposition universelle de 2020 à Dubaï, un autre émirat richissime du Golfe. Et le Louvre fait construire une antenne du célèbre musée français dans l’émirat d’Abu Dhabi. Le système de la kafala est un peu plus souple dans les Émirats arabes unis (dont sont membres Dubaï et Abu Dhabi). Mais les conditions de travail des migrants n’y sont guère meilleures. « Les travailleurs migrants sont exploités également à Dubaï et à Abu Dhabi. Ils vivent dans des camps ouvriers misérables et n’ont pas le droit de créer ou d’adhérer à des syndicats », explique Sharan Burrow [13]. « Les travailleurs, tout le monde s’en fiche ! » se désole Gilles Letort. Pendant qu’une partie du monde va suivre les matches du Brésil, la pression monte sur les ouvriers qui travaillent pour préparer le mondial 2022. Gemma Swart en témoigne : « À chacun de nos voyages au Qatar, les gens ont de plus en plus peur de parler ».
Rachel Knaebel
Photo de une - CC Richard Messenger (sur un chantier à Doha) / manifestation contre le travail esclave devant l’ambassade du Qatar à Londres - source