Les ultimes tractations et interventions gouvernementales n’auront pas suffi à alléger la sanction. « Je veux le dire clairement : nous serons sanctionnés lourdement. Parce que des dysfonctionnements sont intervenus et que des erreurs ont été commises », a prévenu Jean-Laurent Bonnafé dans un message adressé vendredi aux salariés de BNP Paribas. Les autorités judiciaires américaines devraient annoncer leur sanction lundi soir après la clôture de Wall Street. Selon le New York Times, la banque se verrait infliger une amende record de 8,9 milliards de dollars (6,52 milliards d’euros). Ayant accepté de plaider coupable, elle se verrait également interdire pendant un an toute compensation sur les opérations de négoce en pétrole et en gaz. Une sanction lourde : BNP Paribas est l'un des cinq premiers acteurs mondiaux sur ce marché qui ne travaille qu’en dollars. Enfin, une trentaine de personnes, considérées comme responsables d’avoir mené des opérations en violation des lois américaines sur l’embargo décrété contre l’Iran, le Soudan et Cuba notamment, seraient sanctionnées. Certaines sont déjà parties, d’autres seraient sur le chemin du départ.
Les sanctions réclamées à BNP Paribas par le département américain de la justice figurent parmi les plus lourdes jamais imposées à une banque étrangère depuis la crise financière, tant par le montant de l’amende que par les conséquences judiciaires. À l’exception du Crédit suisse, condamné pour évasion fiscale, aucune banque poursuivie depuis le début de la crise financière n’a été contrainte de plaider coupable.
© Reuters
La justice américaine justifie la rigueur des sanctions demandées par l’ampleur des violations commises par BNP Paribas. Pendant toute la procédure, la direction de la banque s’est montrée très discrète sur les faits qui lui étaient reprochés par les autorités judiciaires américaines. Comme nous l’avions écrit (voir notre article Huit questions sur les poursuites judicaires contre BNP Paribas), ce sont les opérations menées par BNP Paribas Suisse qui sont en cause. Pendant des années, cette ancienne filiale de Paribas, spécialisée dans le négoce de matières premières, en cheville avec les plus grands négociants dont beaucoup sont basés en Suisse, a poursuivi des opérations en dollars en contournant l’embargo américain décrété contre l’Iran ou le Soudan.
Mais les accusations des autorités américaines ne s’arrêtent pas là. Car, après avoir été averti par les autorités américaines, BNP Paribas aurait poursuivi ses activités avec les pays frappés par l’embargo américain bien après 2006. Des transactions suspectes auraient duré au moins jusqu'en 2009, voire au-delà.
La justice, qui aurait examiné plus de 100 milliards de transactions en dollars réalisées au cours des cinq dernières années, aurait relevé, selon le Wall Street Journal, plus de 30 milliards d’opérations en violation avec les embargos décrétés par le gouvernement américain. Le quotidien mentionne notamment d’importantes opérations réalisées au Soudan, la plupart liées à des négoces de pétrole. Plus grave encore, des opérations auraient été maquillées pour masquer leur origine. Ce qui démontrerait que des responsables savaient parfaitement qu’ils étaient en contravention avec les lois américaines.
Silencieux tout au long de la dernière phase de la procédure, les membres de la direction espèrent en finir avec ces mois de cauchemar, une fois la sanction prononcée. Leurs espoirs, cependant, risquent d’être douchés. Car les conséquences de la condamnation de la justice américaine s’annoncent très lourdes.
Financièrement, d’abord. Au moment où les autorités de régulation exigent des banques d’augmenter leurs fonds propres, afin d’afficher des ratios prudentiels plus élevés pour faire preuve d’une meilleure résistance en cas de crise, BNP Paribas va devoir puiser dans ses réserves pour payer les quelque 9 milliards de dollars d’amende. Pour y faire face, la banque prévoit, selon le Wall Street journal, de ne pas verser de dividende pendant un an voire deux et de vendre une partie de son portefeuille obligataire.
Mais les sanctions américaines risquent de créer de nombreux remous. La banque est atteinte dans son image et sa réputation. Depuis le début de la crise financière, en 2008, BNP Paribas – oubliant un peu vite qu’elle avait été l'un des déclencheurs de la crise des subprime, en suspendant en août 2007 certains de ses fonds – n’a cessé de se présenter comme un modèle du système bancaire, victime plutôt que coupable des agissements de Wall Street. Son ancien président, Michel Pébereau, figure tutélaire de la banque, ne manquait pas de souligner « les mérites de la banque universelle à la française » et de la vertueuse BNP. Une arrogance qui en a irrité plus d’un. La réalité vient détruire la « belle histoire » : pas plus que les autres, BNP Paribas n’a échappé aux dérives du monde financier.
Au-delà du discours, les sanctions imposées par les autorités judiciaires américaines posent des problèmes immédiats. Le fait d’avoir accepté de plaider coupable, ce qui jusque-là n’a été imposé à aucune banque américaine, a des répercussions immédiates. La décision est loin d’être symbolique : elle interdit à un certain nombre d’acteurs, dont les fonds de pension, d’apporter des financements à l’établissement condamné. Or BNP Paribas finance une grande partie de ses activités en dollars grâce à des fonds monétaires achetés par ces acteurs, entre autres.
Les grands requins de la finance ne vont pas manquer de tirer parti de cette fragilité. Ses concurrents ont déjà insisté sur le risque que pouvaient représenter de telles condamnations sur les marchés financiers. Dès le mois de mai, le président de Goldman Sachs, Lloyd Blankfein, s’inquiétait des conséquences du plaider coupable imposé au Crédit suisse et à BNP Paribas. Il s’interrogeait benoîtement sur les conséquences de cette décision de justice. Il se demandait quelles pourraient en être les suites et s’il serait possible de continuer à avoir des relations avec les deux banques condamnées, tout en affirmant que son établissement le ferait. Une façon de voler au secours de ses concurrents tout en leur tirant dans le dos.
Le troisième risque identifiable porte sur les responsabilités de la direction de la banque, mais aussi des autorités de régulation. « Qui savait quoi et quand ? » se sont interrogés des analystes depuis l’irruption de l’affaire. Selon Le Monde, Stuart Levey, sous-secrétaire au Trésor américain, chargé du contrôle financier et de la lutte contre le terrorisme, a fait spécialement (en 2006)le déplacement à Paris pour mettre en garde les autorités et les banques françaises sur les embargos américains. D’après nos informations, la mise en garde était générale, le gouvernement américain étant surtout préoccupé d’asphyxier les banques iraniennes.
Mais les avertissements ont eu quelques effets au sein de la banque. Selon les révélations de L’Express, une note interne, rédigée par les conseillers juridiques de la banque, insistait sur les risques juridiques encourus par la banque si elle continuait à mener des opérations, même en dehors des États-Unis, en violation des lois sur les embargos américains.
Ces avertissements n’ont pas été ignorés. Des notes internes ont été rédigées par la direction de la banque pour rappeler l'interdiction de mener des opérations avec l'Iran, le Soudan et Cuba. Elles auraient été suivies d'effet, à en croire le témoignage d’un ancien salarié de BNP Paribas Suisse. « Après l’amende infligée à ABM Amro (en 2006 - ndlr), une enquête a été diligentée par l’OFAC (office of foreign assets control) sur la période 2002-2007. Il y a eu une investigation en Suisse par une société d’audit. Un rapport a été fait et il a été transmis aux Américains fin 2007. Dès 2007, la banque est entrée dans un processus de désengagement (à l’égard des opérations liées au Soudan, l’Iran ou Cuba). La FINMA (l’autorité de surveillance des marchés financiers en Suisse) a été mise au courant de ce processus de désengagement. Une fois ce processus terminé, un système de filtre a été mis en place pour repérer les transactions qui pouvaient violer l’embargo. Mais aussi sophistiqués soient ces systèmes de filtres, il y a forcément quelques opérations qui peuvent échapper à la vigilance. Aucune banque, ne peut garantir qu’elle a la maîtrise totale de ses filtres. C’est sans doute ce qui est arrivé. Des opérations qui violaient l’embargo n’ont pas été identifiées. Celles qui ont été identifiées par nos filtres, ont fait l’objet de dénonciations volontaires (volontary disclosure). Quand on découvrait une transaction suspecte, la procédure était toujours la même : on informait le siège à Paris et de concert avec eux on saisissait les avocats américains et dans la majorité des cas on dénonçait. L’investigation interne durait alors assez longtemps, quelques mois. À l’époque, nous n’avions pas eu de retour négatifs (de la part des Américains), puisque les opérations suspectes étaient découvertes par le groupe et dénoncées par le groupe. Cela prouvait notre bonne foi », raconte-t-il.
La statue du commandeur
Pourtant, d’après les indiscrétions de presse, certaines opérations ont été poursuivies par la suite. Qui les a menées ? Étaient-elles connues des responsables de la banque ? Le département américain de la justice a pointé la responsabilité de Vivien Levy-Garboua, le « senior advisor » (conseiller principal) de BNP Paribas, chargé de veiller à la conformité des réglementations lors des opérations de la banque. Son départ a été obtenu, après celui de Georges Chodron de Courcel, président du conseil d’administration de BNP Paribas et directeur général de la banque. Ce dernier, comme le rappelle le Wall Street journal, avait vu son bonus augmenter de 17 % en mars dernier, la banque le félicitant pour « la qualité et la prudence » de son travail. Dominique Rémy, chargé de l’investment banking et très présent à BNP Paribas Suisse, avant d’être nommé chez Fortis, a quant à lui disparu des listes des salariés de la banque depuis fin 2013. Jean Clamon, directeur général de BNP Paribas, responsable de la conformité du groupe bancaire, et qui siégeait au conseil d’administration de la filiale suisse du groupe, paraît lui aussi sur la sellette.
Baudouin Prot et Michel Pébereau en 2011 © Reuters
Cela s’arrêtera-t-il là ? La question de la responsabilité des dirigeants est posée. Invoquer la tromperie de certains salariés revient à donner des arguments aux critiques des méga-banques, qui dénoncent le poids de ces établissements si vastes qu’ils en sont devenus incontrôlables, ce qui renforce les risques systémiques. Mais reconnaître une responsabilité des dirigeants appelle aussi à demander des comptes et surtout au premier d’entre eux, Michel Pébereau, PDG de BNP Paribas de 1993 à 2011 et membre du conseil d’administration de BNP Paribas Suisse. Ceux qui l’ont approché pendant de longues années ne comprennent pas. Tous décrivent un homme extrêmement prudent, contrôlant tout. C’est l’image qu’il s’est forgée pendant des années. Comment imaginer qu’il ait pu tout ignorer des pratiques de BNP Paribas Suisse ?
Pour l’instant, la direction de BNP Paribas se tait. Comment s’attaquer à la statue du commandeur de la banque et plus largement du capitalisme français ? N’est-il pas l’homme qui dictait les décisions du gouvernement, installé dans les bureaux mêmes de la ministre des finances, Christine Lagarde, au plus fort de la crise financière de 2008 ? On comprend l’embarras. Mais en même temps, difficile de ne donner aucun signe, de ne pas répondre aux actionnaires qui ne manqueront pas de relever la lenteur de la direction et la sous-estimation des risques encourus – BNP Paribas n’a indiqué la procédure judiciaire aux États-Unis qu’en février 2014 en provisionnant 1,1 milliard d’euros –, et l’apathie des autorités de régulation comme l’Autorité des marchés financiers (AMF) et l’autorité de régulation prudentielle, à qui incombe la responsabilité de contrôler les banques françaises, qui ont tardé à demander des mesures.
Dans l’intérêt bien compris de tous, tout le monde a conscience, semble-t-il, qu’il faut donner un signal. Baudouin Prot, président de BNP Paribas, paraît être désigné comme la victime expiatoire. Brusquement, des informations commencent à circuler, mentionnant ses absences, sa déprime – il aurait fait un burn out ces derniers mois, dit-on. Dans le même temps, le rôle de Jean-Laurent Bonnafé, directeur général de la banque, en première ligne dans les discussions avec les autorités américaines, est mis en exergue. « Pendant des années, Baudouin Prot a été l’exécutant fidèle de Michel Pébereau. Il pensait lui succéder à son départ. Sa patience a été vaine. Au départ de Michel Pébereau, celui-ci a imposé une dyarchie, en imposant Jean-Laurent Bonnafé comme directeur général. Baudoin Prot a compris qu’il ne serait jamais PDG de BNP Paribas, coincé entre Jean-Laurent Bonnafé, héritier désigné, et Michel Pébereau, qui , malgré des distances, garde toujours un œil sur la banque. Aujourd’hui, il apparaît comme la victime désignée, car il ne sert à rien dans le dispositif de la banque », décrypte un connaisseur. Les mois qui viennent diront si la prévision est juste.
Au-delà de BNP Paribas, la décision judiciaire américaine risque d’avoir aussi de lourdes répercussions dans le monde bancaire. Déjà, des actionnaires de Citigroup, troisième banque américaine, pressent la direction de la banque d’en finir avec ce qu’ils qualifient de chantage des autorités judiciaires : la banque est aussi menacée d’une amende de 10 milliards de dollars. Plutôt qu’un accord à un prix prohibitif avec les autorités judiciaires, autant aller jusqu'au procès, réclament-ils. Au moins, ce sera carte sur table devant un jury, font-ils valoir, pensant que la banque sera alors plus en mesure de se défendre.
Mais ce sont surtout les banques européennes qui regardent avec inquiétude le règlement de la procédure BNP Paribas. La Deutsche Bank, le Crédit agricole et la banque italienne Unicredit sont elles aussi aux prises avec les autorités américaines, et pour les mêmes motifs : violation de l’embargo américain. Au vu des sanctions imposées à la banque française, elles se demandent quel sort va leur être réservé. Pour l’instant, toutes disent travailler en étroite collaboration avec la justice américaine. En coulisses, cependant, le président de la banque centrale européenne, Mario Draghi, a tiré le signal d’alarme, faisant savoir que les actions de la justice américaine risquaient de déstabiliser le système bancaire européen, avec toutes les conséquences que cela pourrait avoir sur le système financier international.
Dans les états-majors bancaires, des travaux ont été lancés sur le changement d’attitude des autorités américaines. Même si elles ne prévoient pas pour l’instant de se passer du dollar dans les transactions internationales, les banques commencent à étudier les possibilités de transfert de risques aux clients. Plus généralement, elles se demandent comment travailler aux États-Unis à l’avenir, à la lumière des expériences juridiques récentes. Car ce n’est pas le moindre paradoxe de cette histoire : les États-Unis sont en train de devenir pour le monde financier un territoire juridiquement risqué.
Lire aussi
Source : www.mediapart.fr