A quatre mois de l’élection présidentielle, Libération est parti visiter des villages, qui tous racontent une histoire française

En mai, lorsque Jacqueline et Patrice, qui géraient depuis vingt ans Chez Jeanne, le bar-épicerie du centre du village, annoncent leur départ, une onde de panique secoue Saint-Martin-de-la-Cluze. Chez Jeanne, c’est le dernier commerce de cette commune de 700 âmes accrochée aux pentes de l’entrée du plateau du Trièves, à 35 kilomètres de Grenoble. Sept mois plus tard, non seulement le commerce est sauvé, mais il a pris une nouvelle dimension. Il est désormais géré par un collectif de neuf jeunes néoruraux, tendance alter, constitués en Société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) avec le soutien de la mairie. L’épicerie propose, outre le dépannage classique, un choix de produits frais de qualité, souvent bio et issus de productions locales, et le bar est plus que jamais un lieu de vie, offrant plats du jour, animations pour les enfants, soirées jeux ou concerts, accueillant les associations locales, brassant peu à peu gens du cru et rurbains. La dynamique est double : celle d’un groupe d’amis désireux d’inventer un autre rapport au travail, à la consommation et à la société, et celle d’une communauté villageoise qui se réunit autour de ces entrepreneurs-militants encore considérés par certains, il y a peu, comme des extraterrestres. Patrice, l’ancien patron du bar, est enthousiaste : «En quelques mois, ils ont fait basculer toute la population de leur côté. On ne pouvait rêver mieux !»

Saint-Martin-de-la-Cluze, commune rurale de moyenne montagne, s’était vidée de ses habitants jusqu’aux années 70, avant de voir sa population doubler en vingt ans, avec l’arrivée de ménages rurbains venus de la grande agglomération grenobloise, lieu de travail, de vie et de consommation. Avec la disparition de l’épicerie-bar, la commune risquait de faire un pas de plus vers sa transformation en «village dortoir», lieu de résidence sans âme ni cohésion, simple annexe de la métropole. Joël Cavret, le maire sans étiquette, retraité de l’industrie électronique, avait réuni en urgence le conseil municipal. «Les habitants manifestaient beaucoup d’inquiétude. Nous étions très ennuyés : la mort d’un commerce, comme la fermeture d’une école, c’est un village qui s’endort.» Le visage volontaire, le verbe précis, Joël Cavret n’a aucun mal à convaincre son conseil : sauver l’épicerie-bar est une responsabilité politique. Les locaux sont privés, mais la commune est déjà propriétaire du fonds de commerce : après la mort de la fondatrice, la fameuse Jeanne, les élus avaient dû s’impliquer pour sauver le commerce et en confier la gérance à Patrice et Jacqueline. Au prix d’un travail acharné, en développant l’épicerie, ces deux-là avaient réussi à rendre tout juste rentable l’affaire, en se dégageant deux salaires de base pour 60 à 70 heures de travail par semaine chacun, notamment en raison de l’amplitude des horaires d’ouverture du bar. Ils s’étaient épuisés et tout le monde le savait au village : il sera difficile de trouver des candidats à la reprise d’un tel sacerdoce… La municipalité répand la nouvelle, jusque sur le site Leboncoin : «Mairie cherche repreneur pour l’épicerie-bar du village». Quatorze offres lui parviennent, cinq sont retenues et les candidats entendus. Quatre d’entre eux sont des couples, mais tous prennent peur et se rétractent face à l’ampleur du travail et la faible rentabilité de l’affaire.

«Un projet et des convictions»

La cinquième offre est totalement inattendue et déstabilisante pour une partie des élus et de la population : elle émane d’un collectif de jeunes parents, quatre couples, dont trois vivent en colocation dans une grande maison aux portes du village. Emeline et Paul-Eric, Laure et Damien, Manu et Gwenaëlle, Julien et Audrey ont de 34 à 45 ans. Ils sont libraire, professeurs de langue ou de charpenterie, éducateur spécialisé, bibliothécaire ou technicien informatique. Ils sont cultivés, enthousiastes, inventifs, ils ont les idées larges, la tête pleine de projets collectifs, de mode de vie alternatifs, d’écologie, de vivre ensemble. Ils ont quitté la ville pour élever leurs enfants près de la nature, mais souffrent de la nécessité de devoir rallier chaque matin la métropole grenobloise pour le boulot…

Une partie des habitants de Saint-Martin n’apprécie guère leur style de vie. Ces «marche-pied-nu» qui vivent tous ensemble, les enfants au milieu, c’est quoi ? Une secte ? Et ils feraient tourner l’épicerie ? De leur côté, les jeunes de la colocation se sont passionnés pour ce chantier tombé du ciel, juste devant eux, au moment même où ils cherchaient à investir leur énergie dans des objectifs de vie et d’activité alternatifs.

En quelques semaines, ils ont monté un projet coopératif étayé et ambitieux, allant au-delà du cahier des charges fixé par la mairie, en particulier sur l’animation locale. Ils attendent en contrepartie un soutien clair. En deux réunions, ils séduisent même les élus les plus réticents : la gérance leur est accordée à l’unanimité et la municipalité adaptera leur loyer à l’évolution du chiffre d’affaires de la société coopérative, assumant elle-même une partie des charges et des investissements. «C’est une action municipale que j’ai poussée très fort : il faut porter à bout de bras ces petits commerces, sinon ils meurent», souligne le maire.

Les jeunes s’organisent : Manu et Gwenaëlle se dégagent de leurs activités professionnelles pour assurer la permanence à l’épicerie et au bar. La SCIP devrait leur verser leurs premiers salaires en janvier. Idem pour la neuvième sociétaire, Titia, titulaire d’un CAP de pâtisserie, qui les rejoint pour prendre possession de la cuisine située entre l’épicerie et le bar. Sa tarte au citron-basilic est déjà célèbre, elle excelle à accommoder les légumes invendus de l’épicerie, fait découvrir aux clients soupe au panais ou ses acras…

Les six autres sociétaires interviennent bénévolement, gèrent les stocks, l’informatisation de la boutique, relèvent Manu et Gwenaëlle, qui ne travaillent pas une partie de leurs week-ends. «Notre objectif est que ça tourne, derrière la caisse et au bar, sur une base de volontariat, pour que nous puissions envisager absences, voyages, projets, explique Manu. Nous voulons faire vivre ce lieu sans nous épuiser. On ne fera pas fortune, mais ce n’est pas notre objectif !» Gwenaëlle sait déjà qu’elle cédera son poste à l’épicerie à un autre du groupe dans quelques mois. Laure, avec un grand sourire, n’y va pas par quatre chemins : «Je n’ai jamais eu pour but d’être épicière ! Notre projet est politique, en accord avec nos convictions. Il faut sauver ce com merce de proximité pour plusieurs raisons : nous voulons développer le réseau des producteurs locaux, nous voulons manger correctement et nous voulons que les gens qui ne se croisent jamais se rencontrent, qu’ils participent, s’investissent !» L’appel a été entendu. Le maire lui-même est venu réparer le circuit électrique peu avant l’ouverture. Jacqueline, l’ancienne patronne de l’épicerie qui connaît sa clientèle sur le bout des doigts, n’est jamais loin, elle adore soutenir ce «projet génial». L’ancien boulanger du village, Pascal, a remis pour l’occasion la main à la pâte et transmet ses secrets de cuisine. La société de chasse de Saint-Martin, le festival associatif Piano en Trièves, le club de rugby du canton, le club littéraire d’une commune voisine, l’association de loisir du troisième âge ont pris leurs quartiers au bar-restaurant et y tiennent leurs réunions.

Circuit court ou bio

Derrière le comptoir, Manu, diplômé en science politique, en anthropologie et en charpenterie, excelle sous son bonnet de laine, à l’aise avec tout le monde, quel que soit le milieu social ou l’âge. L’équipe a multiplié les contacts avec les agriculteurs du coin, pour renforcer l’offre bio et locale de l’épicerie. Les producteurs de leur génération, engagés dans le circuit court ou le bio, trouvent là un nouveau débouché à deux pas de chez eux. Alexandre Dolle, ex-ingénieur de 35 ans, élève à Saint-Martin une race rustique de bovins qu’il vend en direct. Il a naturellement son étal Chez Jeanne : «C’est devenu mon deuxième point de vente ! La qualité et la relation humaine sont mes credos, alors vendre ma viande ici, au village, c’est fort…»

Idem pour Ghislain Satre, 32 ans, installé près de Saint-Martin depuis six ans pour élever des poulets bio : «Ils vendent nos volailles et œufs bio avec une efficacité impressionnante. Je les livre en priorité : nous voilà grâce à eux en rapport direct avec la population d’ici qui ne nous connaissait pas !» Ghislain va même confier des terres à l’équipe de Chez Jeanne : deux des sociétaires, Julien et Gwenaëlle, avaient fait une formation en maraîchage : dès ce printemps, ils vont démarrer leurs plantations sur un hectare, en bio et agroécologie, pour fournir en direct l’épicerie.

Demain, l’équipe souhaite encore développer une activité de traiteur, ouvrir un gîte rural à l’étage, organiser des conférences… «Nous sommes dans un espace d’expérimentation, insiste Manu, serein derrière son zinc. On bouscule les habitudes et on oblige élus, habitants, consommateurs à se repositionner.»

François Carrel Envoyé spécial à Saint-Martin-de-la-Cluze (Isère)