Source : blogs.mediapart.fr/blog/yves-faucoup
Les grandes fortunes ne connaissent pas la crise
Les 500 fortunes de France se portent bien, très bien même. Le nombre de milliardaires en euros a encore progressé : ils sont 67 en France en 2014. Leur patrimoine a augmenté de 15 % en un an (après avoir déjà progressé de 22 % en 2012). Ces 500 familles ou individus se partagent 390 milliards d’euros
, soit près de 7 fois le déficit budgétaire du pays, ou 1/5ème de la dette publique. Dette publique, en partie provoquée par les cadeaux fiscaux accordés à ces plus fortunés et qu’on agite comme un chiffon rouge pour faire accepter au bon peuple des restrictions qui feront encore mieux tourner la roue de la fortune… pour quelques uns.
Ces 390 milliards d’euros sont, également, l’équivalent des 2/3 des dépenses dites sociales (retraites, soins, allocations) qui révulsent tant les « experts », au service des grandes fortunes, qui pérorent sur nos écrans. Or ces dépenses sociales, fruit le plus souvent de cotisations, donc salaire différé, bénéficient à la quasi-totalité dela population. Enfin, pour clore sur les comparaisons, notons que ce pactole est supérieur au budget de l’Etat. Et que les dix premiers du classement, avec 157 Mds €, pourraient, avec leur fortune, prendre en charge tout à la fois les budgets de la Défense, de l’Education nationale, de la Justice et les intérêts de la dette.
La revue Challenges publie son traditionnel numéro spécial sur les Fortunes de France (couverture noire et lettres d’or obligent). Evidemment, la plupart des très riches qui ont fui le pays, comme Eric Cormier déjà évoqué dans ce blog (ici), ne sont pas comptés. Bernard Arnault, PDG de LVMH, demeure la plus grosse fortune avec, en un an, un gain de 2,7 Mds € (soit 200 000 salaires annuels au Smic empochés sur une année). Les ventes, les acquisitions, les taux d’emprunts attractifs expliquent ces résultats démesurés. Ces détenteurs de patrimoines exorbitants peuvent sans cesse pleurnicher devant ce qu’ils appellent une « fiscalité confiscatoire », ce qui ne les empêche pas d’engranger des royalties dont ils ne savent que faire.
Effectivement que faire de tout cet argent, sinon, comme n’importe quel clampin, vouloir améliorer son logis. Alors Challenges ne nous épargne pas les villas de rêve à Saint-Tropez (y compris celle du saltimbanque Arthur, réfugié, certes, en Belgique, mais 224ème fortune de France avec 250 millions d’euros). Et aussi les immeubles de l’avenue Foch, les trésors de la Villa Saïd à Paris (regroupement protégé de maisons de luxe appartenant, entre autres, à quelques miséreux, tels MC Solaar, Pascal Obispo et Eddy Mitchell, ce dernier ne se gênant pas, lors d’émissions à sa gloire, pour gémir, tel un vulgaire Florent Pagny, sur le méchant fisc). Les yachts, qui dorment dans des rades de luxe. Les « danseuses » : ces milliardaires qui financent des think tanks, tels Henry Hermand, un proche de Claude Perdriel, fondateur du Nouvel Obs et patron de… Challenges, qui subventionne Terra Nova tout en le trouvant « trop proche du PS et du gouvernement » ou Bernard Zimmern, qui a versé régulièrement 500 000 € par an à l’Ifrap d’Agnès Verdier-Molinié (pour qu’elle mène campagne contre toute idée de service public).
[Photo YF]
Perfide, le journaliste de Challenges note que l’« égérie » de l’Ifrap est passée 340 fois sur les ondes radio ou télévisées en 2013 (et déjà 270 fois depuis début 2014). Comme si Ghislaine Ottenheimer, rédactrice en chef de Challenges, elle-même très présente sur les ondes, réglait gentiment ses comptes avec sa concurrente et néanmoins alliée. Car Ghislaine Ottenheimer fait partie de ces « experts » qui dissertent à n’en plus finir pour une économie libérée (elle honnit le mot « ultra-libéral »), contre les dépenses publiques trop élevées, pour une réduction des dépenses sociales, pour la mort du « mille-feuilles » administratif dépensier (qui se résume, selon elle, à trop de ronds-points routiers en France), pour les économies de santé (qui se résume à la nécessité d’une « médecine ambulatoire », idée qu’elle a pompée dans un rapport officiel).
C’est elle qui pour régler le problème du logement a proposé un jour que l’on construise des tours au-dessus des périphériques (C dans l’air du 5 décembre 2012) et que les normes pour handicapés soient modifiées à la baisse. C’est elle également qui disculpait les financiers américains dans la crise des subprimes, faisant peser toute la responsabilité sur le seul Etat US qui avait « distribué du crédit à tout vent, y compris aux pauvres, aux banlieues noires » (13 février 2013). C’est elle qui affiche un culte du risque et de l’esprit entrepreneurial (sans doute pour nous convaincre qu’elle possède ces « qualités ») et pousse le vice jusqu’à souhaiter pour les chômeurs de connaître, comme les entrepreneurs, le risque : alors ils retrouveront du travail (24 mai 2013). Et de livrer à longueur d’émissions son rejet de l’Etat-providence, laissant souvent transparaître sa parfaite ignorance des dossiers sociaux sur lesquels elle s’exprime. L’Allemagne est tellement son modèle qu’elle lâche un jour (25 septembre 2013), sans crainte du ridicule, qu’« il n’y a pas de SDF à Berlin ». Elle qui croit qu’on gère un pays comme le budget d’un ménage. Qui préfère se pâmer devant les revenus des nababs et mépriser les petits salaires qu’elle qualifie de « revenus pépère » (20 mai 2014).
Opulence à outrance... effet de sidération
On voit mal comment la question de la richesse en France, avec de tels rédacteurs, peut être traitée sérieusement dans un tel magazine. Ce numéro de Challenges sur les fortunes françaises consacre 110 pages au sujet, sans aucune analyse de fond sur ce que ces excès de richesse provoquent dans l’économie générale, sans interrogation sur la légitimité de telles inégalités, en évitant bien de relever que beaucoup de ces fortunés sont des héritiers, se contentant finalement d’une approche people de la question. Etaler ainsi l’opulence à outrance a sûrement moins pour effet de donner l’espoir aux citoyens d’y avoir accès un jour que de favoriser le fatalisme par un effet de sidération : c’est tellement énorme qu’ils se résignent à cette atteinte flagrante au principe de l’égalité républicaine. Pourtant rien ne dit qu’un jour ils ne finiront pas par ne plus supporter de telles provocations.
[Montage GF pour Social en question]
Heureusement, tout de même, qu’en dehors de ce dossier, un article est consacré à Thomas Piketty et à son livre sur le Capital au XXIème siècle (qui porte sur les inégalités de patrimoine et de revenus), tout en sollicitant de nombreux commentateurs « libéraux » chargés de le dégommer. Cependant, est cité ce commentaire « détonant » extrait d’une étude du FMI de février dernier : « les inégalités excessives, au-delà des considérations sociales et morales, nuisent à la croissance » !
Les inégalités sont, en partie, dues à l’héritage : alors Challenges convoque Denis Kessler, ancien vice-président du Medef, pour un éditorial dans lequel il s’insurge contre la taxation sur les successions, avec cet argument imparable : « une nation doit encourager ceux qui se projettent dans l’avenir et constituent des patrimoines en ne consommant pas l’intégralité de leur revenu ». Le petit épargnant croira qu’on parle de lui, et applaudira des deux mains : c’est ainsi que des gens modestes gobent ce type de propagande, et ferment les yeux face aux inégalités, aux injustices que, scandale des scandales, la loi autorise. Alors que Denis Kessler, qui dit vouloir encourager les « fourmis », milite en réalité pour que les 500 (et bien d’autres encore) ne soient pas taxés et puissent jouir sans entraves de leur fortune, la décupler et la léguer à leurs descendants.
Pour boucler la boucle de l’indécence, citons encore cet article du même numéro de Challenges sur « la générosité, vraie richesse de ces milliardaires belges ». Il s’agit des Ullens, couple belge, lui homme d’affaires (il contrôle Weight Wachters), elle propriétaire d’une maison de prêt-à-porter dont le siège est à Paris : ils ont énormément d’argent. Ils spéculent sur l’art : un tableau acheté 25 000 $ a été revendu 23 millions € (1000 fois plus), et Monsieur en « rigole » encore. Madame le sermonne car il ne faut pas donner de chiffres au public : « le couple Ullens préfère que l’on retienne de lui sa générosité », c’est-à-dire sa fondation d’aide aux personnes atteintes d’un cancer, ou la création au Népal d’un orphelinat et d’une école à laquelle, modestement, ils ont donné leur nom. M. Ullens aura bientôt 80 ans, il ne compte pas s’arrêter de si tôt : « La retraite est une invention infernale ! » Avant cette dernière saillie méprisable, l’industriel belge, ami de Bernard Arnault, avait osé confier : « Les Français entretiennent des rapports compliqués avec leurs riches, à mi-chemin entre la jalousie et la détestation ». Sans imaginer que les Français puissent être parfois tout simplement effarés devant l’inconsistance, la suffisance, l’ignorance, en un mot la bêtise de ces accapareurs, qui jamais ne s’interrogent sur la légitimité de leur richesse et sur l’hypocrisie de leur générosité.
Dans la cathédrale de Villefranche-de-Rouergue, en ce moment : "Ta pauvreté : je la connais, Je te pardonne et je t'aime" ! [Ph. YF]
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Inégalités sur tous les fronts :
L’Observatoire des inégalités (www.inegalites.fr) montrait, dans une étude sur l’évolution des inégalités de patrimoines nets (dettes déduites) entre 2004 et 2010 en France, que les 10 % les moins fortunés disposaient d’un patrimoine, en moyenne, de 1600 €, celui des 10 % les plus fortunés de 501 600 €, le patrimoine médian étant de 113 500 €.
Au niveau international, selon le magazine Forbes américain, le nombre de milliardaires a également considérablement augmenté pour atteindre 1590 en 2014 avec un patrimoine de 6600 milliards de dollars (en hausse de 30 % en un an) soit plus de trois fois le PIB dela France. Bill Gates toujours en tête avec 77,5 Mds : un industriel de l’Espagne exsangue, le talonne avec 61,6 Mds. En Inde, où une partie de la population encaisse grassement un euro par jour, un milliardaire coule des jours heureux avec une fortune de 26,2 milliards de dollars.
Le dossier de Challenges sort au moment où l’on apprend que le taux du livret A et du LDD baisse (au 1er août) à 1 % : ça ne fera pas beaucoup de noisettes, mais on n’a pas entendu Denis Kessler s’insurger. Peut-être parce que de plus en plus les sommes ainsi collectées vont moins à la Caisse des dépôts et de consignations (pour des réalisations publiques) qu’aux banques qui s’accaparent 70 % de la collecte (selon l’Observatoire de l’épargne réglementée).
Enfin, Challenges, étant paru le 10 juillet, n’a pas pu couvrir l’ouverture du Palace Peninsula le 1er août avenue Kléber à Paris après quatre années de travaux : les prix des chambres vont de 1000 à 25 000 € pour une nuit ! Une paille : au Plaza Athénée la suite la plus coûteuse atteint 27 000 €.
Billet n°135
Contact : yves.faucoup.mediapart@sfr.fr
[Le blog Social en question est consacré aux questions sociales et à leur traitement politique et médiatique. Voir présentation dans billet n°100. L’ensemble des billets est consultable en cliquant sur le nom du blog, Social en question]
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