Il s'y est engagé le 15 juillet, devant les parlementaires réunis à Strasbourg : « Nous mettrons en place un salaire minimum social (pour) tous les pays de l'Union européenne. » Ce jour-là, le candidat Jean-Claude Juncker obtenait la confiance d'une majorité des eurodéputés pour devenir le prochain président de la commission européenne, en ayant pris soin de donner quelques gages aux sociaux-démocrates présents dans l'hémicycle.
Le conservateur luxembourgeois, successeur de José Manuel Barroso à partir de novembre, tiendra-t-il parole ? L'Europe se risquerait-elle, enfin, à investir haut et fort un terrain social qu'elle semble avoir déserté depuis longtemps – et d'autant plus depuis l'éclatement de la crise en 2008 ? Un salaire minimum européen pourrait freiner le « dumping social » dévastateur à travers le continent. Et obligerait aussi à relever les salaires les plus bas, au sein de certains des pays les plus dynamiques de l'UE, à commencer par l'Allemagne, avec des effets vertueux pour l'ensemble de la région...
Sur le papier, l'opération a de quoi séduire. Mais elle est loin d'être gagnée. Si l'on s'en tient aux traités, et à l'article 153 en particulier, l'Union n'a rien à dire sur le niveau de rémunération des travailleurs : c'est une compétence exclusive des États membres.
À peine l'Europe peut-elle « soutenir et compléter » l'action des capitales en matière de sécurité au travail, de sécurité sociale ou de protection des travailleurs (c'est en partie ce qu'elle a tenté, avec la révision de la directive sur les travailleurs détachés, qui a abouti l'an dernier). Mais mettre en chantier une directive qui instaurerait un salaire minimum européen serait tout simplement contraire aux traités.
Jean-Claude Juncker le 8 juillet 2014 à Bruxelles. © European Union 2014 - European Parliament.
Juncker aurait-il déjà promis l'impossible, avant même d'entrer en fonctions ? L'affaire est un peu plus compliquée. La mise en place d'un salaire minimum partout en Europe est même en train de devenir l'une des revendications les plus consensuelles du moment… Sous des arguments divers, on en trouve d'ardents défenseurs aussi bien du côté des économistes « atterrés », ces universitaires adversaires des politiques d'austérité sur le continent, qu'au sein de la rédaction de l'hebdo The Economist, plutôt pro-business. La décision de l'Allemagne, l'an dernier, de se rallier elle aussi au salaire minimum semble avoir joué, et fini de convaincre certains sceptiques.
Martin Schulz, l'adversaire social-démocrate de Juncker pour s'emparer de la présidence de la commission, en avait fait une promesse phare de sa campagne au printemps 2014. Le commissaire européen à l'emploi, Laszlo Andor, avait défendu l'idée dès 2012, pour lutter contre l'explosion du chômage sur le continent. Le projet est à peu près toujours le même : instaurer un filet de sécurité supplémentaire, pour ces travailleurs pauvres frappés de plein fouet par les politiques d'austérité dans l'UE.
Tous les États ne sont pas logés à la même enseigne en la matière. À l'échelle de l'UE, 21 pays ont déjà mis en place leur « Smic ». Sous la pression des sociaux-démocrates du SPD, l'Allemagne, première économie de la zone euro, devrait mettre en place un salaire minimum progressivement, de 2015 à 2017. L'Autriche, l'Italie, le Danemark, la Finlande ou encore la Suède – plutôt des économies épargnées par la crise – font partie des derniers récalcitrants, même s'il existe souvent, dans ces pays, certains accords par branche, sur des salaires planchers, au cas par cas.
Comme toujours en Europe, les disparités d'un pays à l'autre sont fortes. Si l'on en croit une étude publiée par le Trésor français cet été, l'éventail des possibles est même très large. En valeur brute, le Luxembourg est, de très loin, le plus généreux, avec un salaire minimum brut à 1 704 euros – contre 1 344 euros en France, ou… 123 euros en Roumanie.
Pour mettre de côté les différences liées aux niveaux de vie dans chacun des pays, certains économistes rapportent le salaire minimum au salaire médian de chaque État membre – ce salaire imaginaire, qui partage à parts égales la population active, entre une moitié qui gagne moins, et une moitié qui gagne plus. À ce jeu-là, la France est en tête de classement, avec un salaire minimum qui représente 60 % du salaire médian – ce qui veut dire qu'elle est l'un des pays les plus « généreux » en la matière.
À l'inverse, la Roumanie, l'Estonie et la République tchèque ferment le ban, avec un niveau plancher qui ne dépasse pas les 40 % du salaire médian (voir le tableau page suivante). À titre indicatif, le salaire minimum dans les tuyaux en Allemagne devrait approcher les 55 % du salaire médian (8,5 euros de l'heure).
Des effets négligeables sur l'emploi ?
Jean-Claude Juncker est resté discret sur le détail du mécanisme qu'il imagine. Mais plusieurs études récentes, dont celle du Trésor, plaident pour un accord politique (à défaut d'une modification des traités) autour d'une « norme de salaire minimum ». Pas question d'imposer une valeur brute partout sur le continent : l'idée serait plutôt d'instaurer une valeur plancher relative, fixée par exemple à 55 % du salaire médian de chaque pays. Les États plus ambitieux seraient libres d'aller plus loin. Et les règles de revalorisation, année après année, pourraient elles aussi être « harmonisées » (en s'entendant, par exemple, sur la place à donner aux syndicats ou aux économistes « indépendants » dans ces discussions).
Avec ce Smic européen, c'est une vieille question de cours d'économie qu'il faut reposer en grand, souvent déformée par des approches idéologiques. Des emplois sont-ils menacés, lorsqu'un salaire minimum est mis en place ? Les entreprises ont-elles tendance à moins embaucher, si l'on relève le niveau plancher des rémunérations ? Cette difficulté n'est pas un détail, sur un continent qui compte près de 26 millions de chômeurs. Ce plancher ne serait-il qu'une fausse bonne idée qui, sous couvert de générosité, risquerait d'encore aggraver le marasme social ?
La théorie néoclassique, longtemps dominante en économie, incite à répondre par l'affirmative. Instaurer un salaire minimum – ou relever son seuil – entraîne une augmentation du coût du travail. Cela baisse la compétitivité des entreprises, qui se trouvent alors contraintes de répercuter cette hausse subie en augmentant leurs prix de vente. En bout de course, elles perdent des parts de marché – et révisent à la baisse leurs perspectives d'embauche. Conclusion : moins d'emplois.
« C'est un raisonnement qui ne tient pas, corrige Dany Lang, maître de conférences à Paris-13, et membre des « atterrés ». Notamment parce que le travail n'est pas le seul déterminant du prix d'un produit. Une étude récente (lire les références sous l'onglet Prolonger, ndlr) établit par exemple que lorsqu'un produit coûte un euro, le coût du travail correspondant est de 15 centimes en Grèce, 16 en Italie ou 17 en Espagne. Des coûts intermédiaires (comme le transport, ndlr) entrent en ligne de compte. » En clair : même si les hausses du coût du travail étaient entièrement répercutées sur le prix final d'un produit (scénario qui n'est pas le plus probable), cela n'entraînerait pas, loin de là, d'augmentation massive du prix du produit. Dans la même logique, il ne suffit pas de comprimer les salaires pour qu'une entreprise gagne, mécaniquement, en productivité...
D'autres économistes formulent des objections plus fines que les réserves néoclassiques. Pour Zsolt Darvas, un économiste hongrois membre du think tank bruxellois Bruegel, « le salaire minimum a bien, dans certains cas, des effets négatifs sur l'emploi, car il crée des effets de distorsion, entre ceux qui profitent du salaire minimum et ceux qui gagnaient jusqu'à présent un peu plus que les plus bas salaires, et qui se voient désormais rattrapés ». Darvas met en garde contre l'effet « psychologique » d'un Smic européen, qui démotiverait certains employés – ce qui pèserait, là encore, sur la compétitivité de certaines entreprises.
Aux États-Unis, le débat est encore bien plus vif. Les articles théoriques sont légion, autour du « mythe » d'un salaire plancher (lire ici). Mais plusieurs études empiriques de grande ampleur invitent tout de même à cette conclusion qu'on peut trouver rassurante : relever le niveau du salaire minimum n'a pratiquement aucun effet sur l'emploi.
Dans un article de 2009, deux économistes ont compilé 64 études recensant, en tout, plus de 1 400 cas d'entreprises qui ont dû relever la limite basse de leur grille salariale (lire les références sous l'onglet Prolonger). « C'est la même technique qui est utilisée en pharmacie pour tester l'efficacité d'un médicament : on prend toutes les études existantes et on les passe à la moulinette statistique. La conclusion de cette 'méta-analyse', c'est que le salaire minimum n'a aucun effet sur l'emploi. Le reste, c'est de l'idéologie », commente Dany Lang.
Un Smic européen certes, mais à quels niveaux?
Comment expliquer cet effet vertueux ? Pour certains, si l'employé est payé à sa juste valeur (ce que les néo-keynésiens nomment le « salaire d'efficience »), il travaillera mieux. Sa productivité augmente, ce qui profite à l'entreprise dans son ensemble.
Pour d'autres, les patrons ont tout simplement beaucoup d'autres moyens à leur disposition, pour amortir les effets d'une hausse du Smic : « La littérature traditionnelle concernant le salaire minimum insiste beaucoup sur les effets sur l'emploi, mais les employeurs disposent en fait de bien d'autres canaux d'ajustement. Ils peuvent réduire les heures, ou les bénéfices en nature, ou encore le volume de formation. Ils peuvent aussi décider d'embaucher davantage d'employés plus qualifiés, ou alors baisser le salaire des employés davantage rémunérés, ou encore prendre des mesures pour renforcer la productivité des employés (réorganisation de la production, formation, etc.) », énumère l'auteur d'une autre étude de référence, publiée en 2013 par le think tank américain CEPR.
Mais il est peut-être difficile de tirer les leçons, pour l'Europe, d'études construites exclusivement à partir de cas américains. D'autant qu'aux États-Unis, le salaire minimum est très bas – aux alentours de 38 % du salaire médian. Comme Mediapart l'a déjà raconté, la question d'une hausse du Smic en France fracture désormais la gauche, et le débat est souvent compliqué par des prises de position idéologiques, loin des réalités de terrain.
Parmi les économistes sur la défensive figure Philippe Aghion : lui assure qu'il n'est pas opposé au principe d'un salaire minimum en Europe, mais s'inquiète du niveau du Smic français. « À partir d'un certain niveau, lorsqu'on donne des coups de pouce au Smic, sans toucher aux autres salaires, on risque de réduire la mobilité sociale, en décourageant l'emploi de travailleurs jeunes ou non qualifiés, en rétrécissant l'éventail des rémunérations et en bloquant les promotions », expliquait-il aux Échos en début d'année.
L'économiste français, qui enseigne à Harvard, préconise dans son dernier ouvrage (coécrit avec Elie Cohen et Gilbert Cette) de « geler le Smic à court terme » en France. À sa manière, The Economist reprenait, fin 2013, à peu près le même refrain : « Des salaires minimum modérés font davantage de bien que de mal », écrivait l'hebdomadaire. Dans ce contexte, la France joue le rôle de contre-exemple parfait, avec un salaire minimum trop élevé, « ce qui permet de comprendre pourquoi la France affiche aussi des taux de chômage pour les jeunes si élevés qu'ils en deviennent choquants, autour de 26 % pour les 15-24 ans ».
Il y a fort à parier que la position d'un Jean-Claude Juncker sera à peu près identique : oui à un salaire minimum européen, mais à des niveaux planchers plutôt bas, voire très bas. Ce sera le nerf de la bataille : trouver le niveau « approprié », comme dit la commission européenne. « Jouer à la baisse sur le niveau du Smic, c'est, au fil des années, baisser l'ensemble de la grille des rémunérations », s'inquiète Dany Lang. Or, si l'on suit l'analyse de Paul De Grauwe, un économiste belge enseignant à la London School of Economics, la crise en cours, surgie de l'éclatement de la bulle immobilière aux États-Unis, est avant tout une crise de la demande – et non de l'offre, comme continue de le penser la majorité des dirigeants européens. D'où l'idée toute keynésienne d'y répondre, par exemple, en relevant le niveau de certains des plus bas salaires.
« Augmenter les salaires, c'est l'une des pistes pour la reprise de l'Union. Et c'est aux pays excédentaires (dont la balance courante est excédentaire, c'est-à-dire, pour faire court, qu'ils exportent plus qu'ils n'importent, comme l'Allemagne, ndlr) qu'il revient d'augmenter le plus fortement les salaires », estime de son côté Engelbert Stockhammer, un autre universitaire spécialiste des questions salariales, basé à Londres. « L'UE doit mettre en place un salaire plancher, qui prenne la forme d'un système de salaires minimums différenciés, ce qui permettrait d'en finir avec les dévaluations compétitives de certaines économies, qui ont joué à la baisse sur les salaires (comme ce fut le cas en Espagne ou en Grèce, par exemple, en réaction à la crise, ndlr). »
En 2012, le commissaire européen à l'emploi, Laszlo Andor, n'était pas très loin de ce raisonnement lorsqu'il publiait un texte qui visait de manière à peine voilée l'Allemagne : « Des hausses (de salaire) ciblées, capables de soutenir la demande agrégée, sont sans doute envisageables dans les pays où l'évolution des salaires est restée très en deçà des gains de productivité. » Mais Andor, un socialiste hongrois, n'a jamais été très écouté au sein du collège des commissaires, archidominé au plus dur de la crise par des commissaires très « austéritaires », comme le Finlandais Olli Rehn.
De ce point de vue, il faudra suivre de très près la promesse de Berlin de mettre en place un salaire minimum à partir de l'an prochain. Quant à la sortie du patron de la Bundesbank Jens Weidmann, fin juillet, estimant qu'il fallait augmenter l'ensemble des salaires en Allemagne, à hauteur de 3 %, pour contrer les risques déflationnistes, c'est sans doute la bonne nouvelle de l'été, sur le front de la macroéconomie européenne.
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Source :
www.mediapart.fr