Roberston est une petite bourgade sud-africaine située dans la vallée de la Breerivier à deux heures de route du Cap. Elle est surnommée la vallée du vin et des roses et la viticulture y joue un rôle économique important. 61 % des 28 000 habitants sont « coloured » pour reprendre la terminologie sud-africaine, 23 % sont des Africains noirs et 15 % sont blancs. Inutile de préciser que les gens « de couleur » n’habitent pas le joli centre-ville édouardien mais les « townships » aux abords de la ville.
Les ouvriers de la cave viticole Robertson Winery (RW) sont restés en grève pendant quatorze semaines. Alors que l’Afrique du Sud est secouée par des mouvements sociaux d’ampleur contre l’ANC et le Président Zuma dont la popularité ne fait que chuter, la lutte à RW est emblématique des conditions de travail des ouvriers dans les zones rurales.
Pour essayer de comprendre la situation, nous avons interviewé un militante et un militant que nous avions rencontrés en 2015 et qui nous avaient fait constater les conditions de travail et de vie extrêmement dures des travailleurs agricoles et des ouvriers de l’agroalimentaire. Mercia Andrews, membre de Democratic Left Front |1|, consacre son énergie à défendre les travailleurs agricoles, les droits des femmes et l’accès à la terre, et Deneco Dube, syndicaliste de CSAAWU |2|, travaille à RW.
Depuis leur syndicalisation très récente, les ouvriers de RW ont discuté de leurs conditions de travail et de leurs rémunérations. Les inégalités et la faiblesse des salaires ont été l’élément déclencheur de la grève. Dès le moment de leur embauche, les travailleurs noirs (et Mercia Andrews explique que par « noirs » elle entend tous ceux qui, historiquement, ont été opprimés) sont discriminés et sont traités d’une manière qui n’est pas loin de l’esclavage. Cette lutte ne se limite donc pas à demander une augmentation de salaire, mais elle dénonce le fait que les travailleurs ne sont pas mieux traités que lors de l’apartheid.
À l’embauche, Deneco Dube nous explique que les jeunes de 19-20 ans sont sélectionnés à l’aide de détecteurs de mensonge. De nombreuses entreprises sud-africaines utilisent ce procédé ignoble venu des États-Unis, mais seuls les noirs y sont soumis, ce qui sous-entend que les noirs sont des menteurs alors que les blancs, eux, ne sauraient mentir… Les salariés noirs sont alors ghettoïsés dans une unité de négociation et représentés par leur syndicat. Les cadres, tous blancs, ne peuvent pas être syndiqués et négocient directement avec leur direction, ce qui est illégal mais il s’agit avant tout pour la direction de s’assurer que CSAAWU ne soit pas un interlocuteur pour les salariés blancs.
Le salaire de base à RW est de 3 200 rands (approximativement 200 €) par mois, quelques ouvriers plus qualifiés comme les conducteurs d’engin et les mécaniciens sont un peu mieux payés. Mais tous les ouvriers ne sont pas à la même enseigne : ainsi un mécanicien noir avec 15 ans d’expérience peut prétendre à 8 500 R (± 550 €) alors qu’un mécanicien blanc sans expérience touche, lui, 18 000-19 000 R (± 1 200 €) avec une charge de travail moins élevée.
Les horaires de travail, de 8 h 30 à 17 h 30, ne reflètent pas la réalité car les ouvriers doivent pointer trois fois avant d’arriver sur leur poste de travail : une fois dehors quel que soit le temps, une fois avant le vestiaire et une troisième fois avant l’atelier. Avec plus de 200 ouvriers, les queues sont longues et il faut donc rajouter une heure le matin et une heure le soir. Ces heures ne sont pas payées et les ouvriers n’ont droit qu’à vingt minutes de pause en tout dans la journée (pause-pipi, repas, clope), un dépassement d’une seconde donne lieu à un avertissement écrit et à une retenue sur salaire. Mais surtout, seuls les noirs doivent pointer, et la colère de Deneco Dube quand nous le questionnons sur la légalité de ce système est patente : « Non, ce n’est pas légal, et je ne comprends pas que le ministère du Travail tolère ces discriminations, celles-ci devraient être notées dans ses rapports, même les audits sur les inégalités que les entreprises transmettent annuellement au ministère montrent que les ouvriers noirs sont beaucoup moins payés que les ouvriers blancs, sans même parler des discriminations que subissent les femmes. »
Les entreprises ont dû abandonner le système par lequel elles payaient en partie leurs salariés en nature avec du vin. Mais comme Mercia Andrews nous l’explique : « Certes ce système n’est plus légal, mais ses effets délétères n’ont pas cessé. Dans beaucoup de secteurs où nous intervenons, la consommation d’alcool est très élevée et de nombreux ouvriers sont complètement dépendants. Les patrons ne paient plus avec du vin, mais ils vendent directement aux ouvriers de l’alcool de mauvaise qualité. Pour nous, combattre l’alcoolisme est une cause majeure car plus les gens sont dépendants à l’alcool plus il leur est difficile de combattre l’oppression et l’exploitation qu’ils subissent. »
Face à la détermination des grévistes, nous nous interrogeons sur la réponse de l’industrie viticole. Mercia Andrews : « C’est une activité très bien organisée, les patrons se sont regroupés dans une organisation patronale, VinPro, et c’est en son sein que sont décidées les politiques salariales de toutes les entreprises. Cette année ils ont décidé de ne pas dépasser 8 % d’augmentation, et il n’est donc pas question pour eux que RW cède aux pressions des grévistes qui voudraient voir le salaire de base passer à 8 500 R, car tous les ouvriers du secteur pourraient alors prétendre à la même augmentation. »
Pour CSAAWU, il est primordial de ne pas limiter la lutte aux 227 ouvriers de RW mais de l’étendre en amont, dans les vignobles qui fournissent la distillerie en vin brut, et en aval, chez les distributeurs mais aussi transversalement dans les autres distilleries. Bien que CSAAWU représente 80 % des travailleurs, la lutte est rude et les risques élevés. Mercia Andrews : « La direction a essayé de faire interdire la grève, puis elle a voulu dicter au syndicat et aux ouvriers comment ils pouvaient se battre, elle a menacé les leaders de prison et CSAAWU d’une amende de 500 000 R s’ils gênaient les camions ou les briseurs de grève qu’elle a recrutés. »
Face à un rapport de forces très défavorable, les grévistes ont essayé d’élargir leurs soutiens que ce soit dans la société civile en Afrique du Sud ou à l’international. DLF et ses membres se sont très impliqués dès le début, et leur rôle est central dans cette lutte. Les « red brigades » |3| ont aussi affiché leur soutien et ont invité les travailleurs au Parlement du Cap occidental où ils ont lu une déclaration condamnant les employeurs. Quant à l’attitude de l’ANC, la réponse de Mercia est cinglante : « Rien ! ». Ce qui confirme combien les préoccupations des dirigeants de l’ANC sont maintenant éloignées de celles du peuple sud-africain. Des collectes d’argent et de nourriture ont été organisées par d’autres syndicats ou des groupes comme les étudiants de l’université du Cap. Des syndicats nord-européens sont aussi impliqués particulièrement en Suède et Norvège où les vins de RW sont commercialisés. Les grévistes ont en effet décidé de réactiver un mode de lutte utilisé pour faire tomber l’apartheid, le boycott des produits de RW. Une page Facebook a été ouverte à cet effet.
Pour Deneco Dube, dont c’est la deuxième grève après le soulèvement des ouvriers agricoles en 2012, l’aide internationale est essentielle car les grévistes ne pourront pas tenir indéfiniment sans paie, et le boycott est le meilleur moyen pour mettre la pression sur la direction. « Pour nous, le vin de RW est un vin de sang, c’est notre sang qui produit ce vin, et nous n’en tirons aucun profit, nous sommes payés comme des esclaves alors que le patronat s’enrichit de plus en plus. Boire ce vin aujourd’hui, c’est boire notre sang. »
À la douzième semaine, alors que les grévistes avaient accepté la proposition patronale d’une hausse des bas salaires de 400 R, approximativement 12,5 %, la direction a refusé d’inclure une clause de « paix » par laquelle elle se serait engagée à ne pas procéder à des licenciements, les négociations sont interrompues. Il ne faisait aucun doute que l’entreprise voulait casser la confiance des travailleurs et détruire leur syndicat. CSAAWU a donc renouvelé son appel à la solidarité internationale pour continuer et intensifier le boycott de tous les produits de RW et à protester directement auprès de la société et par tout autre moyen.
Les travailleurs de Robertson ont refusé de céder à la peur et aux menaces des employeurs et tenu bon. À la quatorzième semaine, ils ont décidé d’arrêter la grève et de signer un accord avec la direction.
L’accord comprend une augmentation des salaires de 8 % ou d’un forfait de 400 R par mois selon ce qui est le plus avantageux. Cette augmentation sera de plus rétroactive au 8 août dernier. En outre, il sera payé une prime annuelle équivalente à un mois de salaire, payable au 15 novembre. Surtout et cela était très important, les menaces de sanction à l’encontre de 16 des « meneurs » ont été définitivement levées.
Si les grévistes sont loin d’avoir obtenu les augmentations de salaires qu’ils souhaitaient initialement, ils ont obtenu de grandes victoires sur pas mal de points. On peut même dire que l’industrie viticole ne sera plus jamais la même. Le gouvernement a dû se résoudre à examiner les conditions d’esclavage qui existent dans les exploitations agricoles et l’industrie viticole. Les travailleurs et travailleuses des caves viticoles de ce pays vont ainsi pouvoir s’inspirer des succès que les travailleurs de Robertson ont obtenus. Ils vont tous y trouver un encouragement à se battre pour leur camp social et se défaire des mêmes conditions que ceux de Robertson ont eu à subir.
Le syndicat CSAAWU sort grandement renforcé de ce conflit et de son issue victorieuse, il va, on peut l’espérer, montrer la voie à suivre pour les travailleurs des campagnes sud-africaines qui souffrent tout autant que ceux des zones urbaines sinon plus à cause de leur isolement. C’est aussi une leçon pour nous tous à l’heure où l’Europe et le monde s’engagent dans les nationalismes nauséabonds. Plus que jamais il est clair que la lutte doit aussi encore et toujours se conduire dans la solidarité internationale.