Ils avaient promis de fourbir les armes contre les entreprises reines de l’évasion fiscale. Celles que les 44 pays réunis sous l’égide de l’OCDE viennent de présenter pour lutter contre « l’optimisation fiscale agressive » des Google, Starbucks et autres « Intaxables » pourraient bien s’avérer mortelles. Ce week-end, les ministres des finances des pays du G20, réunis à Cairns en Australie, vont examiner les préconisations de l’OCDE pour lutter contre les pratiques fiscales des multinationales, passées maîtresses dans l’art d’esquiver les impôts. Et si elles entrent en application, les premières propositions, dévoilées mardi 16 septembre par l’OCDE, devraient permettre d’envoyer aux oubliettes certaines des ficelles les plus appréciées des « Intaxables ».
Dans le jargon de l’OCDE, le dossier est désigné par l’acronyme BEPS, pour Base Erosion and Profit Shifting (« Érosion de l’assiette fiscale et transfert de bénéfices »). Fin 2012, la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni ont missionné et financé les experts de l’organisation pour lister les mille et une manières dont les entreprises contournent l’impôt, et proposer des remèdes au G20. L’idée était simple : identifier les cas où des entreprises parviennent à n’être taxées ni dans le pays où elles sont implantées, ni dans celui où elles commercent réellement, puis supprimer les raccourcis et les chausse-trappes qui permettent cette situation.
En février 2013, un premier rapport pointait sévèrement les conséquences de l'optimisation fiscale agressive menée depuis des années par les multinationales. Puis, en juillet de la même année, l’OCDE déroulait le plan d’action pour y remédier, en pointant une à une les situations problématiques, en indiquant les règles internationales à modifier, et en donnant le timing. Cette fois, les premières solutions concrètes sont sur la table, et elles sont plutôt convaincantes pour assurer « la cohérence de la taxation sur les bénéfices des sociétés au niveau international », comme le formule l’OCDE. Ce club des 34 pays les plus riches du monde a été appuyé par une dizaine d’autres pays. En tout, les participants à la réflexion pèsent 90 % de l’économie mondiale.
Ces propositions de règles constituent la première réponse cohérente à des pratiques qui minent l’économie mondiale (et que Mediapart chronique régulièrement depuis deux ans environ). Pascal Saint-Amans, le Français à la tête du département fiscal de l’OCDE (que nous avons interviewé ici) peut se féliciter des premiers résultats qu’il a obtenus, même s’ils ne devraient pas être mis en place avant deux ans, et même si, surtout, il reste encore quelques gros trous noirs dans les règles internationales.
Il est urgent d’agir : chaque mois ou presque, un nouvel exemple d’acrobatie fiscale est dévoilé. Pour rappel des conséquences, Le Figaro dévoilait il y a quelques jours que Google France n’avait payé en 2013 que 7,7 millions d’euros d’impôt sur les sociétés. La filiale hexagonale du géant du Web a déclaré un chiffre d'affaires de 231 millions d'euros sur le territoire, alors qu’il dépasse en réalité le milliard d’euros.
À l'assaut des vrais problèmes
Les premières recommandations de l’OCDE, qui déboucheront sur des modèles de réglementation que chaque pays pourra adopter, portent sur quelques-uns des aspects les plus scandaleux de « l’évitement fiscal » (nous avons détaillé ici toutes les astuces généralement employées). À commencer par la manipulation des prix de transfert. Maintes fois raconté dans ces colonnes, et utilisé par, peu ou prou, toutes les multinationales, le procédé consiste à localiser artificiellement les profits d’une société dans un paradis fiscal, alors que les filiales implantées dans des pays à fiscalité classique (où se déroule généralement la véritable activité de l’entreprise) n’affichent plus que des charges financières.
Le cas de Starbucks, notamment aux Pays-Bas où l’entreprise est ciblée par une enquête de l’Union européenne, est limpide. En 2011, alors que le cafetier américain assurait à ses investisseurs qu’il avait réalisé 40 millions de dollars de profits en Europe, il avait en fait déclaré une perte de 60 millions aux administrations fiscales britanniques, allemandes et françaises (les trois pays représentent 90 % de son activité sur le continent).
En France, Starbucks est officiellement en déficit perpétuel depuis son lancement sur le territoire en 2004, et n’a jamais payé d’impôt dans l'Hexagone. La recette avait été dévoilée en novembre 2012 par une enquête de Reuters : chaque filiale nationale, rassemblant les boutiques établies sur son territoire, doit verser une redevance de 4,7 % à la société néerlandaise Starbucks Coffee EMEA BV, au titre de l’utilisation de la marque ou des brevets de la société (avant que l’administration fiscale néerlandaise ne s’en mêle, la redevance était même de 6 %). C’est aussi cette filiale néerlandaise qui facture le café à tous les cafés d’Europe, d’Asie et du Moyen-Orient.
Pour mettre fin au procédé, l'OCDE veut que les multinationales transmettent aux fiscs des pays où elles opèrent les informations détaillées, pays par pays, sur leur chiffre d'affaires, leurs profits, leurs effectifs, ainsi que les impôts qu’ils y ont payés. Le tout devra être complété par une liste de toutes les filiales existantes, avec un descriptif de leur activité. Cette comptabilité pays par pays est un vieux serpent de mer des débats fiscaux, mais était jusqu’à présent plutôt soutenue par les ONG militantes, tel le Tax Justice Network (TJN) ou le CCFD-Terre solidaire en France.
En juillet 2013, la France avait montré la voie en imposant cette disposition pour les banques dans sa loi de séparation bancaire, reprenant une modalité votée par le parlement européen. Mais l’OCDE veut imposer le principe pour toutes les entreprises, pour le plus grand bonheur de Richard Murphy, comptable, universitaire et activiste, qui a été l’un des premiers à forger ce concept, au début des années 2000. « L’ère de la comptabilité pays par pays arrive », s’est-il félicité sur son site.
« Sur ce point, on est en échec, il n’y a pas de solution. »
L’autre point majeur des travaux de l’OCDE reviendra à mettre fin au « treaty shopping », ce choix par les multinationales des pays où elles s’installent (bien souvent simplement sur le papier, grâce à une coquille vide), en fonction des traités de double imposition qu’ils ont signés. Exemples les plus classiques ? Le « double irlandais » et le « sandwich hollandais », qui voient les géants du Net faire transiter via l’Irlande et les Pays-Bas leurs bénéfices tirés de la propriété intellectuelle, avant de les envoyer aux Bermudes.
Ce chemin détourné, et hautement fréquenté, permet d’éviter la quasi-totalité des taxes. Là aussi, Starbucks est un très bon exemple : une fois les redevances versées par les filiales de tous les pays centralisées aux Pays-Bas, la maison mère envoie gratuitement cet argent aux Bermudes, où il n’est pas taxé.
Autre exemple étonnant : le quart des investissements étrangers en Inde est censé venir de… l’île Maurice, qui possède en fait des accords fiscaux très généreux avec son gigantesque partenaire. L’OCDE, qui a obtenu l’accord des 44 pays se penchant sur le sujet, va imposer des normes minimales pour que ce détournement des règles ne soit plus possible, et qu’une entreprise basée aux Pays-Bas, en Irlande ou à Maurice y exerce une activité réelle si elle veut bénéficier des traités fiscaux qui y sont en vigueur.
Dernière anomalie dans le viseur, les « produits hybrides », ces dispositifs complexes qui ne sont pas interprétés de la même façon par deux administrations fiscales qui finissent, chacune de leur côté, par les exonérer d’impôts, en pensant que l’autre les taxe. Cela ne devrait plus être possible. En mai 2013, le sénateur démocrate américain Carl Levin avait levé le plus gros lièvre connu de ce monde étrange dans son rapport au canon contre Apple. Il avait établi qu’une des filiales de l’entreprise, qui supervise l’ensemble des activités en Asie, en Europe, au Moyen-Orient, en Inde et en Afrique, ne paye nulle part d’impôt sur les sociétés… alors qu’elle a engendré 30 milliards de dollars de bénéfices entre 2009 et 2012, soit le tiers des profits totaux d’Apple !
Cette filiale, AOI, ne disposait ni de bureaux, ni d’employés. Domiciliée en Irlande, elle n’était pas prise en considération par le fisc américain. Mais son conseil d’administration se réunissait à San Francisco et elle ne correspondait donc pas non plus à la définition irlandaise de la résidence fiscale. Un très rentable fantôme fiscal…
Avec ces préconisations, l’OCDE a fort bien joué, et ce sont même les promoteurs acharnés des schémas fiscaux les plus tordus qui le reconnaissent. Ainsi, la filiale luxembourgeoise du cabinet de conseil PricewaterhouseCoopers (PwC), experte s’il en est dans l’art des montages louches, a déclaré : « Malgré les nombreux avis estimant que les propositions de l’OCDE seraient édulcorées pour atteindre un consensus, la première partie de l’ambitieux plan de l’OCDE a été dévoilée à temps, et intacte. L’échelle et l’ampleur du changement surpassent ce que beaucoup avaient anticipé au départ. » La filiale irlandaise de PwC a quant à elle été obligée de reconnaître que le plan représentait « un changement très significatif de la fiscalité internationale moderne ».
Les « patent boxes » vont continuer à enrichir le Luxembourg, les Pays-Bas et l'Angleterre
Pour autant, il faut aussi constater des incertitudes encore réelles, quelques retards, et au moins un gros échec. En effet, les discussions sur la suppression du régime de la « patent box » (« la boîte à brevet ») sont dans l’impasse. « Sur ce point, on est en échec, il n’y a pas de solution », reconnaît un négociateur, interrogé par Mediapart. Selon nos informations, la Grande-Bretagne, le Luxembourg, les Pays-Bas et Chypre ont réussi à faire front face aux 40 autres pays pour que ce régime ne soit pas supprimé.
Comme nous le racontions ici, cette niche fiscale est l'une des armes jalousement gardées par les trois premiers pays pour attirer les entreprises. Il s’agit simplement d’une substantielle exonération d’impôts sur tous les revenus tirés de la propriété intellectuelle. Idéal pour les multinationales qui utilisent beaucoup de brevets ou qui, comme Starbucks ou Google, facturent à leurs filiales, partout dans le monde, le droit d’utiliser leur marque ou leurs services de marketing. De nombreux observateurs critiques, et même, selon le Financial Times, la chambre de commerce des ingénieurs britanniques, jugent ce procédé inefficace, trop coûteux, voire dangereux.
Moins problématique, mais tout de même significatif, les pays autour de la table n’ont pas encore réussi à se mettre d’accord sur le cas précis des entreprises numériques. L’OCDE leur consacre bien un rapport particulier, mais les mesures qu’elle préconise attendront encore un an. L’idée générale est de réussir à localiser les profits de Google ou Facebook à l’endroit même où ils exercent réellement leur activité, notamment en créant le concept « d’établissement stable virtuel », mais le sujet est si brûlant que les discussions se poursuivent.
Critiques des entreprises… et des ONG
Les négociations devraient continuer à être délicates. Malgré un assez large consensus politique sur ces questions, affiché à la tête des États, l’OCDE a déjà dû faire face à de fortes résistances à ces volontés de réforme, notamment aux États-Unis. En juin dernier, le puissant lobby du patronat américain, le Business roundtable, a envoyé au secrétaire au Trésor une lettre très sévère sur le projet BEPS.
Dévoilé en France par Le Monde, et envoyé juste avant un passage à Washington de Pascal Saint-Amans, le courrier demandait « au gouvernement américain de s'opposer à la mise en œuvre du projet BEPS », jugeant qu’« au mieux, cela accroîtra l'incertitude sur le traitement fiscal des profits transfrontaliers », et que « au pire, cela aboutira à la création d'impôts sans précédent (…) qui vont geler l'investissement et ralentir la croissance ». Message bien reçu : « Nous partageons une grande partie des préoccupations exprimées par Business Roundtable », avait déclaré à l'AFP un porte-parole du Trésor américain.
Plusieurs parlementaires républicains influents ont également dit à plusieurs reprises tout le mal qu’ils pensaient de ce processus qui ne peut aboutir, selon eux, qu’à alourdir les impôts des fleurons de l’économie américaine.
À l’autre bout du spectre, l’OCDE doit subir les critiques des ONG, même si ces dernières prennent soin de saluer les efforts de l’organisation et les avancées présentées, qu’elles considèrent comme autant de pas dans la bonne direction. Le Tax Justice Network d’abord, généralement très critique de l’OCDE dont il juge que la mission est de sauver le système en l’amendant à la marge plutôt que de réinventer des règles du jeu. Mediapart expliquait par exemple, l’an dernier, que cette ONG ne goûtait guère les réformes envisagées sur les prix de transfert, jugeant qu’il valait mieux renverser la table et imposer un modèle de taxation unitaire. Il s’agit de considérer toutes les filiales d’une multinationale comme une seule et même entreprise, d’évaluer ses bénéfices totaux, où qu’ils soient localisés, puis de les diviser proportionnellement, en fonction des pays où l’activité de l’entreprise est réellement effectuée. Chaque État serait ensuite libre de taxer, à la hauteur qu’il le souhaite, la portion de bénéfices qui lui aurait été attribuée.
Dans le New York Times, Sol Picciotto, universitaire et représentant de l’association, a donc classiquement estimé que les efforts de l’OCDE étaient « simplement des accommodements mineurs », déclarant : « Ils essayent de réparer une vieille voiture, alors qu’ils ont en fait besoin d’un nouveau moteur. » Autre point clairement décevant, selon l’association (dont l’analyse est partagée, notamment, par le CCFD) : la comptabilité pays par pays est certes un grand pas en avant, mais les résultats seront réservés aux administrations fiscales et ne seront pas rendus publics. Ce qui prive l’opinion publique d’un précieux moyen d’information et de pression sur les entreprises.
Les pays en développement laissés à l'écart
Il faut néanmoins noter que le TJN a modéré ses critiques, d’habitude bien plus radicales… sauf sur un point où toutes les associations de lutte contre la fraude fiscale se rejoignent, quelle que soit leur nationalité. Tous les observateurs reprochent en effet à l’OCDE de laisser de côté les pays en développement, pourtant concernés au premier chef par la façon dont les multinationales évitent les impôts. Certes, les pays les plus pauvres ont été consultés lors des discussions. Mais ils n’ont pas vraiment eu voix au chapitre. Un forum de consultation a bien été organisé en Afrique du Sud, mais le CCFD « rappelle que l’Afrique du Sud n’a pas été mandatée par les autres pays africains pour les représenter et qu’en aucun cas sa voix ne représente celle de l’Afrique ». Dans les couloirs de l’OCDE, certains rédacteurs des propositions reconnaissent même qu’« il y a du vrai dans ces critiques ».
L’OCDE devrait finir de boucler ses propositions (avec encore quelques gros dossiers, comme les rulings, ces arrangements secrets entre administrations fiscales et grosses entreprises), fin 2015. Il ne restera plus qu’à mettre en œuvre toutes les propositions, au mieux pas avant fin 2017. Et ce sera bien sûr loin d’être gagné, malgré les bonnes volontés affichées. Par exemple en France, où les actes ne suivent pas toujours le discours. Ainsi, dans un communiqué, le ministère des finances a déclaré que le gouvernement soutenait pleinement le plan d’action de l’OCDE et qu’il allait « poursuivre les travaux » sur l’optimisation fiscale. Le ministre des finances Michel Sapin sera d’ailleurs chargé, en Australie, d’ouvrir la session sur ces questions.
Et pourtant, dans l’Hexagone, le gouvernement et le Parlement viennent de refuser d’appliquer certains principes de transparence qu’ils préconisent officiellement.
Jeudi 18 septembre, l’Assemblée nationale a voté une loi qui introduit l’obligation pour les entreprises pétrolières, gazières, minières et forestières de publier tous les paiements faits à des gouvernements, pays par pays et projet par projet. C’est une directive européenne qui l’imposait, pour lutter contre la corruption. Mais, malgré les demandes et les alertes d’une trentaine d’ONG très mobilisées, il a été décidé de ne pas imposer aux entreprises de communiquer publiquement leurs rapports, ni de les obliger à lister les activités de l’ensemble de leurs filiales. Même lorsqu’elles sont bien camouflées au Luxembourg ou aux Bermudes. Du discours aux actes, le pas reste parfois à franchir.
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Source : www.mediapart.fr