De nos envoyés spéciaux dans le Nebraska. La réserve indienne de Rosebud se termine là où démarre l’État du Nebraska. En filant plein sud, on bascule dans les Sand Hills, une « écorégion » de prairies poussant sur des dunes sablonneuses. C’est un paysage de collines ondoyantes et de vastes champs agricoles. La zone est particulièrement fertile, en raison de la présence souterraine de l’aquifère de l’Ogallala, l'une des plus vastes nappes phréatiques au monde. Mais en dépit de ce don du ciel (littéralement), les conditions de vie sont âpres au Nebraska : frigorifique l'hiver, torride l'été, c'est l'un des territoires les moins densément peuplés des États-Unis, demandant beaucoup de travail pour faire fructifier sa terre. Il est assez peu étonnant que Bruce Springsteen s’en soit inspiré pour enregistrer le disque le plus dépouillé et difficile d’accès de sa carrière.
Notre premier arrêt est pour Ron et Jeanne Crumly, un couple de fermiers dans le comté de O’Neill, issus d'une lignée qui vit depuis cinq générations sur ces terres. Elle est pimpante et volubile, lui est plus effacé et se déplace avec la raideur d’une vie à manier des engins agricoles. Ils ont découvert un beau jour, il y a trois ans, que l’oléoduc Keystone XL allait passer en plein sur leurs champs. « Un soir, nous avons reçu un coup de téléphone à 21 h 30, une heure réservée pour les communications graves ou urgentes, se remémore Jeanne Crumly. Au bout du fil, un homme m’annonce : “Bonsoir, c’est TransCanada, nous allons vous prendre un bout de votre terrain pour construire un pipeline et vous serez dédommagés de tant de dollars. Nous passerons bientôt vous remettre les documents à signer. Merci, à bientôt.” C’était bref, sans politesse et sans discussion possible. » Jeanne fait une pause avant d’ajouter, avec l’approbation de Ron : « Cela ne m’a pas plu… »
Des témoignages comme ceux-ci, il y en a des dizaines dans tout le Nebraska : les commerciaux de TransCanada qui appellent des familles, leur expliquent ce qui va se passer, offrent quelques dizaines de milliers de dollars et raccrochent. C’était évidemment la plus mauvaise façon de procéder avec ces ranchers fiers et rugueux. Ron Crumly prend la parole en relevant sa casquette d’une main : « Quand ils ont vu qu’on était sceptiques, ils ont commencé à nous bombarder de coups de fil, mais au fur et à mesure que je leur posais des questions techniques, auxquelles ils ne savaient pas répondre, sur la profondeur de l’oléoduc, sa résistance au mouvement des sols, les capacités d’intervention en cas de fuite, etc., leur seule réponse était : “Ne réfléchissez pas trop, il s’agit juste d’un pipeline !” » Sans élever la voix, il termine : « Pour TransCanada, il s’agit juste de réaliser un bénéfice. Pour nous, c’est notre gagne-pain et notre vie… »
Avec une poignée d’autres agriculteurs (beaucoup ont accepté de signer avec TransCanada sans se poser de questions), Ron et Jeanne Crumly commencent à se documenter, à discuter avec d’autres propriétaires, à participer à des réunions publiques d’information, dont celles d’opposants qui commencent à se structurer sous la bannière de l’organisation Bold Nebraska (le Nebraska audacieux). À chaque tour et détour de leur quête d’information, ils découvrent la légèreté de l’entreprise canadienne : elle ne connaît pas toujours la nature des sols sur le tracé du pipeline, elle se moque de la présence de l’aquifère à proximité, elle n’a prévu aucun dédommagement dans le cas où il faudrait rouvrir la tranchée pour réparer un tronçon de pipeline… L'opposition des ranchers se renforce au fur et à mesure qu’ils en apprennent davantage…
Ils découvrent également, eux qui s’estiment pro-business et sont des électeurs républicains fidèles, qu’ils sont seuls dans cette lutte : « On ne peut pas faire confiance à nos élus parce qu’ils feront tout pour assurer leur réélection et qu’ils ont besoin d’argent pour cela. On ne peut pas faire confiance aux entreprises parce qu’elles cherchent à maximiser leurs profits », soupire Jeanne. Le coup de grâce survient quand TransCanada annonce avoir révisé le parcours du pipeline avec les autorités de l’État pour éviter les Sand Hills. En fait, c’est la carte de l’écorégion qui a été modifiée pour réduire ses frontières et faire en sorte que le pipeline ne les traverse plus… Un tour de passe-passe qui ne trompe personne, mais définit bien la collusion des élus locaux avec l’entreprise canadienne.
« TransCanada est arrivé ici en pensant nous marcher dessus »
Aujourd’hui, tenaces, Ron et Jeanne Crumly refusent toujours de signer le contrat de TransCanada (après que le montant a plus que doublé). Depuis le patio de leur maison, ils regardent leurs petits-enfants jouer sur leur pelouse qui s’ouvre sur les champs de maïs : « Ce n’est pas une question d’argent : c’est pour nos descendants que nous faisons cela. Il est hors de question de signer avec le Diable ! »
Autant les Crumly représentent une « variété » d’habitants du Nebraska, autant Kenneth Winston en représente une autre. Le dirigeant du chapitre local du Sierra Club, la grande organisation environnementale américaine, fixe rendez-vous dans un café branché de la capitale de l’État, Lincoln, et arrive en sandales, chapeau de paille et voiture hybride. Il ressemble à la caricature d’un tree hugger, ces « amoureux des petites fleurs » dont se moquent fréquemment les agriculteurs. Et pourtant, il est devenu l’un des meilleurs partenaires, un ami presque, des Crumly et des ranchers de l’État.
Avec sa complice, Jane Kleeb, qui a fondé Bold Nebraska (voir la vidéo plus bas), c’est lui qui a informé les fermiers et les a incités à se battre au point que si, aujourd’hui, le Keystone XL n’est pas encore sous terre et sous pression, c’est entièrement grâce aux efforts conjoints menés dans le Nebraska. Des plaintes contestant l’autorité du gouverneur pour décider de la construction du pipeline ont été déposées par plusieurs ranchers, appuyés par des avocats spécialistes en droit foncier et environnemental, et elles sont remontées jusqu’à la Cour suprême de l’État, qui n’a pas encore tranché. Ce blocage législatif a servi de prétexte à Barack Obama pour retarder son approbation, nécessaire au projet d’oléoduc transnational.
« La morale de cette histoire est que TransCanada est arrivé ici en pensant nous marcher dessus, que nous avons fermement dit non, et que nous avons arrêté tout le bazar ! s’amuse Kenneth Winston, en souriant dans sa barbe poivre et sel. Même si nous avons nos différends avec les agriculteurs concernant l’irrigation et les pesticides rejetés dans la nature, tout le monde est conscient que l’aquifère de l’Ogallala est quelque chose de capital pour la région et que nous ne pouvons pas prendre de risques. Les promoteurs du pipeline nous disent : “Il y a déjà des dizaines d’oléoducs et de gazoducs qui traversent la région des Sand Hills, c’est ridicule de s’opposer à celui-ci !” Mais il y a une différence capitale avec le Keystone XL, et les ranchers l'ont bien compris : il s’agit de transporter des sables bitumineux pas du pétrole ordinaire. »
Les sables bitumineux canadiens sont en effet extrêmement visqueux et, afin de les acheminer par pipeline, il faut les diluer avec des produits chimiques (sans dire lesquels, car c’est considéré comme un secret industriel par les pétroliers !). En cas de fuite à proximité d’une nappe phréatique, la catastrophe est double. Primo, des produits chimiques inconnus se répandent dans la nature. Secundo, les sables bitumineux, même dilués, coulent au fond de l’eau au lieu de rester en surface comme les hydrocarbures plus légers, et la pollution est donc durable et extrêmement difficile à éradiquer !
« La période lors de laquelle le projet Keystone XL a été annoncé, a coïncidé avec deux marées noires qui ont marqué les esprits : celle de la plateforme pétrolière Deepwater Horizon, dans le golfe du Mexique, et celle de la rivière Kalamazoo, due à une rupture de pipeline dans une rivière, la plus importante et la plus coûteuse à l’intérieur du territoire américain, poursuit Kenneth Winston. Ces deux catastrophes ont fait réfléchir les gens sur le tracé du pipeline et certains d’entre eux ont décidé de s’opposer à ce projet car ils y voient une menace pour leur existence sur le long terme. »
« Si nous installions une éolienne sur nos champs, nous gagnerions plus d’argent »
L’opposition des fermiers du Nebraska n’est pas un simple cas de « NIMBY » (Not in my backyard, « Pas chez moi »), ou alors elle l’a peut-être été, au démarrage, pour certains, mais depuis, elle a dépassé ce réflexe protectionniste. Retournons dans les plaines en bordure de Sand Hills, dans le hameau de Polk (à peine 300 âmes, mais tout de même deux bars-restaurants), situé sur le tracé de l’oléoduc. Pour Brian Bedient, un cinquantenaire à la moustache triste et à la double vie (fermier le soir et les week-ends, ouvrier le jour dans une usine locale), qui a toujours voté républicain, il s’agit de s’élever contre certaines façons de procéder irrespectueuses des citoyens : « La mentalité de la région est : si cela ne nous concerne pas, on ne s’en occupe pas. Et pourtant, le pipeline ne passe pas sur mes terres, mais j’ai décidé de m’en mêler. Parce que cela affecte certains de mes voisins et que l’on n’a jamais cherché à nous consulter collectivement. La plus grosse erreur de TransCanada a été de ne pas demander s’il vous plaît ! »
Avec ses voisins et amis Shannon et Kevin Graves, il a formé la Good life alliance (l’alliance de la bonne vie, basée sur la devise du Nebraska : la bonne vie). Shannon et Kevin ont une maison plus que centenaire à 100 mètres du tracé du pipeline et ils possèdent également la quincaillerie du coin. Dans un territoire où l’on garde ses opinions pour soi, le couple a clairement affiché ses opinions dans sa boutique et il a pu constater que, même chez les habitants favorables au projet de pipeline, il y avait des réticences. « Tout d’abord, Transcanada nous a pris pour des ploucs en refusant de répondre à nos questions techniques, alors qu’en tant que fermiers, nous sommes tous un peu scientifiques, grogne Kevin, barbe fournie, cheveux en brosse et langue bien pendue, une fois quelques bières éclusées. Ensuite, ils ont cru que l’on ne se parlait pas entre nous, en offrant des indemnités très différentes pour les mêmes surfaces de terrain. Nous ne sommes pas des gogos ! Enfin, ils ont menacé d’utiliser la loi d’expropriation pour intérêt public, si on s’opposait. Et cela a particulièrement énervé les gens d’ici : on ne parle pas d’une route ou d’un service public, mais d’une entreprise privée étrangère. De quel droit se targue-t-elle d’une fonction d’intérêt public pour le bénéfice de tous, alors qu’elle ne sert que ses intérêts privés et ceux des multinationales du pétrole ?!? »
Vidé de son souffle après cette tirade énervée, Kevin nous propose d’aller voir la « grange énergétique », située juste à côté de son champ. Sur une parcelle, sise pile sur le tracé de l’oléoduc, des volontaires, réunis par Bold Nebraska, ont érigé un édifice en bois entièrement alimenté par des énergies renouvelables. Comme pour le camp indien des Brûlés (notre précédent épisode, à lire ici), le symbole est plus important que la réalisation. Comme le dit Jane Kleeb, à l’initiative de cette grange : « Si Obama approuve le projet de pipeline, alors il faudra qu’il assume de détruire un bâtiment entièrement vert pour faire place au pire de l’industrie pétrolière et des énergies polluantes. »
Si les ranchers ont démarré leur combat pour protéger leur mode de vie et transmettre une terre à leurs enfants en aussi bon état que celle dont ils avaient hérité, le combat contre le Keystone XL a commencé à transformer leur vision du monde. « Je ne suis clairement pas une écolo », proclame Shannon Graves avec faconde en désignant son 4×4, qu’elle utilise pour se déplacer partout, « mais je commence à comprendre les enjeux supérieurs qu’il y a à refuser ce pipeline. J’ai découvert que si nous installions une éolienne sur nos champs, nous gagnerions plus d’argent en quelques années de location qu’avec la somme que nous promet TransCanada pour faire passer son oléoduc. Ça fait réfléchir ! »
Étape suivante : Les alternatives énergétiques au Kansas