« Celui qui fait au peuple de fausses légendes révolutionnaires, celui qui l’amuse d’histoires chantantes, est aussi criminel que le géographe qui dresserait des cartes menteuses pour les navigateurs »
P.-O. Lissagaray, 1896, Histoire de la commune de 1871, Préface
Les sociétés occidentales et occidentalisées font face à des problèmes incontournables dont on peine à mesurer l’ampleur. Ainsi, la fin de la société de consommation, à laquelle personne ne croit vraiment mais que les ravages écologiques rendent inéluctable ; ou encore la fragmentation sociale croissante en lobbies, corporatismes, clientélismes, communautarismes. Ces phénomènes font voler en éclats les grilles de lecture héritées de l’après-guerre.
Face à ces situations inédites, les réactions des populations sont imprévisibles [1]. Des mouvements populaires semblent déjà apparaître confusément, sur de nouvelles bases, et ne pourront aller qu’en se multipliant. Beaucoup sont, et seront, des réactions plus ou moins violentes et plus ou moins structurées face à une réalité vécue comme insupportable, des tentatives d’accaparement inégalitaires ou des appels régressifs à un ordre imposé et indiscutable.
Mais il existe aussi des tendances cherchant à tâtons à dépasser ce stade de la plainte, du déni et du sauve-qui-peut. Elles tentent de faire valoir une autre organisation sociale, où les décisions politiques ne suivraient pas des logiques aveugles, mais seraient le fruit de la délibération et de la décision des individus aux prises avec leurs responsabilités. Ce courant portant le projet d’une démocratie directe, d’une autonomie collective, est encore extrêmement marginal et en grande partie à l’état latent, mais a jailli récemment, et passagèrement, en différents endroits du globe [2]. Ce texte part de la possibilité d’une telle renaissance politique.
Reprise du problème
Un des premiers problèmes auxquels s’affronteront, et s’affrontent déjà, les partisans d’un autogouvernement du peuple, pour peu qu’ils dépassent l’indignation solitaire ou sans lendemain et souhaitent coaliser leurs convictions et leurs actions, est celui du mode d’organisation politique.
La chose est difficile à plusieurs titres, et tout d’abord parce qu’elle a été abandonnée il y a bien longtemps : la fameuse « question de l’organisation » ne fait plus du tout question depuis que le spectre totalitaire du parti bolchevique plane sur tous les groupuscules et partis. Et les collectifs informels, le travail « en réseau » et les groupes affinitaires qui s’y sont substitués depuis plus de trente ans n’échappent pas davantage aux relations d’autorité, à l’instauration d’une orthodoxie, aux scissions successives, etc. Mais ils se trouvent, par-dessus tout, congénitalement incapables de dépasser le simple lobbying, quelquefois involontaire et sous une phraséologie « radicale », pour porter un véritable projet de société.
Ambition de ce texte
Ce texte se propose donc de réexaminer les obstacles internes — les plus importants — que ne peut que rencontrer un collectif militant pour une démocratie directe, afin d’en dégager quelques principes d’organisation. On aurait bien tort d’en attendre des solutions techniques : la profondeur du problème amène surtout à s’extraire des oppositions et clivages stériles pour essayer de nourrir des interrogations organisationnelles, idéologiques ou existentielles pour les gens qui s’en saisiraient. Car, à l’intersection de la sphère privée, de l’engagement politique et de l’institution publique, le domaine particulier de l’organisation collective relève par excellence de la praxis, tension et dialogue constants entre éléments théoriques, expériences pratiques et désirs profonds des individus, questions ouvertes qu’aucun texte ne peut raisonnablement chercher à résoudre.
Quelques mots sur notre démarche. Elle commencera par un détour historique, où sera tenté une rapide analyse critique des différentes formes qu’ont pris les organisations politiques visant une transformation de la société : il s’agira de pointer la façon dont ces formations se sont dégradées durant l’époque contemporaine, dégradation aboutissant à l’éparpillement et à la désorientation politiques actuelles. De là, nous essayerons de formuler quelques principes quant aux processus psychosociaux de la « récupération », qui amènent un élément subversif à devenir, de fait, une partie du corps social contribuant, d’une façon ou d’une autre, au fonctionnement, au maintien et au renforcement de celui-ci. Ces principes nous conduiront à entrevoir ce qu’impliquerait un groupe politique capable de s’auto-interroger sur son histoire, ses buts et ses fondements, c’est-à-dire capable d’incarner, à son échelle et autant que faire se peut, l’autonomie désirée pour la société comme pour l’individu. La dernière partie, enfin, récapitulera succinctement la position qu’un collectif politique peut adopter en période froide comme pendant les moments de haute agitation sociale.
Dernière chose : il est toujours périlleux pour un collectif comme le nôtre de se prononcer sur la forme ou le travail souhaitable d’un collectif en général. Le ridicule de nous poser en exemple nous étant épargné par la confidentialité de notre travail et l’extrême précarité de notre situation, on ne pourra comprendre le présent texte que comme un moment de notre existence et une mise en abyme.
Première partie
Analyse critique des formes historiques
L’activité politique au sens où nous l’entendons ici n’a pas émergé en Occident avant le haut Moyen Âge, véritable pré-Renaissance [3], et elle ne le fit au sein des villes franches qu’encore largement engoncée dans l’imaginaire patricien, féodal, chrétien. Ce n’est que plusieurs siècles plus tard qu’apparaissent les premières tentatives explicites de penser, de vivre et d’opérer une auto-transformation sociale. Durant cette période de bouillonnement historique qui s’étend des grandes découvertes jusqu’aux abords des révolutions anglaise (1640-1688), américaine (1776) et française (1789), on peut distinguer trois tendances.
1 — Naissance de l’activité politique
Il y a d’abord l’agitation sociale proprement dite, c’est-à-dire la mutation des hérésies religieuses révolutionnaires, des cathares aux camisards ou aux anabaptistes, et des fêtes et foires subversives en authentiques luttes sociales : ce sont les innombrables jacqueries paysannes puis urbaines comme celle des Bonnets rouges, la contestation permanente des artisans, des compagnons au sein des corporations, puis l’intense fourmillement populaire de ce qui deviendra la classe ouvrière [4]. De ces luttes éclatantes ou silencieuses du « tiers état » contre et avec la bourgeoisie opposée à la noblesse émerge progressivement une conscience et une volonté révolutionnaire que la modernité reprendra, l’exemple des Levellers étant le plus connu.
La deuxième grande tendance est regroupée sous le terme trop commode des Lumières : c’est l’énorme effort intellectuel dans les arts et les lettres, le foisonnement de travaux scientifiques, philosophiques, littéraires ou artistiques. Véritable moment inaugural de la pensée politique en Occident, ces mouvements largement entamés dès la fin du XVe siècle [5] bousculent tous les schémas établis et rendent perceptibles de nouveaux principes, de nouveaux modes d’être, de nouveaux mondes, d’autres sociétés.
Enfin il y a l’ouverture, physique et intellectuelle, de l’Europe aux nouveaux continents : loin des grossières caricatures coloniales et anticoloniales, les découvertes de civilisations totalement étrangères au creuset méditerranéen remettent profondément en cause l’ethnocentrisme occidental [6]. De ces mondes fantastiques, désirés autant que redoutés et finalement asservis, émerge la conscience de la possibilité d’autres formes d’humanités. Bénéficiant d’un salutaire éloignement, ces nouveaux territoires établis en comptoirs, missions et colonies se constituent de fait en micro-communautés où peuvent se mener des expérimentations sociales [7] : œuvres missionnaires d’évangélisation [8], commerçants et émigrés (que l’on pense à la Nouvelle-Angleterre et ses Town meetings [9] ou à l’expatriation du vieux continent de certains éléments du prolétariat [10]).
Périodes révolutionnaires et périodes de latence
La période des révolutions américaine et française est celle de la rencontre entre ces trois tendances : l’émancipation hors des terres du vieux continent, l’humanisme et l’encyclopédisme entrent en consonance avec les nouvelles formes de mobilisations populaires. Des organes de démocratie radicale émergent alors, assemblées, comités et sections révolutionnaires [11], qui demeurent les formes les plus élémentaires et les plus fondamentales de l’autogouvernement des peuples.
On retrouvera cette caractéristique tout au long des temps modernes : tandis que chaque moment révolutionnaire voit naître des institutions fort semblables de pouvoir populaire (communes en 1871, soviets dans la Russie de 1905 et 1917, Rätes en Allemagne en 1918-1919, conseils dans la Hongrie de 1956, comités de quartier en Mai 68, etc.), les périodes de latence, infiniment plus nombreuses, sont marquées par une fragmentation de l’activité politique et révolutionnaire, un éclatement non de ses visées mais des modes d’organisation, des principes d’action de ses partisans [12].
Cette disjonction peut être déclinée de multiples manières : reprenons les trois catégories déjà utilisées, sans en faire un principe absolu. Il y aurait d’abord le travail intellectuel qui cherche à poser les principes philosophiques et politiques de l’autonomie, à comprendre la réalité sociale et politique, et à tracer des perspectives pour l’avenir ; ensuite, la lutte politique contestant l’état des choses et visant à provoquer le basculement général de la société pour en changer l’organisation globale à partir d’un levier pratique. Et enfin, l’expérimentation politique et sociale, où il s’agit de vivre ici et maintenant une existence collective en rupture avec l’ordre existant et d’essaimer par l’exemple.
Bien entendu, ces trois modes d’activité ne cessent de s’interpénétrer, les organisations politiques étant des êtres hybrides. Mais il est rare que l’un d’entre eux ne prédomine pas, du moins quant à l’organisation explicite. Il ne s’agit donc pas de faire de ces trois ensembles grossiers des catégories hermétiques, mais bien des distinctions pratiques pour l’analyse, que l’on retrouve d’ailleurs aisément sur le terrain.
2 — Les trois tendances de l’organisation politique
Tandis qu’en période de soulèvement, où tout fait question, ces distinctions s’effacent et ces différentes formes d’organisations se fondent dans le bouillonnement populaire, elles tendent au contraire à se disjoindre en période froide : chacune d’entre elles possède une forte logique interne, une cohérence propre qui la fait tendre à l’exclusivité. Comme nous le verrons, c’est cette clôture idéologique, organisationnelle, libidinale, de l’organisation politique sur elle-même qui provoque sa sclérose, sa dégénérescence, sa récupération et sa disparition en tant que telle — et ce sont ces phénomènes qu’il faudra tenter d’élucider.
La tendance intellectuelle / théorique / doctrinaire
Ce pôle est premier, historiquement et logiquement, dans le monde gréco-occidental. C’est celui qui se réclame du Verbe, du Logos comme source de toute chose ; Prophètes et Églises en sont les schèmes sous-jacents. Dès l’entrée dans les temps modernes, il est représenté par les salons bourgeois, les sociétés littéraires, les académies des sciences, la figure du philosophe, de l’écrivain, de l’intellectuel et, politiquement à partir du XIXe siècle, par le parti politique, cette tumeur mortelle pour la démocratie [13] ou son petit frère, le groupuscule. Ces formations sont souvent extrêmement minoritaires, ce qui n’exclut pas qu’elles aient une influence majeure lorsque les circonstances font écho à leurs thèses. On pense évidemment à la poignée de marxistes-léninistes russes qui pesèrent sur tout le XXe siècle (ou, à l’autre bout du spectre, au quarteron de néolibéraux en Occident une cinquantaine d’années plus tard [14]), incarnant la quintessence du parti politique. Il y eut aussi toutes les avant-gardes artistiques, devenues des canons, ou les postulats hétérodoxes de quelques groupuscules (tels que Socialisme ou Barbarie, l’Internationale Situationniste et Noir & Rouge) qui devinrent des lieux communs au lendemain de Mai 68 — ou encore le cercle Petofi, ferment de l’insurrection antitotalitaire de Budapest de 1956.
Le principe de cette tendance est d’ordre essentiellement théorique : il s’agit radicalement de mettre à profit l’héritage intellectuel de l’humanité pour comprendre les phénomènes contemporains et envisager toutes les dimensions d’un bouleversement des représentations. Travail de pensée qui vise donc la totalité de l’institution sociale, et y trouve ses structures (université médiévale, société de correspondances, clubs révolutionnaires, cercle d’éducation populaire, comités de rédaction,...) et ses moyens d’expression (discours, romans et contes, essais philosophiques ou scientifiques, pièces de théâtre et tragédies, enquêtes ouvrières, tracts, etc.). Démasquer les sophismes qui maintiennent l’ordre établi, dénoncer les injustices que l’on croit naturelles, déceler les postulats intenables qui maintiennent l’architecture du pouvoir, poser d’autres axiomes, montrer d’autres exemples, faire éclater l’évidence d’un autre savoir possible, d’une société future à peine entrevue mais potentiellement existante, et interroger chacun, au plus profond de son humanité, sur ce qu’il vit et ce qu’il croit vrai et bon : œuvres de l’esprit, mais qui œuvrent sur l’esprit du temps, et en traduisant celui-ci, ce courant cherche à y débusquer la puissance d’une humanité ne devant rendre de comptes qu’à elle-même.
Peut-être plus que toute autre du fait de ses soubassements métaphysiques dominants, la tendance doctrinaire tend à la clôture idéologique et organisationnelle, à la sclérose qui transforme la pensée insaisissable en dogme figé et le collectif en parti, en Église, en armée, en État imposant son conformisme passionné [15]. L’autoritarisme n’est alors plus que la conséquence logique de postulats depuis longtemps acceptés [16]. Le cas du parti bolchevique est archétypal et ses infinies déclinaisons n’ont cessé de briser toute tentative de fonder une théorie critique épaulant la contestation sociale. Ses derniers surgeons végètent aujourd’hui en resuçant d’énièmes interprétations de la parole prophétique marxienne, incapables de tirer la moindre sève d’un arbre pétrifié depuis longtemps. Source inépuisable lorsqu’elle est elle-même alimentée par une société en effervescence qu’elle irrigue en retour, la tendance intellectuelle se tarit et s’assèche lorsqu’elle tourne en circuit fermé. Elle accouche aujourd’hui de nouveaux rejetons stériles : le verbiage postmoderne, la rationalisation du n’importe quoi, le jusqu’au-boutisme à partir de quelques axiomes simplistes, la perte de cette décence commune de la pensée. Encore faudrait-il nuancer : le dogmatisme contemporain n’exige même plus de Père fondateur à la Parole sacrée, il se forme en concrétion autour du dernier petit gourou à la mode qui découvre dans ses lubies quelques solutions ultimes à l’effondrement civilisationnel. Plus grave encore : les classes sociales et les milieux qui ont pu être les représentants historiques de l’argumentation rationnelle deviennent incapables de concevoir la moindre espèce de débat contradictoire raisonnable.
Le discrédit global de la démarche théorique et le déclin de la culture politique tendent progressivement à élire l’action comme seul critère valable.
La tendance militante / provocatrice / déclencheuse
C’est sans doute la tendance la plus logique : chercher à provoquer l’embrasement qui mettra à bas tout l’édifice social et politique. Cette activité, qui seule pourrait porter le qualificatif de révolutionnaire, a ses racines dans les mouvements hérétiques contre la papauté, puis dans les émeutes, révoltes et jacqueries jusqu’aux révolutions, y compris d’indépendance. Si, comme le remarquait H. Arendt [17], l’étincelle du soulèvement n’est que providentiellement le fait de collectifs organisés explicitement à ces fins, comme le Mouvement du 22 mars pour Mai 68, la doctrine insurrectionnaliste a toujours été très présente : des Enragés de 1789 au blanquisme, des sociétés secrètes du XIXe jusqu’à la floraison d’initiatives plus ou moins malheureuses des années 1970, notamment le mouvement dit « autonome ».
Il s’agit là de la recherche du point d’application qui parviendrait à coaliser les forces latentes et dispersées de la révolte sociale, de la tentative de donner à un mot d’ordre, à une mobilisation, à une action de faible portée une dimension radicalement politique entraînant à sa suite l’ensemble du monde social. C’est un corps à corps avec la société concrète, qui en dévoile les limites et révèle à tous la puissance des petites gens, des sans-grade lorsqu’ils entrevoient la possibilité d’un changement de la situation. Cet affrontement joue alors le rôle d’analyseur : c’est à travers cette lutte qu’apparaît l’organisation sociale dans sa réalité, notamment répressive, ou plutôt que chacun en entreprend l’analyse pratique. N’importe qui peut alors, pour la première fois de sa vie, s’immergeant dans la totalité sociale, voir ce qui est mort et toujours debout, mais surtout ce qui est à naître, et jaillit [18]. On a pu parler, à raison, d’analyse institutionnelle généralisée [19], prenant au mot la formule de Marx pour qui la connaissance sur la société est devenue inséparable de sa transformation — meilleure définition, au passage, de la notion de praxis.
Mais lorsque les masses déçoivent, ce projet dérive facilement en substitionnisme : cela va jusqu’au terrorisme purificateur des nihilistes russes, du « bombisme » anarchiste français [20] ou des naufrages gauchistes de l’après-68, comme la navrante tragédie d’« Action Directe ». Dans un genre plus littéraire, on peut également croiser des fétichistes de l’émeute [21], forçant le moindre soubresaut à rentrer dans le lit de Procuste du Salut imminent — et nourrissant finalement l’anomie sociale et sa compagne de toujours, la demande d’ordre. Une autre forme de dégradation toute contemporaine consiste à l’inverse à servir des causes très particulières (antinucléaire, antipsychiatrie, antipénitentiaire, etc.), voire des mobilisations ne visant finalement qu’une intégration sociale croissante pour soi (logement, papier, statut, racisme, LGBT, etc.) : on continue alors de miser plus ou moins honnêtement sur la fameuse étincelle qui mettra le feu à toute la plaine [22], mais sans s’apercevoir que se généralisent ainsi des pratiques corporatistes, lobbyistes, communautaires voire quasi maffieuses. Cet anti-Étatisme monothématique ne conduit qu’à la mise en concurrence de pyramides clientélistes, donc ne fait que finalement renforcer l’emprise de l’oligarchie sur le corps social — on retrouve ici des traits de sociétés prémodernes, telles qu’elles fonctionnent encore en Grèce, par exemple.
La difficulté immense à constituer un camp légitime pousse souvent à tenter de mettre en pratique et sans délais les principes politiques défendus.
La tendance utopique / expérimentale / communautaire
Il s’agit peut-être de la tendance la plus spontanée : instituer localement la nouvelle société, faire naître et fonctionner à échelle réduite la collectivité selon les principes et les règles d’une nouvelle organisation sociale, sans attendre d’échéance eschatologique. Ce sont les courants monastiques et les communautés religieuses, quakers ou jésuites, ce sont les coopératives et mutuelles du mouvement ouvrier, le mouvement owéniste et les phalanstères fouriéristes. Ce sont les milieux libres anarchistes de la Belle Époque [23] et les kibboutzim, les pédagogies autogestionnaires ou tout le mouvement de retour à la terre qui court des communautés de Lanza del Vasto au néoruralisme contemporain. Aujourd’hui, ce seraient par exemple les squats ou le quartier d’Exarcheia à Athènes, certaines SCOP, les écovillages, les AMAP ou les SEL.
Il n’y a pas ici à attendre de Grand Soir ou d’ultime théorie critique mais à construire, dans le concret du quotidien, la société de demain en affrontant réellement ou potentiellement, qu’on le veuille ou non, toutes les dimensions de l’institution sociale : le partage du travail et la répartition des revenus, l’alimentation et la culture, la médecine et la technique, les relations de séduction et de pouvoir, la vie sexuelle et l’éducation des enfants, les principes, réflexes et automatismes intériorisés par chacun. Que la perspective soit de créer une enclave étanche au monde extérieur ou de promouvoir par l’exemple et la capillarité la possibilité tangible d’une autre société, il s’agit toujours de vivre une cohérence existentielle et de se confronter aux efforts effectifs qu’exige une autre forme d’humanité. Car ce courant se heurte souvent moins aux limites imposées par les institutions de l’ancienne société qu’aux résistances multiformes de l’individu social tel qu’il a été modelé depuis son plus jeune âge.
Les mécanismes de clôture apparaissent alors : l’entre-soi transitoire devient tribalisme libidinal, la sécession exemplaire se mue en retrait, retraite et repli sur soi, l’auto-éducation conjointe glisse insensiblement de la psychothérapie groupale vers la psychopathie collective, les idéaux égalitaires et d’amour universel se retournent en égoïsme pluriel, en privatisation des individus et en refus non seulement de la société honnie, mais du principe social lui-même [24]. On trouve ces traits dans les expériences passées, mais ce sont dans les formes contemporaines qu’ils s’illustrent parfaitement : on peut retrouver dans les SELs la reproduction endogène des mécanismes capitalistes [25] ou dans les SCOP des laboratoires expérimentaux d’autoservitude [26], des formes d’aliénation familiales archaïques dans les néo-communautés rurales, les squats ou les colocations, voire un protofascisme dans les tentatives d’écovillages. Et il n’est pas absurde de voir dans la profusion de sectes plus ou moins soft, la gangrène communautariste ethno-religieuse ou l’essor du brigandage et de la piraterie des formes extrêmement dégradées de ce courant, autrement dit des régressions à un état prémoderne.
La dégradation contemporaine de ces trois tendances ne doit pas faire croire que leur destin était inéluctable — ce serait déclarer notre projet intrinsèquement irréalisable — ni d’ailleurs qu’il est irrémédiable — cela reviendrait à déclarer un peu rapidement la fin du courant d’émancipation. Actives pendant trois ou quatre siècles, elles étaient le ferment des révolutions, le bouillon où s’élaboraient, s’expérimentaient, se confrontaient confusément ou lucidement les recettes des marmites de l’avenir. La formation et l’influence des bourses du travail et des syndicats à la fin du XIXe siècle fut l’apogée de ce vaste mouvement : ils parvenaient, en période froide, à synthétiser ces trois catégories, en se constituant à la fois des lieux d’expérimentation sociale, de déclenchement d’actions et d’élaboration intellectuelle [27]. Leur intégration totale au jeu parlementaire, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, rend indiscutable le déclin de cet ample courant de transformation sociale radicale.
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Seconde partie disponible ici
[1] Cf. « Entrée en période troublée », introduction générale de nos brochures n° 18 & 18 bis, Le mouvement grec pour la démocratie directe, septembre-octobre 2011.
[2] Principalement durant l’année 2011 en Grèce, en Espagne, aux États-Unis. Cf. « Sur la dynamique des mouvements actuels », brochure n° 18 bis, op. cit., p. 52.
[3] Voir G. Cohen, La grande clarté du moyen âge, 1945 Gallimard.
[4] Sur tous ces mouvements, on pourra se reporter, par exemple à Y.-M. Bercé, Fête et révolte : des mentalités populaires du XVIe au XVIIIe siècle, Hachette 2011 ; J. Jacques, Luttes sociales et grèves sous l’Ancien Régime. Vie et mort des corporations, Spartacus 1948 ; et E. P. Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise, 1963, Points 2012.
[5] P. Hazard, La crise de la conscience européenne. 1680-1715, Gallimard 1961.
[6] Et la source d’inspiration d’autres mondes. Cf. par exemple J. Servier, « L’utopie et la conquête du nouveau monde » et « Lorsque les utopies se réalisent... », dans son classique Histoire de l’utopie, NRF, 1967, p. 122 et 201 sqq, ainsi que P. Hazard, op. cit. Tome 1 « De la stabilité au mouvement », p. 15 sqq.
[7] On retrouve là une des composantes qui accompagnèrent l’émergence de l’autonomie en Grèce antique et sur les trois continents (cf. par ex. G. Glotz, La cité grecque, 1968, Albin Michel, p. 114-115 ou D. Cosandey, Le secret de l’Occident (1997), Flammarion 2007, p. 584-590), comme la naissance des villes franches à partir du XIe siècle (cf. L. Mumford, « Les villes franches, postes avancés de la colonisation » in La cité à travers l’Histoire, 1961, Agone 2011, p. 388 sqq.)
[8] Par exemple la « république » jésuite au Paraguay, évoquée par M. Ferro dans son excellent Histoire des colonisations. Des conquêtes aux indépendances XIIIe-XXe siècle (chap. « Les mouvements d’indépendance-colon », p. 271 sqq.) On pourra également lire la version stalino-chrétienne dans C. Lugon, La république des Guaranis. Les Jésuites au pouvoir, Ed. Foi vivante, 1970.
[9] Ou encore aux huguenots, disséminés à travers les Amériques ou les Indes.
[10] Voir M. Ferro, op. cit. p. 193 sqq.
[11] Cf. « La république contre la démocratie », revue La guerre de la liberté n° 2, 2005.
[12] Le cas de Mai 68 est parfaitement illustré par les très bons entretiens de Nicolas Daum, Mai 68. Des révolutionnaires dans un village parisien. 20 ans après, Londreys 1988.
[13] On lira sans réserves Simone Weil, 1940 ; Notes sur la suppression générale des partis politiques, Climats, 2006.
[14] Cf. S. Halimi, Le Grand Bond en arrière, 2006 (Agone 2012).
[15] Mécanisme fondamental repris par les sectes et qui vise à se couper de la réalité. On lira à ce propos avec grand intérêt L.Festinger, H. Riecken, S. Schachter, 1956 ; L’échec d’une prophétie. Psychologie sociale d’un groupe de fidèles qui prédisaient la fin du monde, Puf (1993).
[16] Voir Michels, 1914 ; Les partis politiques — Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, Flammarion, 1971, chap. « Les tendances oligarchiques de l’organisation », disponible sur notre site.
[17] De la révolution, 1963, p. 563-564, Gallimard 2012.
[18] On lira ainsi les belles pages de Jean-Franklin Narodetzki dans sa préface au livre « Mai 68 à l’usage des moins de vingt ans » de G. Guégan, Actes Sud (1998) réed 2008, ainsi que « Mai 68 raconté aux enfants. Contribution à la critique de l’inintelligence organisée », Le Débat n°51, septembre-octobre 1988, textes disponibles sur le site.
[19] Cf. René Loureau, L’analyseur Lip, 10/18, 1974, p. 11 sqq.
[20] Cf. A. Skirda, Autonomie individuelle et force collective. Les anarchistes et l’organisation de Proudhon à nos jours, AS 1987, p. 73 sqq.
[21] Cf. G. Fargette « Principes du verbalisme « radical » », et « L’antidémocratisme », disponibles sur notre site.
[22] Cf. nos quelques remarques « Sur les « convergences de luttes » », texte disponible sur notre site.
[23] On lira à ce propos le beau livre de C. Beaudet, Les milieux libres. Vivre en anarchiste à la Belle Époque en France, (Éditions libertaires, 2006).
[24] Le « survivalisme » en étant le dernier et monstrueux avatar (cf. B. Vidal, « Survivre au désastre et se préparer au pire », Les cahiers psychologie politique, n° 20, disponible sur notre site). On lira à ce propos les réflexions intéressantes de Bernard Lacroix dans L’utopie communautaire (PUF 1981) ainsi que Le retour à la nature. Au fond de la forêt... l’État, (Hervieux & Hervieux, 1979, L’Aube 2005)
[25] Cf. B. Liatard & D. Lapon « Analyses internes contre apathie et récupération. Tentative d’analyse interne d’un SEL », revue Silence n° 317 — 12/2004, ainsi que « Un sel entre idéal démocratique et esprit du capitalisme », Revue du MAUSS n° 26, 2005/2, La Découverte, p. 317-338.
[26] On lira sur la question de l’autoservitude managériale J.-P. Le Goff, La Barbarie douce, 1999, La Découverte.
[27] On ne retrouve aujourd’hui un tel agencement spontané d’où émane une impression d’irrésistible, au point qu’on a cru y lire le sens fondamental de l’histoire universelle, que dans ce vaste mouvement islamiste qui a étendu en quarante ans son emprise sur quatre continents sur cinq — et dans lequel on repère aisément ces trois ensembles. On y verra facilement la fascination qu’il exerce sur tout ce que le postgauchisme compte de rebuts, et sa veulerie à son endroit, lorsqu’ils admettent de le qualifier d’extrême-droite religieuse. Cf. Islamisme, islamophobie, islamogauchisme, avril 2013, disponible sur notre site.
Source : collectiflieuxcommuns.fr